Von TISCHENDORF, un “bliblioexplorateur”
Au cours des siècles, il est arrivé que des livres et des manuscrits connaissent un destin hors normes. Longtemps dissimulés, certains d’entre eux ont resurgi à l’époque contemporaine de manière spectaculaire, comme par exemple les rouleaux de la mer Morte ou les livres de Dunhuang. Plus prosaïquement, quelques autres se sont retrouvés, parfois après de longues pérégrinations, littéralement « ensevelis » dans les rayonnages ou les réserves d’une bibliothèque. Cet enfouissement pouvait souvent s’expliquer par un catalogage approximatif, erroné ou lacunaire. Mais il est aussi des cas où des ouvrages, renfermant parfois plus que leur titre ou leur fiche bibliographique ne le laissaient supposer, pouvaient réserver de magnifiques surprises. La découverte de ces ouvrages rares, la plupart du temps fortuite, résultait souvent de l’opiniâtreté de chercheurs, de documentalistes, d’érudits, d’historiens et de restaurateurs, explorateurs de fonds à la recherche de trésors oubliés.
C’est à l’un de ces bibliophiles-explorateurs que nous allons aujourd’hui nous intéresser. Son nom est Constantin Von TISCHENDORF (ci-dessous).
Natif de Saxe, ce brillant philologue, amateur de théologie, est depuis longtemps animé par une idée fixe : retrouver le texte originel de la Bible, thème qui était déjà celui de la thèse qu’il avait brillamment soutenue en 1840. De fait, même si la Bible a été parmi les textes les plus retranscrits puis les plus imprimés de l’histoire, elle n’est jamais, dans son état actuel, que le résultat de traductions successives. Il est donc raisonnable de supposer que son contenu n’a pas manqué d’être altéré par d’inévitables erreurs de copistes. C’est la raison qui poussait les rationalistes du XIXe siècle à faire une lecture critique et scientifique des textes bibliques.
La version chrétienne de l’Ancien Testament repose sur le texte dit des Septantes qui, partant de l’hébreu, aurait été rédigé en grec par 72 savants. Concernant le Nouveau Testament, les conditions de rédaction des Évangiles et des Épîtres demeurent encore en grande partie obscures, et engendrent diverses hypothèses toujours débattues. La Vulgate, qui pendant des siècles sera la version officielle de la Bible en Occident, n’a été réalisée que vers 400, d’après la Septante et la traduction latine du texte grec du Nouveau Testament.
En dehors de papyrus et de divers fragments épars, le plus ancien manuscrit presque complet de la Bible est le Codex Vaticanus, daté du premier quart du IIIe siècle. Mais, jalousement conservé à Rome pendant la Renaissance, son utilisation n’était réservée qu’à des traductions du texte en langues vernaculaires et il ne sera véritablement rendu public qu’à partir de 1809.
Pour TISCHENDORF, pas encore anobli, la clé de l’énigme se cache dans les milliers de manuscrits inconnus qui reposent dans les bibliothèques et les collections privées. Réalisant des traductions pour un éditeur parisien, il est conduit à fréquenter la Bibliothèque nationale de France. Pendant plus de deux ans, il se plonge dans les fonds de la vénérable institution, réussissant l’exploit de traduire et de reconstituer un palimpseste très altéré, le Codex Ephraemi Rescriptus ; texte qui, rédigé vers le milieu du Ve siècle, contient une version lacunaire de l’Ancien et du Nouveau Testament. Ses travaux publiés lui assurent une relative célébrité dans le milieu des historiens et des théologiens, mais ils ont surtout le mérite de lui ouvrir la porte d’autres bibliothèques réputées, dont celles d’Oxford, de Cambridge et du Vatican. Sa renommée a également pour lui une autre conséquence bénéfique : obtenir les subsides de nombreux bienfaiteurs ainsi que l’appui officiel et un soutien financier du royaume de Saxe. C’est ainsi qu’il peut mettre en œuvre son projet le plus cher, celui de partir à la découverte des bibliothèques monastiques d’Égypte et de Palestine.
