Louis Nicolas, un missionnaire atypique
La Compagnie de Jésus – plus connue sous le nom de Jésuites – est une congrégation religieuse qui s’est servie de l’investigation scientifique et ethnologique comme d’un outil d’ « apostolat intellectuel ». Au long des siècles, elle s’est spécialisée dans l’étude des différentes cultures et langues autochtones de par le monde. Ses membres ont indéniablement rempli cette mission avec succès, au vu du nombre considérable de dictionnaires, lexiques, récits de voyages, descriptions des mœurs, coutumes et croyances, qu’ils ont rédigés depuis la fondation de l’ordre en 1540. Au Canada, les Jésuites, présents depuis 1611, se sont investis, non sans difficultés, dans des travaux linguistiques et ethnographiques sur les populations amérindiennes de la Nouvelle-France ; domaine dans lequel ils ont dû compter avec la concurrence d’un autre ordre, celui des Récollets. Parmi les ouvrages sur le Canada que les Jésuites ont légués à la postérité, se trouve un singulier manuscrit, connu sous le nom de Codex Canadensis. Cet ouvrage s’apparente à l’ébauche d’une petite encyclopédie du pays, de sa faune et de ses peuples indigènes.
L’auteur du texte et des dessins est un dénommé Louis NICOLAS. Natif d’Aubenas, où il voit le jour en 1634, il entre vingt ans plus tard dans la Compagnie de Jésus à Toulouse. Il y suit une formation poussée en grammaire, philosophie et théologie, avant d’enseigner pendant quatre années à Saint-Flour, au Puy-en-Velay et à Tournon-sur-Rhône. Élève moyen, il demande à son supérieur général d’être envoyé comme missionnaire outre-mer. Trois ans plus tard, il embarque pour le Québec où il arrive en mai 1664. Hébergé dans la maison des Jésuites de Sillery, il y est soumis à un apprentissage intensif de la langue algonquine. Après deux années, ses supérieurs estiment qu’il maîtrise suffisamment l’idiome pour partir sur le terrain.
Pendant une période de onze années entrecoupée de plusieurs séjours à Québec, il sillonne le très vaste territoire situé entre la rive sud du lac Supérieur et l’embouchure du Saint-Laurent. En 1667, sa première mission le conduit dans l’avant-poste lointain et isolé de la baie de Chagouamigon. Cet endroit, qui remplit le rôle de lieu de rencontre, de ravitaillement et de troc, deviendra un poste de traite fréquenté par plusieurs nations indiennes, telles que celles des Outaouais, des Hurons, des Illinois et des Sioux. NICOLAS part fréquemment en exploration dans les environs, s’intéressant aussi bien aux peuples qu’il rencontre qu’aux activités de pelleterie, ou encore aux techniques de pêche et de chasse. Mais ses investigations ne peuvent clairement se faire qu’au détriment de ses obligations apostoliques et missionnaires. De tempérament colérique, l’homme s’attire l’inimitié d’un chef local qu’il a bastonné. De surcroît, il fait montre d’un goût prononcé pour la vantardise, qui achève de le discréditer auprès de ses ouailles et de ses supérieurs. L’un de ces derniers écrit dans un rapport “qu’il n’est pas fait pour cette mission, à cause de ses manières et de son comportement rustre, son manque de jugement en affaires et ses soudains mouvements de colère, qui ont scandalisé autant les Français que les sauvages”.
Piteusement rapatrié à Québec, NICOLAS fait montre d’un profond repentir et d’actes de contrition répétés qui parviennent à convaincre sa hiérarchie de le laisser repartir sur le terrain. C’est ainsi qu’en 1670 il est désigné pour accompagner le père PIERON à Ossernenon, dans l’actuel État de New York. Nous n’avons guère de détails sur le déroulement de sa mission, mais nous savons qu’il sera de retour l’année suivante. Dans ses manuscrits, il évoque une expédition qui se serait déroulée vers 1671, dont on ne sait s’il s’agissait d’une mission officielle ou s’il l’a réalisée en solitaire dans une contrée indéterminée au sud du lac Érié, sans doute en zone “anglaise”. Il en revient avec une importante moisson d’informations sur l’histoire naturelle et les groupes indigènes de la région. De nouveau, le travail de conversions semble être largement passé au second plan de ses préoccupations.
