Le match Larousse vs Robert
Dans le domaine de la lexicographie, comme dans le reste du monde de l’édition, Internet et la révolution numérique ont profondément modifié les attentes et les habitudes des lecteurs. Même si les éditions papier ont jusqu’ici réussi à survivre, la tendance à la baisse de leur tirage semble s’accélérer ces dernières années. Malgré cette tendance, les dictionnaires en format livre continuent à bénéficier d’une demande importante.
Dans le cas de la langue française, le marché est très largement dominé par deux géants, Larousse et Robert, qui se livrent chaque année une petite guerre commerciale à l’occasion de la parution du nouveau millésime du Petit Larousse et du Petit Robert. Ces sorties quasi simultanées (ci-dessous, les dernières versions publiées) bénéficient immanquablement d’une large couverture médiatique, essentiellement focalisée sur les mots nouveaux admis dans ces deux ouvrages.
Toutes les maisons d’édition ont désormais adopté un volet numérique, qu’il s’agisse d’un complément à la version papier ou d’une offre parallèle. A contrario, les dictionnaires purement numériques ne semblent pas avoir vocation à être imprimés et vendus sous une forme physique. En effet, qu’ils soient accessibles gratuitement ou sur abonnement, les lexiques en ligne offrent avant tout l’avantage d’être en permanence disponibles, grâce à un support et un accès Internet. Mais si, avec cette formule, le gain de temps et d’espace est indiscutable, le contenu est souvent sujet à caution et de qualité très variable. De leur côté, les maisons d’édition traditionnelles, dont l’expérience en ce domaine reste encore inégalée, s’attachent les services d’équipes de rédaction chevronnées et de contributeurs recrutés parmi les meilleurs spécialistes. Ce recours à des spécialistes implique un investissement autrement plus onéreux que pour l’entretien d’un simple site web, mais il leur garantit une réelle qualité de contenu, qui fait de ces ouvrages des autorités incontestées dans leur domaine.
Garnier rebat les cartes
Mais alors que le rituel match Larousse-Robert focalisait l’attention des médias, un nouveau compétiteur, Garnier, est venu cet automne s’immiscer dans le duel, bien décidé à se faire une place au détriment des deux géants du secteur.
Fondée en 1833, cette maison d’édition, spécialisée dans la littérature et la langue françaises, est célèbre pour sa collection Les Classiques Garnier. En 2004, elle réussit un coup d’éclat en publiant une version augmentée et mise à jour de la version abrégée du Dictionnaire de la langue française de LITTRÉ, sous le titre de Nouveau Littré. En octobre 2019, elle repart de plus belle à l’offensive en publiant Le Dico (ci-dessous).
Du web au papier : un Dico à rebours de la tendance dominante!
Grande particularité de ce dictionnaire de 1 700 pages : il n’est pas la nouvelle version d’un ouvrage existant ; il a été forgé exclusivement sur Internet, via le site Wiktionnaire, lequel se trouve être une émanation de la fondation Wikimédia, l’organisation à but non lucratif qui héberge Wikipédia.
Fidèle au format des plateformes Wiki, le Wiktionnaire est, depuis le lancement de la version francophone en mars 2004, un dictionnaire collectif et participatif, qui permet à ses utilisateurs de créer et de modifier les définitions dans le cadre de règles préétablies et d’une charte d’utilisation. Le site revendique près de onze millions de visites par an et plusieurs millions d’entrées en plus de 600 langues. C’est en se basant sur la partie lexicale française de cette vaste base de données que Garnier et Wikimédia ont décidé de réaliser un dictionnaire papier de format traditionnel.
La question qui peut légitimement se poser est de savoir en quoi ce nouvel arrivant est susceptible de concurrencer sérieusement les ouvrages déjà présents sur le marché ou, pour adopter un point de vue économique, quelle est sa réelle valeur ajoutée vis-à-vis de l’offre disponible ? L’argument central avancé par Garnier consiste à faire valoir que son dictionnaire a été construit à partir des 40 000 mots les plus recherchés du site Wiktionnaire. Selon ses promoteurs, cette caractéristique en ferait un ouvrage plus proche des préoccupations des locuteurs contemporains, en donnant un reflet beaucoup plus fidèle de la langue actuelle que des dictionnaires élaborés essentiellement par des linguistes et des lexicographes accomplis.
