La destruction brutale de l’Empire aztèque
Après la violente conquête du Mexique, les conquistadors espagnols entreprennent de bâtir, sur les ruines de l’ancien Empire aztèque, une nouvelle société coloniale. Dans un premier temps, celle-ci est fondée sur une exploitation effrénée des ressources du pays et des populations indigènes. Cette situation tragique, aggravée par les ravages considérables des maladies introduites par les conquérants, entraîne un rapide déclin d’une population, qui passe de 25 millions d’habitants en 1519, année de l’arrivée de l’expédition de CORTÉS, à un seul million d’individus un siècle plus tard. Arrivés dans le sillage des soldats, les missionnaires tentent de remédier à cette tragédie, et dénoncent le quasi-esclavage des autochtones tout en cherchant à placer ce vaste territoire, rebaptisé Nouvelle-Espagne, sous la bannière du christianisme.
Pour autant, la position des autorités ecclésiastiques est très ambigüe : si elle professe un réel intérêt pour les cultures et les langues locales, elle cherche en même temps, pour parvenir à évangéliser les peuples amérindiens, à détruire leurs croyances religieuses et à les acculturer. Avec l’appui des autorités locales, beaucoup de missionnaires encouragent l’éradication des vestiges d’un passé “hérétique” et idolâtre. C’est ainsi que des statues, des lieux de culte, et surtout la plupart des codex précolombiens, sont voués à la destruction, comme lors du fameux autodafé de 1562, organisé à Mani par le moine franciscain Diego de LANDA.
Pourtant, ce zèle inquisiteur n’est pas partagé par tous les missionnaires et certains membres de leur hiérarchie. Quelques-uns d’entre eux privilégient une autre voie consistant à adapter leurs discours et leurs méthodes aux usages et aux mœurs de leurs futures ouailles. Mais cette approche pragmatique implique une bonne connaissance des cultures indigènes, d’où la nécessité de réaliser de véritables traités ethnographiques sur le sujet. Parmi ces encyclopédies décrivant un monde précolombien en pleine mutation, sinon en voie de disparition, se détache un ouvrage bien particulier intitulé Historia general de las cosas de nueva España (Histoire générale des choses de la Nouvelle-Espagne). Cette source inestimable, qui nous présente en détail la civilisation du Mexique d’avant la conquête, nous est parvenue grâce à un exemplaire richement illustré, connu comme le Codex de Florence ou Codex florentin (ci-dessous), conservé dans la Bibliothèque laurentienne.
SAHAGUN, un moine éclairé
L’auteur de cet ouvrage est un moine franciscain du nom de Bernardino de SAHAGUN. Arrivé au Mexique en 1529, ce religieux participe à l’entreprise d’instruction plurilingue et de conversion des enfants de l’élite locale, une initiative encouragée par le vice-roi. Il apprend vite le nahuatl, la principale langue du pays, et la maîtrise suffisamment pour être retenu comme un des rédacteurs du Huehuetlatolli, une description des croyances et des pratiques religieuses des peuples nahuas. C’est ainsi qu’à partir de 1550 il travaille sur l’histoire de la conquête, en partie basée sur le témoignage direct de survivants indigènes. Son travail est remarqué par le provincial de son ordre, qui lui donne pour mission de réaliser une description de l’histoire, des coutumes et des croyances des populations locales. Cet ouvrage serait destiné à permettre aux missionnaires et autres prédicateurs de mieux appréhender la civilisation aztèque et de favoriser ainsi la christianisation de la population résiduelle.
Pour recueillir ses informations, SAHAGUN dispose, avec ses élèves, d’un réservoir important d’informateurs et d’auxiliaires. Mais il s’adresse également aux anciens qui, appartenant à l’élite des “principales”, ont vécu la période et la société précoloniales. Véritable précurseur des enquêtes anthropologiques de terrain, notre moine soumet ses interlocuteurs à des questionnaires, auxquels ils répondent soit dans leur langue maternelle, soit parfois sous forme de pictogrammes ou de dessins qui sont ensuite consciencieusement enregistrés dans des carnets. Précisons que SAHAGUN, ayant concentré ses investigations sur le Mexique central, ne traite pas du monde maya.