Notre Jésuite réintègre Sillery pour y occuper un poste de vicaire mais, frappé de disgrâce, il semble qu’on lui confie peu de responsabilités. Il a donc tout loisir d’entamer la rédaction d’une grammaire algonquine et d’une relation de ses voyages. Désir de l’éloigner ou tentative pour lui donner une dernière chance de faire la preuve de ses aptitudes, il est brièvement envoyé très à l’ouest, à Sept-Îles, avant d’occuper une dernière fonction à Trois-Rivières. Mais ses supérieurs finissent par estimer qu’il n’a vraiment pas l’étoffe d’un missionnaire et qu’il consacre beaucoup plus d’énergie à explorer et à recueillir des informations qu’à prêcher. Son caractère fantasque et ambitieux – il se met ainsi à élever des oursons dans le but de les présenter un jour au roi -, mais aussi son côté revêche, emporté et rustre, le desservent et il finit par être rapatrié en France en 1675.
Rentré au pays, il se consacre pleinement à la rédaction d’un manuscrit dans lequel il présente ses découvertes. L’ouvrage, qu’il intitule Histoire naturelle des Indes occidentales, se veut une étude présentant aussi bien la géographie, la topographie, les populations, la faune et la flore de la vaste colonie que la langue algonquine. À son grand dam, il n’obtient pas des censeurs de son ordre la permission de publier son livre. Furieux et aigri, il s’emporte et finit par demander un renvoi de la Compagnie, qui est accordé à Albi au cours de l’année 1678. Après cette date, nous le perdons de vue et la date de sa mort nous est inconnue. Seule certitude, il a continué à travailler à son projet et à mener des recherches dans des bibliothèques religieuses. C’est ainsi que nous avons la trace de sa consultation de l’ouvrage Historiae Canadensis, sev Novae-Franciae (Histoires du Canada ou de la Nouvelle-France), du père François DU CREUX.
Les tribulations d’un manuscrit
Le texte de NICOLAS, jamais publié de son vivant, demeurera longtemps ignoré. Il faudra attendre plus de deux siècles pour voir deux de ses manuscrits sortir de l’oubli. Le premier, rédigé en Amérique et intitulé Histoire naturelle ou la fidelle recherche de tout ce qu’il y a de rare dans les Indes Occidantalles en général et en particulier, est un cahier de 196 feuillets recouverts d’une écriture serrée, actuellement conservé à la Bibliothèque nationale de France. Le second recueil – court puisque ne comportant que 79 pages – se trouve être le fameux Codex canadensis destiné à compléter le premier opus. Certains indices contenus dans ce manuscrit non daté laissent supposer que sa réalisation aurait été achevée vers 1700. Son parcours demeure mystérieux, même si sa belle reliure en maroquin rouge, marquée d’une fleur de lys, laisse penser qu’il aurait pu appartenir à la bibliothèque royale.
C’est en 1929 que le codex refait surface grâce à Maurice CHAMONAL, un libraire parisien spécialisé dans les livres anciens et rares. Ce dernier, après l’avoir acquis dans des conditions que nous ignorons, fait appel à un historien pour tenter d’en déterminer l’auteur. Sollicité, le baron Marc de VILLIERS croit pouvoir en attribuer la paternité à un cartographe réputé de l’époque : Charles BÉCART de GRANVILLE. Pressentant un fort potentiel de valorisation de l’ouvrage, le libraire engage des fonds pour le faire reproduire en fac-similé par héliotypie.
Le livre, publié en 1930, reprend le titre inscrit au dos – Raretés des Indes – mais, ne le jugeant pas suffisamment vendeur, CHAMONAL lui en adjoint un second, plus évocateur : Codex Canadensis. En dépit d’un tirage très limité, la publication du fac-similé connaît un certain retentissement chez les bibliophiles, les érudits et les universitaires. L’original sera vendu aux enchères en 1934, avant de réapparaître vers 1949 dans la collection du millionnaire Thomas GILCREASE, qui en fera don au musée de Tulsa. En 1979, c’est une chercheuse canadienne qui, en ayant l’idée d’opérer un rapprochement entre les deux manuscrits conservés l’un à Paris, l’autre en Oklahoma, démontrera que l’auteur des deux ouvrages est bien Louis NICOLAS.