Responsable éditorial chez Garnier et coordinateur du projet, Maxime PERRET résume ainsi la démarche : “On est partis des interrogations des gens sur la plateforme du Wiktionnaire. C’est-à-dire des mots les plus consultés par les internautes, les mots dont ils ont besoin, soit parce qu’ils veulent connaître leur orthographe, soit parce qu’ils cherchent leur définition. Ce qui nous a guidés, c’est l’usage de la langue actuelle, comment on s’en sert.” Le Dico prend le contrepied d’un travail académique en s’appuyant sur le grand public plutôt que sur des “professionnels” de la langue, car “plus que l’œuvre de scientifiques et de lexicographes chevronnés, il est à la fois l’œuvre de tous et le reflet de la langue de chacun”.
Mis en avant par son éditeur, l’autre atout du livre tient au fait qu’il revendique son souci de ne pas filtrer aussi rigoureusement que ses confrères les mots nouveaux et les néologismes. Pourtant, chaque année, Le Robert et Le Larousse intègrent un certain nombre de nouveautés lexicales : l’édition 2020 compte 109 nouvelles entrées pour le premier, et 150 pour le second. Mais la sélection de ces mots prend parfois du temps et, soucieux de ne pas entériner hâtivement de simples effets de mode, les lexicographes ont tendance à respecter une certaine prudence. Cette précaution peut avoir pour effet de retarder la présence de nouveaux mots dans un dictionnaire qui, dès lors, peut se trouver en décalage avec le langage courant. En feuilletant Le Dico, nous constatons qu’il accorde une très grande place aux anglicismes “tendances” – Afterwork, Balconing, Ghosting, Swag, Bashing, etc. – qui, le plus souvent, se sont imposés au détriment d’équivalents français. Pour autant, des mots anciens comme Malaisant ou Niaque, désormais intégrés au langage courant, sont présents dans le lexique. La culture urbaine, le monde des affaires, les médias ainsi que l’univers du web et des jeux vidéo fournissent un grand nombre de ces nouveaux mots du quotidien.
Reste à rassurer le public sur la qualité des définitions, question légitime dès lors qu’il s’agit d’un travail participatif dévolu à des amateurs aux talents et aux compétences inégaux. Pour écarter le soupçon d’un simple copier-coller de la version web, la maison d’édition a donc fait réviser les notices du Wiktionnaire par ceux qu’il faut bien appeler des « lexicographes professionnels », dont il est malgré tout difficile de se passer comme caution scientifique. Pour ce faire, Garnier a pu compter en grande partie sur l’équipe expérimentée du Nouveau Littré, mais la maison d’édition sollicite aussi l’aide des contributeurs les plus actifs du site.
Dans sa présentation, le dictionnaire reste classique, avec un souci marqué pour les synonymes et antonymes, et 250 encadrés étymologiques qui retracent l’histoire de certains mots. Le Dico propose néanmoins une vraie innovation : les réseaux de mots (deux exemples ci-dessous).
L’équipe du Dico, qui vise très clairement le public des collégiens et des lycéens, propose par ce biais une “navigation” en partant d’un mot. Celle-ci permet de découvrir les termes qui en découlent, ainsi que des citations et des expressions qui s’y rattachent, comme lorsque, au cours d’une consultation Internet, nous avons la possibilité d’ouvrir une série de liens hypertextes.
Garnier va-t-il réussir son pari?
Le Dico propose au final 40 000 noms communs “parmi les plus utilisés de la langue française”, 30 000 synonymes, antonymes et expressions, ainsi que plus de 100 000 définitions, le tout à un prix plutôt compétitif. Nous verrons si cet ouvrage réussira à percer ou s’il subira le même sort que le Maxidico, qui était venu en son temps piétiner les plates-bandes des grands éditeurs pour au final disparaître de la circulation. Reste à voir si cette “collaboration entre le numérique et le papier”, pour reprendre la formule du linguiste Roland ELUERD engagé dans l’entreprise, parviendra à séduire un nombre suffisant de lecteurs, afin que l’expérience puisse être reconduite et, à son tour, devienne une publication annuelle.