Des dictionnaires gigognes
Les dictionnaires sont rarement des créations totalement originales, car la plupart des lexicographes se servent de ceux de leurs prédécesseurs comme base de travail. Il est un cas plus rare auquel nous allons nous intéresser aujourd’hui : la réalisation d’une œuvre uniquement composée des notes écrites dans la marge d’un autre livre qui, vous l’aurez deviné, se trouve être un dictionnaire. Cet ouvrage est en effet exclusivement composé des notes et des commentaires manuscrits qui s’étalent sur le livre lui-même. Etonnamment, cet ouvrage parallèle donnera naissance à un dictionnaire autonome, qui sera publié indépendamment de celui qui lui a initialement servi de support.
Par une journée de printemps de l’année 1998, Hervé JUBERT parcourt les stands d’une brocante installée à Paris sur le boulevard Voltaire. Notre chineur, diplômé de l’École du Louvre, travaille pour le Collège de France et l’EHESS. Il aspire à se lancer dans la littérature, et en particulier dans ce qu’on appelle la littérature de genre, c’est-à-dire la science-fiction, le fantastique et le roman policier. Aussi est-ce avec intérêt qu’il s’arrête sur un exemplaire du Dictionnaire général de police administrative et judiciaire, daté de 1875 (ci-dessous). Bien qu’austère et très axé sur l’aspect juridique, ce vade-mecum de la police a l’originalité de livrer un tableau de la société de son temps.
En effet, après un examen plus approfondi, JUBERT constate que le livre est presque entièrement annoté. Une petite écriture fine et élégante remplit les marges et vient littéralement “enchâsser” les textes officiels – lois, décrets et circulaires – qui le composent. Source inespérée et prolifique de renseignements et d’anecdotes, ces notes marginales vont être utilisées par notre écrivain débutant pour décrire, dans ses premiers romans, le Paris du XIXe siècle.
Conscient de la valeur de ce témoignage inédit, il fait découvrir son exemplaire à Bruno FULIGNI, historien et écrivain, que nous connaissons bien pour l’avoir croisé à plusieurs reprises sur Dicopathe (voir les billets consacrés aux injures politiques et au taafien).
Mauvais policier mais bon écrivain…
Grâce aux indications portées sur le livre, et en particulier aux tampons de deux commissariats parisiens des quartiers de Picpus et de Grenelle, FULIGNI parvient à remonter la piste de son ancien propriétaire, qui avait pris soin de laisser son nom sur le dictionnaire. Il s’agit d’un certain Adolphe GRONFIER, que notre limier retrouve aisément dans les registres de la préfecture de police de Paris.
Né en 1846, titulaire d’un baccalauréat de lettres, ce fils et petit-fils de commissaires de police embrasse, à vingt ans, la même carrière que ses ancêtres. Mais sa vocation ne semble guère très ancrée et il ne brille ni par son zèle, ni par son assiduité, ainsi qu’on peut le déduire de la lecture de son dossier et de ses états de service. Il n’est guère empressé à pourchasser les criminels, à mener des enquêtes, et il est même accusé de manquer d’empathie et de patience envers les victimes et les plaignants, qui lui reprochent d’être fraîchement reçus, voire purement et simplement rabroués. Plusieurs plaintes sur son comportement seront adressées à sa hiérarchie, et en 1884 Jules VALLÈS, dans Le Cri du peuple, dénoncera à son tour la négligence de ce commissaire dilettante.
Un panorama des bas-fonds de Paris
En 1893, GRONFIER décède d’une pneumonie, et il n’aurait laissé de lui aucun souvenir notable si le hasard n’avait mis son ancien dictionnaire entre les mains d’un écrivain et d’un historien. Pourtant, ce personnage somme toute assez terne se révèle, à travers ses notes soignées, être un remarquable portraitiste du Paris de son temps, qu’il décrit avec un souci du détail digne d’un entomologiste. Découvrant ce trésor documentaire, FULIGNI a la bonne idée de reprendre le texte de GRONFIER et de le répartir en rubriques. C’est ainsi qu’il donne naissance au Dictionnaire de la racaille (ci-dessous), qui sera publié par les éditions Horay en mars 2010.
À travers un témoignage particulièrement fourni, c’est toute une époque qui revit sous nos yeux avec sa face cachée, ses marginaux, ses quartiers populaires et ses activités interlopes. Nous découvrons le monde très bigarré de la prostitution, dont les “rastaquouères pour femmes” (gigolos) qui indisposent notre policier au plus haut point, tout comme l’univers organisé et très codifié de la mendicité. C’est ainsi qu’au fil des pages, nous apprenons qu’à l’époque il existe des fabriques de culs-de-jatte, destinées à amplifier ou créer de spectaculaires déformations corporelles ; que les « venterniers » sont des voleurs, le plus souvent des enfants entraînés à s’introduire dans les logis et les boutiques par les fenêtres et les vasistas ; qu’en vertu d’une loi de 1853, il est interdit “d’extraire des dents et de faire usage de chloroforme sur la voie publique” ; ou encore que “le prix de repêchage d’un cheval est fixé à 6 francs”, tandis que “la récompense de 15 francs pour le repêchage d’un cadavre ne s’applique pas aux fœtus ou aux enfants mort-nés, pour lesquels il n’est alloué que 5 francs”.
GRONFIER s’intéresse également de près à une activité très lucrative et déjà très répandue : la falsification de produits alimentaires et pharmaceutiques, par incorporation de matières frelatées, peu ragoûtantes et potentiellement dangereuses (pain à la craie, gelée de groseilles à la betterave, beurre au suif, vin coupé à l’alcool, etc.). De même, il fait part de ses observations sur le fonctionnement de la justice dont, en particulier, les audiences de flagrants délits, le monde pénitentiaire et carcéral, l’organisation de la fourrière et les quartiers d’aliénés logés dans le dépôt de la préfecture de police.
Mais au-delà du monde des policiers et des truands, l’auteur devient un véritable reporter du Paris populaire. Observateur attentif et plutôt bienveillant du petit peuple parisien, il en décrit les mœurs et les conditions de vie. En dehors des innombrables petits métiers aujourd’hui disparus, il s’attarde avec force détails sur les foires, les théâtres, la faune bigarrée des Halles, et les multiples jeux de hasard comme la bourguignotte, le calot, la boue orientale et le bonneteau, ce dernier étant l’arnaque favorite des robignoleurs. Républicain sincère, il ne ménage pas pour autant ses critiques envers les parlementaires et les hommes politiques, dont il juge l’immunité injustifiée, et dans lesquels il voit surtout des démagogues inaptes à résoudre les problèmes sociaux qui sont à la source de la criminalité et de la délinquance.
Il est peu probable que GRONFIER pensait un jour publier ses observations mais, pour notre bonheur, le destin en a décidé autrement et nous pouvons grâce à lui, désormais, disposer d’un pendant documentaire et réaliste aux romans feuilletons de l’époque, tel Les Mystères de Paris. Par la suite, les Parisiens assisteront à une certaine “folklorisation” de la pègre parisienne, à travers la figure des Apaches, qui seront en vogue à partir du début du XXe siècle.
Pour nos lecteurs curieux d’en savoir plus, nous les orientons vers cet article du Monde, et un entretien avec Bruno FULIGNI réalisé par le site Lemague.