Un véritable reportage sur la vie des Amérindiens
La caractéristique, qui vaut à ce Codex Canadensis d’être si célèbre auprès des historiens et des ethnologues des deux côtés de l’Atlantique, réside dans la présence de 180 illustrations qui décrivent de façon vivante et instructive la région des Grands Lacs et de la vallée du Saint-Laurent à la fin du XVIIe siècle. Les dessins, parfois rehaussés d’ocre et de rouge, ont pu être qualifiés de “naïfs”, mais leur style n’est pas aussi sommaire qu’il pourrait paraître au premier abord, notre missionnaire compensant largement ses maladresses par un sens poussé du détail et la volonté manifeste de retranscrire ses observations le plus fidèlement possible.
Parmi ces planches, remarquables à bien des égards, 19 sont consacrées aux Amérindiens. Une série de portraits en pied, dont nous avons quelques exemples ci-dessous, nous présente certains chefs de diverses nations : Illinois, Sénécas, Ottawas, Amikwas, Maskoutins, Mohawk, etc. Au total, ce ne sont pas moins de onze peuples différents qui sont présents dans le Codex.
Se démarquant nettement de ses prédécesseurs, NICOLAS s’est attaché à reproduire en détail, avec un soin maniaque, les tatouages et les scarifications représentant des visages, des animaux, des symboles abstraits, des soleils, des points, des bandes, etc. ; autant d’éléments essentiels dans la culture de ces peuples. Il s’attarde également sur les vêtements, les coiffes et d’autres accessoires comme les calumets, les armes, les sacs à tabac. Certaines représentations sont particulièrement saisissantes, comme celle d’un Iroquois brandissant un grand serpent (ci-dessous à gauche), celle d’un groupe qui chante et danse en invoquant le dieu du feu ou l’image de ce chef borgne qui harangue ses guerriers à l’aide d’un tube en écorce de bouleau (ci-dessous à droite).
NICOLAS, qui était un grand admirateur des techniques de pêche et de chasse des Indiens (ci-dessous à gauche), s’intéresse également aux différents types de canoës et de cabanes (ci-dessous au centre et à droite).
Il évoque également des pratiques guerrières ou médicinales, quelques scènes domestiques, des rituels sacrés, mais aussi le cruel supplice d’une captive huronne. En outre, il joint à son manuscrit deux cartes détaillées, l’une représentant le territoire situé entre les Grands Lacs et Terre-Neuve, l’autre le cours du Mississipi à travers la “Manitoumie” jusqu’au golfe du Mexique (ci-dessous) ; ce dessin est encadré d’un serpent à sonnette et d’un poisson, un lépisosté osseux.
L’intérêt de NICOLAS pour les coutumes des autochtones est manifeste, mais il s’est aussi pris de passion pour la faune et la flore de la région. Sur 53 pages, on retrouve les dessins de 67 mammifères, 56 oiseaux, 33 poissons, 18 plantes, ainsi qu’une dizaine de reptiles et d’insectes. Malgré un trait parfois maladroit et stylisé, NICOLAS a reconstitué avec un certain talent de naturaliste tout un bestiaire du Nouveau Monde, dans lequel on reconnaît un castor, un caribou, un coq d’Inde (dindon), une loutre, un furet, un orignal, des baleines, des phoques, des écureuils, des cailles, des ours, des loups, ou encore des chouettes. En revanche, le lecteur contemporain ne peut qu’être étonné par la présence incongrue d’une licorne et d’une créature marine mi-cheval mi-poisson.
Signalons enfin la présence dans le codex de quelques planches isolées, comme celles représentant Jacques CARTIER, un navire, une pièce d’artillerie, ou encore un étalon envoyé par le roi en Nouvelle-France.
Il restait encore à rétablir le manuscrit original tel que l’avait imaginé NICOLAS. Fasciné par une œuvre dont il est devenu un des grands spécialistes, l’historien canadien d’origine française François-Marc GAGNON publiera, en 2011, un ouvrage intitulé The Codex canadensis and the writings of Louis Nicolas : The natural history of the New World / Histoire naturelle des Indes occidentales, qui réunit enfin l’Histoire naturelle des Indes de Paris et le Codex Canadensis de Tulsa. Cet aboutissement sonne la revanche posthume de notre missionnaire-ethnologue-naturaliste, qui voit son ouvrage enfin édité en entier. Grâce à cette publication, le Jésuite a désormais acquis la stature d’un témoin important de l’histoire du Canada et de ses habitants à l’époque coloniale !
Pour en savoir davantage, nous vous renvoyons vers cette page Web très complète dédiée par GAGNON à Louis NICOLAS et à son œuvre.