La magie au XVIIIe siècle
Ce siècle est généralement présenté comme celui des Lumières, une période où émerge une société nouvelle guidée par la raison et la science. Pour autant, il faut se souvenir qu’à la même époque l’occultisme et l’ésotérisme connaissent un fort engouement. À côté de mouvements philosophico-mystiques, comme la théosophie, l’hermétisme et l’illuminisme, l’intérêt pour la magie, désormais le plus souvent associée à l’alchimie, reste toujours vivace. C’est ainsi que des personnages, parfois illusionnistes à leur heure, vont se forger une réputation de magiciens ; les plus connus étant le comte de CAGLIOSTRO, de son vrai nom Giuseppe BALSAMO, et le comte de SAINT-GERMAIN qui, de leur vivant, deviendront des célébrités.
Toute une littérature de textes supposés renfermer une sagesse “immémoriale”, mais le plus souvent apocryphes, vient alimenter ce goût pour l’occulte et les pratiques magiques. Les deux ouvrages les plus importants, présentés comme des recueils médiévaux, sont rédigés par le théologien ALBERT le Grand, d’où leur nom : le Grand Albert et le Petit Albert. Le premier, compilé à partir du milieu du XIIIe siècle, renferme des recettes populaires destinées aussi bien à soigner, à protéger, à diagnostiquer, qu’à être utilisées dans des applications très prosaïques dans la vie quotidienne. Le second livre – qui sera un grand succès de la littérature de colportage – est publié pour la première fois en 1668. Réalisé à partir d’éléments hétéroclites et présenté comme le complément de son illustre prédécesseur, il exploite la mode de la magie naturelle.
Un bien mystérieux recueil
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, un nouveau « grimoire magique“, épais d’une centaine de pages, fait son apparition en Europe. Ce très singulier ouvrage a pour titre : Compendium rarissimum totius artis magicae sistematisatae per celeberrimos Artis hujus Magistros, soit “Abrégé très rare de tous les Arts Magiques compilés par les plus célèbres maîtres de cet Art”. La très macabre page de titre (ci-dessous), sur laquelle figure la date de 1057, laisse croire au lecteur qu’il s’agit de la transcription d’un texte ancien, confidentiel et “sulfureux”, comme le sous-entend une sentence latine mise en exergue : Noli me tangere (Ne me touchez pas) ; phrase qui ressemble bien plus à une invitation qu’à un avertissement ! C’est cet étonnant ouvrage qui va faire l’objet de notre billet.
Mais, malgré l’ancienneté revendiquée du document, nous n’en trouvons nulle trace dans les sources médiévales. Les spécialistes estiment qu’en réalité la date de parution du texte se situe très probablement vers 1775, ce qui signifie que ce manuscrit prétendument médiéval est indubitablement un faux. Mais, même si ce livre n’a pas été rédigé sept siècles auparavant par des “grands maîtres de la magie”, force est de reconnaître que son auteur avait une bonne connaissance de la magie noire ou, du moins, s’était sérieusement documenté sur le sujet. En effet, nous retrouvons dans ce curieux pastiche tout le folklore et les mythes propres à cette littérature bien particulière. Détail insolite, trois types de papier ont été utilisés – blanc, brun et gris-vert – sans que l’on sache si ce choix répond à une quelconque logique. Autre curiosité, certains dessins utilisent exclusivement la couleur rouge.
Dans un texte où, sans raison apparente, alternent le latin et l’allemand, le livre traite de deux sujets occultes très en vogue. D’abord la nécromancie, une discipline qui consiste à invoquer les morts dans des buts divers. Il s’agit par exemple d’obtenir de la part des âmes des défunts des informations ou de prédire l’avenir. Pour y parvenir, son auteur détaille différents rituels à effectuer sur des tombes, dans des cimetières, au pied des gibets (ci-dessous), ou même directement sur des cadavres ou des squelettes.
L’autre grande thématique de l’ouvrage – les deux n’étant pas toujours étrangères l’une à l’autre – est la démonologie. En parallèle à la lutte contre les hérésies et la sorcellerie, les religieux et les théologiens vont répandre, à partir du XIIIe siècle, l’image d’une véritable armée infernale composée d’une multitude de démons, que chacun peut invoquer à l’aide de formules, de conjurations, de rituels alambiqués, de signes cabalistiques et de symboles codés dont nous vous proposons un échantillon ci-dessous.
