Nos ancêtres les Gaulois…
Cette célèbre expression est devenue le symbole d’une histoire nationale “mythifiée” au cours des XIXe et XXe siècles, mais la revendication de l’héritage celtique de la France comme élément fondateur de la nation est finalement assez tardive. Pendant très longtemps, c’est l’ascendance romaine de la France qui a été mise en avant, la monarchie puis la haute noblesse s’érigeant ensuite en héritières des Francs. Autre facteur de confusion : la volonté de certains auteurs antiques et médiévaux de trouver une origine troyenne à différents peuples, dont celui des Gaulois. À la Renaissance, écrivains et intellectuels donneront un nouvel élan au mythe d’un peuple gaulois spécifique qui aurait vécu sur un territoire correspondant grosso modo aux frontières élargies du royaume de France ; vision qui ne tenait nullement compte de la grande diversité des populations, souvent antagonistes, désignées collectivement sous l’appellation de “tribus celtes“.
La valorisation des racines gauloises de la France va ensuite s’inscrire dans le mouvement plus général de la celtomanie qui, s’épanouissant à partir de la fin du XVIIIe siècle, sera, à bien des égards, un prolongement du romantisme. En 1804, NAPOLÉON Ier crée l’Académie celtique, mais c’est sous le Second Empire que l’étude scientifique des Gaulois va connaître un réel essor et déboucher sur un grand projet encyclopédique : Le Dictionnaire archéologique de la Gaule (ci-dessous).
Le XIXe siècle voit émerger, dans de nombreux pays, le besoin de s’approprier une identité nationale, quitte à interpréter, voire à réinventer, l’histoire. Pour y parvenir, les historiens cherchent à s’appuyer sur des données issues de l’historiographie et de l’archéologie, lesquelles, dès lors, vont devenir des véritables disciplines scientifiques. À partir d’études de terrain, de fouilles et de l’analyse critique des sources, il s’agit donc désormais de reconstituer la réalité des civilisations précédentes. Cependant, en dépit de l’objectivité affichée des chercheurs, ce processus n’est pas forcément dénué d’arrière-pensées idéologiques, culturelles voire politiques. Mais, force est de reconnaître que les efforts consentis et les résultats obtenus ont permis le développement des connaissances historiques et des techniques archéologiques modernes.
La Commission de Topographie des Gaules
Arrivé au pouvoir à la suite d’un coup d’État, Charles-Louis-Napoléon BONAPARTE est proclamé empereur le 2 décembre 1852, soit cinquante ans après son oncle, inaugurant un régime autoritaire qui associe paradoxalement un certain conservatisme et une volonté affichée de réformes. Assez logiquement, le nouveau souverain est fasciné par la figure de CÉSAR, dont le parcours – un général parvenu au pouvoir suprême dans le contexte d’une république minée par des querelles internes, le choc des ambitions et les guerres fratricides – ne pouvait lui être indifférent. Le nouvel empereur souhaitait incarner un nouveau “césarisme“, soit une forme de dictature à caractère monarchique liée à un homme providentiel, dont la légitimité serait fondée sur le soutien du peuple. À la fin des années 1850, cette ambition conduit NAPOLÉON III à entamer de sa main la rédaction d’une biographie de son modèle.
La Guerre des Gaules, épisode central de la vie tumultueuse de l’illustre Romain, va bénéficier d’une attention toute particulière de la part de notre impérial historien, qui souhaitera bientôt retrouver les lieux cités dans l’ouvrage. Soucieux de s’inscrire dans une démarche historique rigoureuse, NAPOLÉON III entend s’appuyer sur le monde savant et universitaire pour conférer le plus de véracité possible à son travail. Se démarquant ainsi des “Antiquaires” des siècles précédents, il ne veut plus se contenter des seules sources écrites. L’aspect novateur de sa démarche consistera par conséquent à baser son discours sur les conclusions des études de terrain. Pour mener à bien cette mission, un organisme est spécialement créé : la Commission de Topographie des Gaules (CTG), au sein de laquelle nous retrouvons Amédée THIERRY, alors un des grands spécialistes reconnus de la Gaule, Alfred MAURY, Gustave ROULAND, ministre de tutelle du projet, et Alexandre BERTRAND qui en sera un des membres les plus actifs.
