Les tribulations d’un marchand chinois
Au Ve siècle, la dynastie Zhou, qui dominait une grande partie de la Chine actuelle, entre en déclin et ne peut bientôt plus empêcher le fractionnement du pays en de multiples États théoriquement vassaux, qui finissent par fusionner pour constituer sept grands royaumes rivaux. Débute alors une nouvelle ère, baptisée « période des royaumes combattants ». Un de ces États, le Qin, dirigé d’une main de fer, finit, à la suite d’efficaces réformes dans le domaine militaire, par devenir la puissance la plus prospère et la plus offensive. C’est dans ce royaume que va éclore une des premières entreprises encyclopédiques d’envergure du pays, que l’histoire a retenu sous le nom de Lüshi Chunqiu.
À l’origine du projet, nous trouvons un personnage ambitieux qui a réussi à se hisser aux plus hautes responsabilités ; il s’agit de LÜ BUWEI (ci-dessous). Ce dernier, au départ un simple marchand, ne bénéficiait pourtant d’aucun entregent au niveau politique. Mais le hasard va mettre sur sa route YIREN, un des fils du prince héritier, envoyé comme otage à la cour du royaume rival de Zhao. Originaire du Wei, le commerçant, de passage pour affaires à Handan, capitale du Zhao, a fortuitement l’occasion de faire la connaissance du prisonnier de marque. Alors que ce dernier n’est pas forcément le mieux placé dans la succession – son père ayant eu 20 enfants de ses concubines -, LÜ BUWEI voit d’emblée en lui une “marchandise rare” susceptible de lui permettre de devenir un homme puissant
Dès lors, notre marchand va intriguer pour propulser son “poulain” sur le devant de la scène. Il se rend à la cour du royaume de Qin, multipliant cadeaux et pots-de-vin, et concentre ses efforts sur la première épouse du dauphin qui, n’ayant pas eu de fils, se laisse convaincre d’adopter YIREN. Les efforts de LU BUWEI portent rapidement leurs fruits, de sorte que l’obscur rejeton devient l’héritier officiel du trône. Celui qui est devenu précepteur du prince doit même “céder” sa favorite à son protégé. Un fils – dont les mauvaises langues attribueront la paternité au rusé marchand – nait peu de temps après. Profitant d’un siège et grâce au marchand qui a soudoyé des gardes, YIREN s’évade et regagne la cour de son grand-père. En -251, ce dernier décède, aussitôt remplacé par son fils, qui lui-même meurt trois jours seulement après son couronnement. C’est dans ces conditions que l’ex-otage monte sur le trône sous le nom de ZHUANGXIANG.
LU BUWEI – qu’on accusera par la suite d’avoir “hâté” la succession – est enfin parvenu à ses fins. Devenu chancelier, fonction équivalente à celle d’un Premier ministre, il se fait construire un immense palais, entretenu par 10 000 serviteurs. Après moins de trois années de règne, le nouveau monarque décède à son tour, laissant un fils de 13 ans dénommé ZHENG.
Désormais solidement installé au pouvoir, LU BUWEI, institué tuteur du prince, assure la régence. L’ancien marchand, parvenu au faîte de sa puissance, assure l’expansion du royaume de Qin par une politique avisée. Mais, malgré sa position et sa quasi-omnipotence, il souffre de n’être considéré que comme un “parvenu”, aussi bien méprisé par une partie de l’aristocratie que par les lettrés. Or, si la Chine est divisée en royaumes antagonistes en état de guerre quasi-permanente, elle est également le siège d’une brillante vie artistique et culturelle illustrée par les “Cent écoles de pensées”, dont les plus connues sont le confucianisme et le taoïsme, qui fleuriront entre -770 et -221. Le pays dans son entier est alors parcouru par des érudits, des sages et des “maîtres”, qui dispensent leur savoir et diffusent les textes les plus renommés.
L’ambitieux projet d’une encyclopédie chinoise
LU BUWEI, soucieux de rehausser le prestige d’un royaume qui brille beaucoup moins dans le domaine intellectuel que ses “concurrents” comme ceux de Wei, Chu et Qi, invite les savants, les philosophes et les penseurs qui le désirent, à se rendre à la cour de Qin. Le programme arrêté par le ministre lui-même est très ambitieux : il vise à rassembler, dans un vaste ouvrage, tout le savoir et la sagesse accumulés en Chine depuis des siècles. Signalons quand même qu’une première ébauche de dictionnaire encyclopédique – l’Erya – avait déjà vu le jour à la cour de Zhou, au tournant entre les IVe et IIIe siècles avant notre ère.
Plus de trois mille lettrés, issus des écoles de pensées les plus diverses, souvent antagonistes, répondent à l’appel. En théorie, cette nouvelle somme encyclopédique, d’une ampleur inédite, doit servir à instruire le jeune roi sur l’ordonnancement de l’univers et le guider dans l’exercice de son règne. Très vite, LI SI, un scribe, formé à la philosophie confucianiste, va se démarquer des autres intellectuels. Sortant du lot, il assiste efficacement le chancelier dans son projet, pour finalement devenir son secrétaire particulier et, plus tard, son ministre.