Codex de Florence, précieux témoignage sur une civilisation disparue
Ce n’est qu’après un travail de collecte et de synthèse de près de vingt années que commence la rédaction du manuscrit proprement dit. Si le terme de codex est utilisé du fait de son sujet, ce livre adopte une forme classique sans être en accordéon comme les codex précolombiens traditionnels. Lorsque SAHAGUN et ses aides achèvent, en 1577, la rédaction de son Histoire générale, l’ouvrage comprend 1 200 pages. Il est divisé en 12 livres, eux-mêmes répartis à l’origine dans quatre volumes finalement reliés en trois tomes.
La mise en page du codex se présente ainsi : à droite, le texte dans un nahuatl retranscrit phonétiquement ; à gauche, une traduction littérale ou un résumé en espagnol. Quant aux illustrations, elles occupent le plus souvent la partie gauche mais peuvent se prolonger sur la partie droite, voire occuper l’ensemble d’une page ou d’une double page. Ci-dessous quelques exemples :
Le livre présente une très riche iconographie, souvent en couleurs, parfois en noir et blanc. Celle-ci est d’autant plus intéressante que les auteurs des 2 468 illustrations qui ornent l’ouvrage sont des indigènes initiés au style, au savoir-faire et aux codes picturaux des Tlacuilo, les “peintres-scribes” de l’ancien temps. Leur participation à l’ouvrage explique la raison pour laquelle le manuscrit adopte à dessein la forme et la mise en page d’un codex précolombien traditionnel.
L’objectif premier du livre étant de servir d’outil d’évangélisation, huit des douze parties traitent longuement de la religion et des croyances du monde aztèque. La mythologie, les légendes, le clergé, les rituels, les temples, les pratiques magiques et superstitieuses, la divination et l’astrologie, la conception de la mort et de l’au-delà, les fêtes et les cérémonies sacrées y sont longuement décrits.
Les dieux et autres créatures divines sont représentés parés de tous leurs attributs. Ci-dessous vous trouverez quelques-unes des principales divinités, dont HUITZILOPOCHTLI, dieu de la guerre et du soleil, TEZCATLIPOCA, TLALOC et XIPE TOTEC, surnommé le “seigneur écorché“.
Le livre s’attarde, bien sûr, sur la pratique du sacrifice humain (ci-dessous) qui, sans être l’exclusivité des Aztèques, a été pratiqué par ces derniers de manière massive. Ces rites sanglants, qui représentaient un élément central du culte pour plusieurs civilisations méso-américaines, avaient particulièrement horrifié à leur arrivée les conquistadors puis les missionnaires. Dans le dessin de la page de droite, vous pouvez découvrir un prêtre de XIPE TOTEC, revêtu de la peau d’un sacrifié.
Les missionnaires ne se font guère d’illusions : beaucoup de leurs convertis de fraîche date, conservant en secret d’anciennes superstitions, n’ont pas totalement renoncé à leurs anciens dieux, d’où l’intérêt d’avoir à recenser ces pratiques. Vous trouverez ci-dessous, de gauche à droite, un prêtre astrologue expliquant à une mère ce que présage le jour de naissance de son enfant, soit ici « le 10 lapin », un rituel funéraire et la cuitlapanton, un démon nocturne à l’apparence de naine, dont la rencontre est le signe d’une mort prochaine.
Après avoir décrit en détail le monde spirituel des Aztèques, SAHAGUN s’intéresse avec la même acuité à leur société. Suivant une vision hiérarchique du monde, il commence par présenter le système monarchique et aristocratique. Il aborde ensuite le monde des marchands, des artisans et des commerçants, dont l’élite est constituée par les pochteca, qui contrôlent un réseau de commerce à longue distance sur tout l’Empire. Ci-dessous, des vendeurs et leurs marchandises, avec notamment des plumes. Celles-ci constituent une marchandise précieuse et très recherchée, dont l’industrie et le commerce sont décrits avec soin.
Enfin le reste du “peuple”, y compris les esclaves, a également le droit à un traitement détaillé. La vie quotidienne, sous tous ses aspects, de ce monde qui a subi de plein fouet le traumatisme de la conquête et le choc microbien, revit ici grâce à des illustrations vivantes et chatoyantes. Ci-dessous à gauche une partie de pattoli, un jeu de hasard proche du jeu de l’oie, au milieu des instruments de musique, et à droite une école.