Entre autres informations, le lecteur peut découvrir des instructions pour signer un pacte de sang avec le diable, construire un miroir magique ou utiliser certaines plantes psychoactives, telle la mandragore, pour invoquer une créature des ténèbres et s’assurer sa collaboration.
Des illustrations effrayantes
Ce qui vaut au Compendium rarissimum totius artis magicae sa célébrité actuelle, ce sont ses très étonnantes illustrations. Le manuscrit nous offre en effet un large éventail de scènes cauchemardesques très expressives : une effrayante sarabande de corps décharnés crachant du sang ; des hommes pendus et roués exposés sur le lieu de leur supplice ; des créatures hybrides fantastiques ; une sorcière échevelée, hurlante et le poitrail nu, se livrant à une invocation devant un vase enflammé ; la mort armée de sa faux sur son maigre destrier ; une furie nue aux cheveux de serpents portant dans une main un flambeau et dans l’autre une tête fraîchement coupée, etc.
Mais les dessins les plus étonnants, à la fois grotesques et terrifiants, sont ceux des démons eux-mêmes, lesquels, représentés selon une imagerie très médiévale, n’auraient pas dépareillé dans une peinture de Jérôme BOSCH.
Certains d’entre eux ont fait l’objet d’une grande créativité. C’est le cas des trois exemples présentés ci-dessous avec, de gauche à droite : un monstre non identifié, un Astaroth et un Belzébuth représenté de manière improbable avec des oreilles de lapin, un visage de tigre, un corps recouvert d’écailles avec des pattes d’oiseau.
Autre vision infernale saisissante que ce démon nommé Wamidal qui, tout en crachant du feu par les oreilles, accouche de dragons et de serpents !
La composition la plus effrayante, mais aussi la plus aboutie artistiquement parlant, est sans conteste une représentation, entourée d’un encadrement parsemé de signes étranges, de Dagol (ci-dessous). Surgissant d’un brasier, ce démon cannibale au regard dément dévore des jambes humaines à pleines dents. Cette image n’est pas sans rappeler celle de démons du bouddhisme tibétain ou de la mythologie hindoue.
Pour insolite et fascinant qu’il soit, le Compendium rarissimum totius artis magicae ne semble pas avoir bénéficié d’une large diffusion. Resté caché, ou tout bonnement oublié, durant une longue période dans une bibliothèque inconnue, il ne sortira de l’anonymat qu’en 1928, à l’occasion de sa vente, par un antiquaire viennois, à la Wellcome Library de Londres, un établissement tourné vers l’histoire de la médecine et alors désireux d’élargir sa collection à l’alchimie et la sorcellerie.
Un auteur inconnu
Un des grands mystères du livre réside dans l’identité de son auteur. Les langues utilisées et l’endroit où il est réapparu permettent de supposer que, d’origine autrichienne ou allemande, le document se rattache à la tradition des Höllenzwang. Ce terme désigne toute une famille de traités de magie, dont l’origine a souvent été attribuée à Johann FAUST lui-même. Ces ouvrages, censés indiquer la manière d’invoquer des démons pour en faire des serviteurs, vont pulluler dans les pays germanophones du XVIe au XIXe siècle. Comme le Compendium, il s’agit souvent de livres composites que leurs auteurs cherchent à faire passer pour des grimoires beaucoup plus anciens.
Nous ignorons si, grâce à cet ouvrage, quelqu’un a réussi à communiquer avec le monde infernal et à survivre à l’expérience, mais la bibliophilie y a incontestablement gagné un artefact particulièrement insolite, qui continue à exercer de nos jours un réel pouvoir de fascination. Il est consultable en intégralité sur le site de la Wellcome Library.
Si vous voulez partir à la découverte d’autres curiosités consacrées à la magie, à la démonologie et à l’alchimie, nous vous renvoyons vers nos précédents billets : De quelques encyclopédies “démoniaques” : le Livre des esperitz, le Pseudomonarchia daemonum, le Lemegeton clavicula salomonis, et le Dictionnaire infernal et De singuliers manuscrits alchimiques : les Ripley Scrolls.