Aux origines de la Bible
Parti de Livourne en avril 1844, notre homme séjourne longuement au Caire avant de prendre la route pour Jérusalem. En chemin, il se rend au monastère de Sainte-Catherine, niché dans la partie sud du Sinaï, et qui renferme une des plus anciennes bibliothèques en activité du monde. Sur place, TISCHENDORF fait une découverte importante : un manuscrit de la Bible, daté du milieu du IVe siècle, mais dont le lieu de rédaction reste toujours incertain. Organisé en colonnes à la manière alexandrine, il sera par la suite baptisé le Codex Sinaiticus (ci-dessous).
TISCHENDORF racontera plus tard sa découverte en ces termes : “Au milieu de la bibliothèque, il y avait une grande corbeille avec des débris de manuscrits abîmés. Tandis que je les examinais, Cyril, le bibliothécaire, me fit remarquer que l’on avait déjà jeté par deux fois le contenu de cette corbeille dans le feu. J’étais donc en présence d’un troisième chargement qui, selon toutes les apparences, était destiné au même sort. Quelle ne fut pas ma surprise, dans ces conditions, quand je tirai de là nombre de feuilles de parchemin de très grand format, 129 feuilles exactement, couvertes de caractères grecs auxquels leur aspect paléographique permettait aussitôt d’attribuer une haute Antiquité.” En effet, le texte, qui a été corrigé à plusieurs reprises par plusieurs scribes, est rédigé dans une belle écriture onciale (ci-dessous un aperçu), dans un style qui permet de dater le document du IVe siècle ; certaines références du texte permettant de replacer le document dans une fourchette chronologique située entre 325 et 360.
Précisons quand même que le récit, très romanesque, de la découverte fortuite du Codex Sinaiticus, sera par la suite contesté par des détracteurs du savant, qui soutiendront que l’ouvrage était référencé dans le catalogue du monastère et s’y trouvait en bon état.
Émerveillé par sa trouvaille, TISCHENDORF tente d’en faire l’acquisition mais, sans doute trahi par un enthousiasme excessif, il éveille la suspicion des moines, qui acceptent de le laisser emporter seulement 43 feuilles. Notre voyageur reprend la route et, après avoir traversé la Turquie, regagne l’Europe puis sa patrie. Les pages en sa possession, rebaptisées Codex Friderico-Augustanus, sont alors déposées dans la bibliothèque de l’université de Leipzig ; en 1846, TISCHENDORF en publiera une version en fac-similé sans en dévoiler l’origine.
Pendant des années, il multiplie les publications tout en continuant ses recherches, mais sans abandonner son ambition principale : retourner au Sinaï pour en rapporter les autres pages du Codex. Il peut enfin faire le voyage en 1853 mais, arrivé sur place, il s’aperçoit que, si les moines ont depuis découvert d’autres pages du manuscrit, il ne peut remettre la main sur les 86 feuilles qu’il avait laissées derrière lui neuf années auparavant.
Malgré cet échec, TISCHENDORF ne baisse pas les bras et reçoit un appui inattendu de l’ambassadeur russe à la cour de Dresde, qui obtient du tsar de Russie ALEXANDRE II un soutien financier pour une nouvelle expédition. Il reprend donc la route en janvier 1859 et retrouve la bibliothèque de Sainte-Catherine pour la troisième et dernière fois (ci-dessous).
Après quelques recherches infructueuses, il découvre par hasard, dans la cellule de l’économe du couvent, tout un ensemble de feuilles. Et là, surprise, il retrouve non seulement la liasse qu’il cherchait depuis 15 ans, mais également une copie d’un codex original presque entièrement reconstitué, soit un livre de 346 pages ! Voici ce qu’il écrit alors à sa femme : “Le manuscrit, dont j’avais vu une partie lors de mon premier voyage, se trouve chez l’économe du couvent. Il n’y a pas seulement les quelque 80 pages que je cherche mais 346. J’étais fou de joie quand je me suis retrouvé dans ma cellule avec le Codex. J’y ai découvert tout le Nouveau Testament. C’est le seul manuscrit complet ; il n’en existe pas d’autres sur toute la Terre. Même le Vaticanus et l’Alexandrianus sont plus récents. C’est un événement !”