Dans la Historia general de las cosas de nueva Espana, nous retrouvons des produits peu connus en Europe mais promis à un bel avenir dans nos contrées : le tabac (ci-dessous à gauche, une scène de banquet avec des pipes à tabac fumantes posées sur un support), le maïs (au milieu), la vanille (à droite), le cacao et la tomate. La faune et la flore font l’objet de la onzième partie.
Le douzième et dernier livre diffère des précédents, dans la mesure où il retrace l’histoire de la conquête du Mexique, sujet sur lequel SAHAGUN travaillait déjà avant d’entamer sa grande encyclopédie du monde aztèque. L’originalité et l’intérêt de cette partie sont de nous livrer le témoignage et le point de vue des vaincus (ci-dessous).
Bien qu’ardent défenseur de la foi catholique et ennemi farouche de l’idolâtrie, SAHAGUN témoigne d’une réelle fascination pour la civilisation du Mexique. Il regrette que beaucoup de ses compatriotes aient considéré les Indiens “comme des barbares de très peu de valeur ; toutefois, à la vérité, dans les domaines de la culture et du raffinement, ils sont en avance sur d’autres nations qui s’estiment suffisamment évoluées”.
Cette évidente sympathie pour les Aztèques lui attire l’hostilité croissante des autorités religieuses et civiles. Au sein même de son ordre, il est loin de faire l’unanimité, et la nomination d’un nouveau provincial aux idées opposées aux siennes semble alors sonner le glas de son travail. Dès lors, SAHAGUN cherche à trouver des alliés en Espagne et à Rome ; mais cette “rébellion” se voit durement sanctionnée par ses supérieurs qui, en 1570, décident de confisquer ses livres et de les disperser dans divers couvents.
En 1573, grâce au soutien d’amis et de nouveaux protecteurs, dont le commissaire général franciscain Rodrigo de SEQUERA, SAHAGUN récupère ses précieux documents et poursuit seul sa tâche. Mais ce n’est qu’un répit de courte durée car, en 1577, le roi d’Espagne ordonne au vice-roi de confisquer tous les documents décrivant les croyances, les coutumes et les modes de vie des indigènes. Notre homme est directement visé par un décret rédigé en ces termes : “Il est apparu qu’il ne convient pas que ce livre soit imprimé ni ne circule d’une quelconque manière en ces régions, pour un certain nombre de raisons.” SAHAGUN se trouve de nouveau, et cette fois définitivement, dépossédé de l’œuvre de sa vie. Ses papiers sont saisis et expédiés en Espagne (ses travaux préparatoires sont toujours conservés à Madrid, sous le nom de Codices matritences). Heureusement, avant la confiscation de son codex, il prend le temps de réaliser une précieuse copie, que son ami SEQUERA rapportera avec lui en 1580. Surmontant son échec, SAHAGUN poursuivra son étude du monde précolombien, auquel il consacrera d’autres livres avant de décéder à Mexico en 1590.
Nous ignorons dans quelles circonstances le manuscrit a intégré la collection de la bibliothèque des MÉDICIS. Il semblerait qu’il ait été offert comme cadeau diplomatique au cardinal Ferdinand de MÉDICIS, un grand amateur d’art “exotique” qui, devenu grand-duc de Toscane en 1588, y aurait apporté le livre avec lui. En 1783, nous retrouvons l’ouvrage dans l’inventaire de la bibliothèque laurentienne, dressé après l’adjonction de la bibliothèque du grand-duc. Il s’agit là de la première mention avérée de la présence en Europe de ce qui, désormais, prendra pour la postérité le nom de Codex de Florence.
SAHAGUN n’a pas eu la satisfaction de voir son œuvre publiée, mais pour les historiens et les anthropologues elle constitue aujourd’hui une source inestimable. Il vous est possible de consulter en ligne les douze livres de la Historia general de las cosas de Nueva España qui, numérisés, sont accessibles depuis 2012 sur le portail de la World Digital Library.
Ci-dessous, une conférence consacrée au codex, qui s’est tenue au Getty Center de Los Angeles en 2013.