Officiellement investie le 17 juillet 1858 et présidée par Félicien de SAULCY, cette commission tisse bientôt un très vaste réseau de correspondants recrutés aussi bien dans les sociétés savantes que parmi les enseignants, les hommes d’Église, les ingénieurs, les notables, les érudits et les militaires. Leur tâche consiste à collecter et recouper au niveau local les informations recueillies pour identifier les objets, inscriptions et monuments dignes d’intérêt. C’est ainsi qu’un véritable recensement exhaustif des vestiges celtiques est mené à l’aide de formulaires détaillés envoyés aux correspondants dans les départements. L’objectif officiel de la CTG consiste à dresser trois cartes – la Gaule sous le proconsulat de César ; la Gaule sous la domination romaine ; la Gaule mérovingienne – et à rédiger deux dictionnaires visant à éclairer la topographie antique du territoire national. Le premier sera consacré à la Gaule celtique, avant la conquête, le second à la période gallo-romaine et mérovingienne. Mais la portée de la mission de la commission va aller bien au-delà d’un simple travail éditorial. Elle va lancer des expéditions de recherche qui s’appuieront sur la topographie et la toponymie pour repérer les sites antiques disparus, contribuant ainsi à donner un essor décisif à l’archéologie nationale.
À partir de 1861, les chantiers de fouilles vont se multiplier, dont les plus emblématiques vont être ceux de Gergovie, emplacement déjà identifié au XVIe siècle grâce à la toponymie, Bibracte et surtout Alésia. Le site sera localisé dans la commune d’Alise-Sainte-Reine en Bourgogne, mais non sans que ce choix ne suscite de vifs débats. En effet, à l’image de ce qui se passera ensuite avec Uxellodunum, plusieurs localisations alternatives sont proposées, donnant lieu à des controverses passionnées dont certaines perdurent jusqu’à nos jours. Une vaste campagne archéologique, placée sous la direction d’Eugène STOFFEL, un homme de confiance de NAPOLÉON III, est menée sur le site de l’oppidum. Les fouilles vont permettre l’exhumation de nombreux vestiges et objets, qui confirmeront qu’il s’agit bien du lieu du célèbre siège. Les techniques de pointe de l’époque sont utilisées pour la cartographie, tandis que la photographie devient un outil d’usage courant. Pour autant, les méthodes traditionnelles, comme les enquêtes épigraphiques, ne sont pas délaissées. C’est ainsi que le général CREULY, vice-président de la CTG, remplira 1316 feuillets d’inscriptions latines sur ses carnets, et fera réaliser par des dessinateurs 400 planches de textes latins relevés sur le territoire français. En mai 1867 est inauguré, à Saint-Germain-en-Laye, le musée des Antiquités celtiques et gallo-romaines, futur musée des Antiquités nationales, qui a pour mission de présenter au public une partie du résultat des fouilles.
En 1865 et 1866, les deux premiers tomes de L’Histoire de Jules César, rédigés par l’Empereur lui-même, peuvent être édités ; un troisième, dont il n’est pas l’auteur, sera publié ultérieurement. En 1866, la CTG réussit enfin à faire imprimer un fascicule limité à la lettre A du dictionnaire. Le déclenchement de la guerre franco-allemande en 1870 vient donner un brutal coup d’arrêt aux opérations sur le terrain comme à la rédaction des futurs ouvrages. Malgré les aléas et le fait que la commission ait été parfois décrite comme une institution inféodée au Second Empire, uniquement destinée à servir de caution scientifique à l’ambition d’historien de NAPOLÉON III, le bureau éditorial est maintenu sous une Troisième République qui reprend à son compte la volonté de lier identités française et gauloise. Continuant avec détermination à avancer dans la réalisation de son dictionnaire, la CTG fait paraître, en 1875, le premier tome consacré à la Gaule celtique. L’exemplaire est assorti de planches de dessins (un exemple ci-dessous) et de quelques cartes.
