Des manuscrits codés
Parmi les manuscrits les plus fascinants qui nous soient parvenus, figurent en bonne place ceux qui sont rédigés dans un langage et/ou un alphabet secrets. Si certains ont réussi à conserver leur mystère jusqu’à nos jours -à l’instar du Manuscrit Voynich, dont on annonce régulièrement le décodage, ou du Codex Rohonczy – d’autres sont désormais percés à jour, notamment grâce à l’aide très précieuse de l’outil informatique.
Le 23 octobre 2011, une équipe de linguistes de l’université d’Uppsala et de l’Université de Californie du Sud, annoncent officiellement avoir “craqué” le code d’un manuscrit baptisé le Copiale. Découvert dans la bibliothèque de l’université de Berlin-Est après la Seconde guerre mondiale, ce manuscrit à la belle reliure en brocard or et vert (ci-dessous) datant du XIXe siècle, a par la suite intégré une collection privée et n’était donc pas connu du grand public.
La particularité des 105 feuillets qui le composent est d’être rédigé dans une langue inconnue qui constitue un véritable défi cryptographique. La date de rédaction de ces pages a été située entre 1760 et 1780. Si certains des 75000 caractères du texte sont identifiables, comme des lettres latines et grecques, le reste est constitué de symboles abstraits assez déroutants (ci-dessous), ressemblant parfois à des runes ou des signes alchimiques. Seules deux inscriptions ne sont pas codées : sur la page de garde “Philipp 1866”, ce qu’on suppose être une référence à un des anciens propriétaires de l’ouvrage ; et “Copiale 3”, terme mystérieux qui a donné son nom à l’ensemble du document.
Le Copiale 3 sort, et encore de manière relative, de l’anonymat au cours de l’automne 1998. Sur le départ pour l’université d’Uppsala, la linguiste et philologue, Christiane SCHAEFER reçoit comme “cadeau de départ” de la part de l’un de ses collègues berlinois une enveloppe contenant des photocopies d’un mystérieux manuscrit écrit dans un langage encore indéchiffré. Stimulée par cette énigme, elle tente de recenser et décrypter les caractères, en étudiant leur fréquence dans le texte, mais devant l’ampleur de la tâche, elle doit battre en retraite après plusieurs tentatives. Elle met de côté le livret, espérant bien y revenir un jour avec un outil performant et une méthode adéquate.
Le déchiffrement informatisé
Trente ans plus tard, notre chercheuse assiste en janvier 2011 à une conférence ayant pour sujet la linguistique informatisée. Parmi les interventions auxquelles elle assiste, celle donnée par Kevin KNIGHT, spécialiste de la cryptographie et de la traduction automatisée qui enseigne à l’Université de Californie du sud, retient toute son attention. Ce dernier évoque en particulier l’utilisation d’algorithmes pour casser n’importe quel code en se basant sur la statistique qui permet de détecter les associations de lettres et même de mots. Sortant le manuscrit de sa retraite, SCHAEFER le fait parvenir à KNIGHT. Après avoir hésité, craignant que le texte soit un canular, l’universitaire américain relève le défi.
Sa première tâche est d’essayer de retranscrire 88 symboles abstraits pour les rendre analysables par son algorithme. Ayant réussi à établir, qu’il s’agissait de la version cryptée d’une langue d’Europe occidentale, dans un premier temps il opine pour un code par substitution, basé sur les lettres latines, mais cette solution, la plus simple, doit être abandonnée. En fait, les caractères romans semblent vides de sens et donc destinés à tromper le lecteur non initié.
Il faut alors recourir à une tâche incommensurable rendue possible par l’informatique : tenter de traduire, en jouant sur les fréquences et les comparaisons, le texte dans 80 langues. L’allemand ressort grand favori de l’examen. Un pas est franchi, reste à trouver la clé. Après de nombreuses fausses pistes, il arrive à la conclusion qu’une même lettre peut avoir plusieurs symboles équivalents et que certains signes remplacent un mot complet. Le 26 mars, il arrive à traduire une première phrase “Der candidat antwortet” (“le candidat répond”). Ce qu’il déchiffre évoque des “frères”, des “compagnons” et le “secret” . Il apparaît clairement qu’il s’agit là de la description d’un rituel d’initiation d’une société secrète qui n’est pas sans évoquer la Franc-maçonnerie et la Rose-Croix. Le manuscrit (ci-dessous quelques vues de celui-ci) commence à livrer ses mystères.