Le Codex entre les mains du Tsar
Les moines ne l’autorisant pas à emporter le manuscrit, TISCHENDORF, pour contourner cette interdiction, part pour le Caire retrouver le père abbé, alors absent du couvent, afin d’obtenir l’autorisation de travailler sur le livre. Une caravane lui rapporte le Codex neuf jours plus tard pour qu’il puisse, avec l’aide de deux assistants, en réaliser une transcription. Mais, au cours des semaines suivantes, la situation du monastère évolue en raison de la nomination d’un nouvel archevêque non reconnu par le patriarche. Notre spécialiste de la Bible, profitant de la confusion qui règne, fait jouer ses relations diplomatiques et finit par obtenir l’autorisation d’emporter les documents pour les offrir au tsar, lequel, en contrepartie, devra faire un don de valeur équivalente au monastère. Cet épisode reste trouble, le monastère affirmant aujourd’hui encore que l’accord donné ne portait que sur un prêt. Quoi qu’il en soit, le manuscrit, remis en grande pompe au tsar en novembre 1862, fait l’objet la même année d’une prestigieuse édition en fac-similé (ci-dessous) :
La fête est entachée par un petit scandale. Dans le Guardian du 10 septembre précédent, un paléographe à la réputation sulfureuse du nom de Konstantinos SIMONIDÈS prétend que le Codex est un faux qu’il aurait lui-même élaboré mais, après quelques remous et querelles d’experts, cette affirmation sera assez vite démentie. De nos jours, certains chercheurs et quelques sectes chrétiennes refusent toujours de reconnaître le texte du Codex Sinaiticus, qu’ils jugent faux ou du moins “corrompu”. Pour sa part, devenu mondialement célèbre pour sa découverte, TISCHENDORF poursuivra ses travaux et multipliera les publications, avant de décéder à Leipzig en décembre 1874.
En 1869, le Codex “russe” est transféré à la bibliothèque de Saint-Pétersbourg. Au début du siècle, un paléographe russe qui participe à une expédition archéologique en Égypte découvre les fragments de trois feuillets dissimulés dans les reliures d’autres livres. Ils sont également déposés à Saint-Pétersbourg, mais curieusement ne sont pas intégrés au Codex déjà présent. En 1933, le gouvernement soviétique vend le précieux manuscrit pour 100 000 £ au gouvernement britannique, qui en remet les 346 feuilles (199 pour l’Ancien Testament et 147 pour le Nouveau) à la British Library, où elles sont toujours conservées (ci-dessous).
En 1975, une nouvelle découverte accidentelle vient étoffer le Sinaiticus. Lors de la restauration d’une chapelle endommagée par un incendie, est découverte une cache contenant 12 feuillets et 40 fragments de ce même ouvrage. Enfin, en septembre 2009, un dernier fragment est déniché dans la bibliothèque du Sinaï par un étudiant.
Texte essentiel de l’histoire de la Bible, le Codex Sinaiticus se trouve actuellement dispersé entre Londres, Leipzig, Saint-Pétersbourg et le monastère Sainte-Catherine, éparpillement qui ne facilite guère le travail des chercheurs, des théologiens et des historiens. Mais, à défaut de recomposer le manuscrit dans un lieu de dépôt unique, pourquoi ne pas le faire virtuellement grâce aux possibilités incommensurables de l’outil informatique et d’Internet ?
Le Codex Siniaticus enfin numérisé et réunifié
En 2005, un accord sur la numérisation et la mise en ligne progressive du Codex est conclu entre les quatre institutions dépositaires qui, chacune de son côté, photographient le texte en très haute résolution. Le 6 juillet 2009, un site Internet est officiellement lancé, sous le nom de codexsinaiticus.org (ci-dessous).
Ce site est accessible en quatre langues : grec, russe, anglais et allemand. Chaque page est accompagnée d’une transcription du texte en grec. Le lecteur peut en grossir des éléments et, la plupart du temps, obtenir une traduction en allemand ou en anglais.
Plus de 1 600 ans après sa rédaction, le Codex Sinaiticus est désormais presque réunifié, mais les spécialistes restent en attente de nouvelles découvertes, certaines parties étant encore manquantes.
La vidéo ci-dessous (en anglais) retrace la découverte du manuscrit par TISCHENDORF.