Les dictionnaires multilingues
Lorsque nous abordons l’histoire des dictionnaires marquants de la langue française, notre regard et notre intérêt se portent tout naturellement vers les dictionnaires monolingues considérés comme fondateurs, tels le Thrésor de la langue françoyse de Jean NICOT, le Dictionnaire françois de César RICHELET ou le Dictionnaire de l’Académie, pour ne citer qu’eux. À l’ombre de ces « monuments », les dictionnaires plurilingues, moins prestigieux, joueront pourtant un rôle important dans la mise en place de la lexicographie du français. Le premier dictionnaire de notre langue sera le Catholicon de Jehan LAGADEUC. Imprimé en 1499 en Bretagne, il est trilingue breton-latin-français. Quelques décennies plus tard, le Dictionarium latinogallicum de Robert ESTIENNE marquera une nouvelle étape importante dans la lexicographie. Nous allons nous pencher aujourd’hui sur un autre ouvrage bilingue, cette fois écrit outre-Manche. Ce livre, dont l’importance a été longtemps négligée chez nous, a été redécouvert par des linguistes et des lexicographes qui y ont découvert une véritable mine d’informations permettant de retrouver le français parlé des XVIe et XVIIe siècles. Son titre : A Dictionarie of the French and English Tongues (ci-dessous). Il est signé d’un dénommé Randle COTGRAVE.
COTGRAVE, un Anglais amoureux de la langue française
Nous ne possédons qu’une connaissance fragmentaire de la vie du personnage. Né à une date indéterminée dans le Cheshire, il fait des études de droit à Cambridge, puis en 1587 il est admis comme boursier au St. John’s College avant de poursuivre son cursus à Londres. Des années plus tard, nous retrouvons sa trace comme secrétaire de William CECIL, baron de BURGHLEY, un des plus proches et plus influents conseillers de la reine ÉLISABETH Ière. Ce poste et les bonnes relations qu’il entretient manifestement avec son employeur lui permettent d’accéder à de nombreux ouvrages et de collationner des notes sur la langue qu’il affectionne : le français. En 1611, il peut faire publier à Londres un dictionnaire bilingue dédié, comme il se doit, à son puissant protecteur.
L’ouvrage est destiné aux gens instruits et éduqués qui souhaitent améliorer la maîtrise d’une langue qu’il est alors de bon ton de pratiquer dans les classes sociales supérieures. Même si les relations entre les deux nations sont pour le moins conflictuelles depuis la guerre de Cent Ans, il existe alors en Angleterre un réel engouement pour l’apprentissage du français, largement dispensé par des précepteurs et des professeurs particuliers. Prisés par l’aristocratie, des cours spécialisés ouvrent à Londres, comme celui créé par Claude de SAINLIENS, un huguenot réfugié qui s’est établi dans la capitale anglaise vers 1564. Sous le nom de Claudius HOLLYBAND, l’homme acquerra une certaine renommée en publiant des traités de grammaire et de prononciation ; mais aussi, en 1593, A Dictionarie French and English : published for the benefite of the studious in that language. Nous avons des raisons de supposer que le projet initial de COTGRAVE était de réaliser une version revue, corrigée et augmentée de ce dictionnaire. Mais, pour des raisons inconnues, il aurait finalement opté pour une œuvre plus personnelle, même si les dictionnaires de SAINLIENS et de NICOT lui serviront indubitablement de base et de référence. Il mènera semble-t-il sa rédaction en parfait solitaire.
L’œuvre d’un auteur perfectionniste
L’ouvrage témoigne de l’intense labeur d’un grand travailleur qui reportera longtemps la parution de son livre, ne cédant que sous la pression de son entourage. Le dictionnaire, qui en impose avec ses 977 pages et ses quelque 48 000 entrées, totalise un million de mots allant d’Aachée (synonyme de lamentation) à Zummach, ce qui, à sa sortie, en fera le plus complet des dictionnaires bilingues français-anglais. COTGRAVE semble avoir voulu dresser le panorama le plus complet possible de la langue française, savante, populaire et littéraire, avec des emprunts à RONSARD et RABELAIS. Le vocabulaire proposé est très divers, l’auteur s’étant aussi bien intéressé à la botanique – 4 000 noms de plantes y sont référencés – qu’à la médecine, aux arts et techniques, et même à l’alchimie. Certains mots justifient la rédaction de pages entières, comme Droit ou Pain (ci-dessous).
Pour chaque terme et expression, COTGRAVE donne des équivalents anglais avec le souci évident d’arriver à les traduire au mieux tout en se refusant à recourir à l’outil de l’étymologie. Malgré tout, sa recherche scrupuleuse du mot juste ne le mettra pas à l’abri de bévues, de contresens, et surtout de quelques traductions littérales malencontreuses. Autre défaut, si on se fie à la préface, notre lexicographe ne voulait pas inclure des mots qu’il n’avait pas soigneusement vérifiés et “validés”, d’où de curieuses omissions. A contrario, le livre enregistre pour la première fois dans un dictionnaire de nombreux termes omis dans les recueils précédents, y compris par NICOT, tels que Colossal, Intelligent et Brouhaha. Il retient également des néologismes et des mots “rares” – comme s’alouser, alterquer, s’embadurnoser ainsi que des milliers de mots inconnus par ailleurs : Bourranflé, Diagalange, Montigené, Grillottement, etc., qui auraient sans doute totalement disparu s’il ne les avait consignés dans son ouvrage.