KNIGHT fait part de l’avancée de ses travaux à SCHAFER ainsi qu’à Beata MEGYESI qui dirige le département de linguistique d’Uppsala. Enthousiasmée par cette découverte, celle-ci se lance également dans la traduction du texte, correspondant en permanence avec KNIGHT. Un soir d’avril, le déclic se fait. Un des symboles de forme ovale qui avait été retranscrit comme “lèvres” est en fait l’image d’un oeil. Ci-dessous, un tableau synthétique du code (le logogramme “œil” en question est en bas à gauche).
L’ordre des « Oculistes »
Se rappelant une de ses lectures, MEGYESI fait le lien avec un ordre initiatique allemand qui a existé au XVIIIe siècle dans la ville de Wolfenbüttel : la société (ou l’ordre) des Oculistes. Son intuition est confirmée par le fait que le manuscrit fait référence à des termes propres à cette confrérie peu connue.
On prête au comte Friedrich August von VELTHEIM la création de l’Ordre des Oculistes en 1742. Les membres de cette société se dénommaient entre eux “les plus éclairés”. Fidèle à l’esprit du temps, le but était de créer une communauté pacifique qui travaillerait à faire coexister et travailler ensemble toutes les nations, races et religions de la Terre. Les historiens font d’ailleurs de cette organisation une “annexe” de la franc-maçonnerie, tant sa philosophie et ses rites en sont proches. Ces derniers sont d’ailleurs abondamment décrits dans le Copiale. La particularité de cette organisation est sa symbolique centrée sur l’oeil et la vue. Même s’ils ne semblent pas avoir nécessairement été chirurgiens ou “ophtalmologues” eux-mêmes, les Oculistes considèrent que les yeux sont la véritable porte menant à l’expérience et la révélation mystique. Les “armoiries” de l’ordre sont d’ailleurs l’aiguille à cataracte et le chat, qui peut voir la nuit. Ci-dessous, une petite vidéo (en anglais) présentant cette bien curieuse société secrète.
La cérémonie d’initiation est d’ailleurs bien singulière. Le novice à genoux doit lire une feuille…blanche. Après s’être lavé les yeux avec un chiffon humide, il doit réessayer – en vain bien sûr – puis récidiver après avoir revêtu une paire de lunettes, toujours sans succès. On lui bande les yeux et on lui enlève des cils avec une pince à épiler, opération symbolique censée lui apporter une vision augmentée. Enfin, il lui est demandé à nouveau de lire toujours le même papier, sur lequel ont été écrits dans l’intervalle les principes de l’ordre.
Pour KNIGHT, “le décodage du Copiale ouvre une fenêtre pour l’étude de l’histoire des idées et des sociétés secrètes” . L’intérêt historique est énorme car “les historiens pensent que les sociétés secrètes ont joué un rôle dans les révolutions mais cette hypothèse reste difficile à étayer en raison surtout du fait qu’un grand nombre de documents sont cryptés”.
Le Copiale 3, numérisé, peut être consulté en ligne en ligne , ainsi que les traductions en anglais et en allemand faites par l’équipe américano-suédoise. Beaucoup de documents et d’articles sont disponibles sur le site de l’Institut de linguistique et de philologie d’Uppsala. Pour avoir un résumé complet de cette quête cryptographique – cette fois couronnée de succès – nous vous conseillons la lecture de cet article (en anglais) publié en novembre 2012 sur le site Wired .
Fort de ce succès, KNIGHT s’est attaqué par la suite à d’autres écritures indéchiffrées et des manuscrits mystérieux, dont les lettres du fameux tueur du Zodiaque. Ci-dessous, une interview du chercheur réalisée après l’annonce du décryptage du Copiale.
Bonjour c’est Didier Sedon, le libraire de Bécherel
il y avait un article dans Libé qui devrait vous intéresser. Un mec dans les années 50, schizo, en Italie, dans un H.P., qui écrivait et gravait sur les murs avec l’ aiguillon de son ceinturon. Il avait inventé une écriture. Les murs vont disparaître. L’ancienne directrice du Musée d’Art Brut de Lausanne a fait un bouquin sur ce gars. Impressionnant!
Si ça vous intéresse, je vais essayer de vous retrouver l’article.
J’espère que nous nous retrouverons tous deux en état.
A bientôt.
Didier Sedon
Après recherche, il doit s’agir de Carlo Zinelli qui est devenu une figure importante de l’art brut. Effectivement, il parsemait ses peintures de lettres et de mots incompréhensibles. On ne connaissait pas cette histoire, merci du tuyau !