Le Dictionnaire archéologique de la Gaule
La lecture de l’ouvrage permet d’apprécier le volume considérable de données accumulées et traitées par la CTG en plus d’une quinzaine d’années. Le dictionnaire se présente sous la forme d’un répertoire de sites où sont référencés les sources écrites, citées et critiquées, la bibliographie et surtout les vestiges archéologiques exhumés ou repérés. Nous vous proposons deux exemples ci-dessous, avec Hillion en Bretagne et Châtillon-sur-Seine, cité où, en 1953, sera retrouvé le fameux cratère géant de Vix.
Le lecteur peut découvrir avec étonnement que la Commission topographique, non contente de traiter la période celtique proprement dite, est remontée aux temps primitifs et à l’âge de pierre. Silex taillés, haches polies, tumulus, dolmens et menhirs font partie des lieux et des artéfacts recensés, de sorte que ce livre, au-delà de sa mission première, représente un réel outil d’étude pour la préhistoire. Autre surprise, les auteurs ont occasionnellement outrepassé les frontières nationales pour intégrer des sites désormais situés en Suisse, en Belgique ou en Allemagne.
À l’occasion de l’Exposition universelle de 1878, est édité un fascicule de 122 pages présentant des notices, allant de « Haag » à « Ligures», mais le projet est finalement ajourné. L’année suivante, la CTG disparaît pour se fondre dans la Commission de géographie historique de l’Ancienne France, qui deviendra ensuite une section du Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS). Les savants et les contributeurs qui y ont participé se dispersent. Après des années de labeur, sur le dictionnaire inachevé plane la menace d’un échec qui semble inéluctable. Pourtant, certains ne désarment pas, à l’image de Henri de LA TOUR qui publiera, en 1892, un Atlas de monnaies gauloises initié par la CTG, et surtout d’Ernest HAMY qui sollicite Émile CARTAILHAC pour reprendre le projet là où il s’était arrêté. Ce dernier emporte avec lui à Toulouse une majeure partie des archives de la défunte commission et s’attèle à une tâche qui s’annonce difficile.
En effet, beaucoup de données, dont certaines datant de plus de vingt ans, sont incomplètes voire obsolètes. Mais, malgré des critiques sur la méthodologie adoptée, les conclusions de certaines fouilles ou la qualité de certains travaux, la quasi-totalité du monde savant doit reconnaître la valeur d’un travail qui a permis de rassembler une incroyable masse d’informations sur une période autrefois méconnue de l’histoire de France. En 1915, Salomon REINACH, directeur du musée des Antiquités nationales, donne un nouvel élan à l’avancement des travaux pour parvenir à boucler et achever l’ouvrage. Avec l’implication des deux grands spécialistes de la Gaule que sont Camille JULLIAN et Émile ESPÉRANDIEU, le second tome peut voir le jour en 1923, mettant ainsi un terme à une aventure scientifique et éditoriale débutée 65 ans plus tôt.
Si le Dictionnaire archéologique de la Gaule peut paraître daté et parfois lacunaire, il n’en reste pas moins une œuvre fondatrice destinée dès l’origine à être diffusée au grand public. Il est indéniable que sa réalisation, en permettant un état des lieux méthodique et relativement objectif, aura constitué un élément déclencheur pour le développement et la modernisation des études sur la préhistoire et l’Antiquité de la France.
Pour aller plus loin, nous vous conseillons la lecture de ce billet de la journaliste Véronique CHEMLA et Une archéologie nationale dans le cadre de la Commission de Topographie des Gaules : des approches traditionnelles et une institution structurante pour des objectifs inédits, par Pauline CUZEL et Jouys BARBELIN.