L’autre particularité qui rend l’ouvrage attachant, et pour tout dire divertissant, tient au goût prononcé de COTGRAVE pour les proverbes, les expressions familières, parfois assez crues, et les idiotismes, qu’il essaie de retranscrire dans des formules très imagées. En feuilletant son Dictionarie nous découvrons une version très vivante et pittoresque de la langue française de l’époque.
Nous vous proposons ci-dessous, tirés du livre, quelques exemples, dont l’orthographe d’origine a été respectée :
– J’aimeroy autant tirer un pet d’un âsne mort que… I would as soone undertake a fart of a dead man as, &c.
– À la chandelle la chèvre semble belle. Hee that chuses a wife by candle-light, or by other eyes than his owne, may perhaps be fouly deceived.
– Homme ne connoit mieux la malice que l’Abbé qui a esté Moine : Pro. No man can play the knaue better than an Abbot that hath bene a Monke.
– Pet de masson. A Fart in syrup.
– Deux chiens ne s’accordent point à un os : Prov. We say, Two cats and a mouse, two wives in one house, two dogs and a bone, never agree in one.
– Jamais grasse géline n’aima chapon : Prov. A fat Wife never loved a faint Husband.
– Bon bastard, c’est aventure, mais meschant, c’est de nature. Bastards by chance are good, by nature bad.
-Dieu garde la lune des loups. An ironical answer unto a bragging foole, that treathens to kill them whom he cannot hurt.
– Il est mal caché à qui le cul paroist. Prov. Hee’s but ill hid that shewes his taile; he is but a shallow dissembler that suffers the world to take notice of his worst humors.
– Rouge visage, & grosse pance ne sont signes de pénitence : Prov. A swagging Bellie and a drunken Face, are not the signes of a repentant Grace.
Conçu pour un public anglophone, l’ouvrage connaît un réel succès ; COTGRAVE prend même la liberté d’en faire parvenir un exemplaire au prince de Galles, qui apprécie le geste. L’auteur entreprend une nouvelle édition, augmentée entre autres d’un lexique anglais-français rassemblé par Robert SHERWOOD, qui ne verra le jour qu’en 1632, soit deux ans avant sa mort. Malgré la concurrence d’autres dictionnaires bilingues, l’ouvrage restera une référence et sera repris par un autre lexicographe de renom, James HOWELL, qui changera le titre en French-english Dictionary, et le complètera d’une grammaire. Sur l’édition de 1673, on peut même lire dans le sous-titre : “with others refinements according to Cardinal Richelieu’s late Academy” (“avec d’autres raffinements selon la récente académie du cardinal de Richelieu”). L’ouvrage laissera sa marque outre-Manche, servant durablement de base à d’autres dictionnaires et méthodes d’apprentissage du français.
Mais le français tel que décrit dans le Dictionarie se démodera avec le temps. En 1677, le jésuite Guy MIÈGE publie à Londres son New Dictionary french and english, présenté comme scrupuleusement fidèle à la langue parlée par ses contemporains, mais il se verra reprocher d’avoir exclu une grande quantité de termes archaïques et obsolètes recensés par COTGRAVE puis conservés par HOWELL. En réponse à ces critiques, il publiera deux ans plus tard une autre version reprenant en grande partie le Dictionarie, qu’il intitule sans ambiguïté A Dictionary of barbarous french.
En France, l’ouvrage ne rencontrera pas grand écho car, rédigé en anglais, il est avant tout destiné au public britannique. La nationalité de son auteur ne jouera pas non plus en sa faveur dans un pays qui ne jure alors que par les stricts principes linguistiques défendus par MALHERBE. L’ouvrage ne sera réellement “redécouvert” que récemment. Désormais, le Dictionarie de COTGRAVE s’est imposé comme une source de premier ordre pour ceux qui étudient le français de l’époque. Dans des études ou des dictionnaires consacrés à la langue des XVIe et XVIIe siècles, les renvois à ce livre – indiqués par l’abréviation Cotgr. – sont souvent très nombreux. Linguistes et lexicographes, parmi lesquels Jean PRUVOST et Alain REY, qui en parle comme un “chef-d’œuvre dans l’histoire immense des bilingues”, ont rendu un hommage appuyé à un livre auquel un grand colloque a été consacré en 2011 à l’occasion des 400 ans de sa publication.
Pour aller plus loin, nous vous conseillons ce texte de Peter RICKARD, dans les actes du colloque de 2011 qui ont été édités en 2015, et la vidéo ci-dessous, réalisée pour RFI, dans laquelle Susan BADDELEY, une des grandes spécialistes de l’histoire comparée des langues anglaise et française, revient en détail sur le livre de COTGRAVE.
Pour conclure, nous vous invitons à découvrir, dans un de nos précédents billets, l’histoire d’un autre dictionnaire bilingue : le World of Words de John FLORIO.
Bonjour,
Je vous remercie pour votre texte, très intéressant, au sujet du dictionnaire de Cotgrave. J’ai le privilège de posséder l’édition de 1673.
Cordialement,
Pierre Bouillon
Collectionneur d’anciens dictionnaires de langue française.