Les travaux, commencés vers -241, avancent vite et, achevés en -239, aboutissent à un ouvrage en 26 rouleaux, riche de 200 000 mots, qui prend le nom de Lüshi Chunqiu ; ce qui peut se traduire par Annales des Printemps et des Automnes de maître Lü, titre inspiré par un célèbre texte du corpus confucéen. Composé de 160 sections, l’ouvrage est divisé en trois parties principales ; le Ji (“Les Almanachs”), qui à travers douze traités décrit les mois de l’année et énumère les activités saisonnières appropriées pour assurer le bon fonctionnement de l’État ; le Lan (“les examens”), qui est la partie la plus fournie – 64 sections en référence au 64 hexagrammes du Yiking – mais aussi la plus éclectique, et qui multiplie les références à d’autres textes aujourd’hui disparus ; et enfin le Lun, qui se présente sous la forme de six discours.
Le sujet récurrent de l’ouvrage est l’art de bien gouverner. Pour autant, les thèmes abordés par le livre, qui fourmille d’anecdotes, de fables, d’allégories et de petites digressions, sont d’une grande diversité ; ils vont de la cosmologie à l’agriculture, de la santé publique à l’hygiène de vie, la médecine traditionnelle et la diététique, en passant par la justice, la morale, la musique et l’occultisme. Le prince idéal, “éclairé” par la sagesse des anciens, garant de l’ordre de l’univers, doit s’occuper de tout sans qu’aucun domaine ne puisse échapper à sa vigilance et à son autorité. Très influencés par le Yinyang jia (école du Yin et du Yang), les auteurs de l’encyclopédie ont mis en avant un lien fondamental entre l’ordre cosmique et l’ordre “terrestre”. À chaque mois correspond une position du Soleil, une constellation, un animal, une note de musique, une saveur, une couleur dominante. Dès lors, toutes les activités humaines doivent se conformer à des rituels pour rester en parfaite harmonie avec la nature et le cycle du temps. Tout écart à cet ordre naturel ne peut se traduire que par des catastrophes, telles que des épidémies. Tous les grands courants de pensée ayant été représentés dans le collège des lettrés réunis à cette occasion, le Lüshi Chunqiu tente de réaliser une synthèse sur les différentes conceptions du pouvoir et de l’art de gouverner tels que développés dans le confucianisme, le mohisme, le légisme et le taoïsme.
Très fier du travail réalisé, LÜ BUWEI fait afficher l’intégralité du texte sur les marchés ainsi que sur la porte principale de Xianjang, capitale de Qin. Il va jusqu’à faire une promesse : une récompense de mille taels d’or sera offerte à celui qui pourrait ajouter ou retrancher un mot à cet ouvrage. Bien entendu personne n’aura la témérité ou l’inconscience de se livrer à cet exercice, de crainte de devoir affronter l’inévitable et terrible courroux du ministre, qui définissait ainsi ce qu’il considérait comme un “chef-d’œuvre” : « Le présent est dans le passé, tout comme les anciens sont dans le futur ! »
La disgrâce du marchand-chancelier
Le régent ne peut profiter longtemps du prestige intellectuel que lui procure cette somme encyclopédique. Il se trouve impliqué, à un degré de responsabilité qui varie selon les sources, dans une rocambolesque et tragique histoire de mœurs, qui lui vaut une disgrâce définitive. La reine mère qui, rappelons-le, est son ancienne concubine, s’éprend en effet de LAO AI, un courtisan extravagant que le chancelier fait accuser d’un crime et condamner à la castration. Mais la sentence n’est pas exécutée et le faux eunuque, incorporé au personnel de la reine, lui donne clandestinement deux enfants. Le jeune roi, qui a atteint sa majorité, ayant découvert la vérité, fait exécuter l’amant de sa mère. Éclaboussé par le scandale, le chancelier, déchu de ses fonctions, est contraint de quitter la cour sans que ce départ suffise à calmer le ressentiment du jeune monarque, qui souhaite l’exiler dans une lointaine province. Se sachant en sursis et soucieux de s’éviter une mort infâmante, LÜ BUWEI se suicide en -235 en absorbant une boisson empoisonnée.
Le Lüshi Chunqiu suivra l’ex-chancelier dans sa disgrâce et sera pour ainsi dire quasiment oublié. Il ne servira guère à celui qui allait devenir le terrible et tyrannique premier empereur de Chine sous le nom de QIN SHI HUANGDI. Par ailleurs, ce souverain tout-puissant – dont la puissance inédite devra beaucoup au travail de son ancien tuteur – se singularisera par une volonté quasi “totalitaire” de tuer dans l’œuf toute idée subversive contre son pouvoir. Il fera pratiquer des autodafés, faisant disparaître par la même occasion la majorité des écrits des Cent Écoles de pensées. L’ouvrage sera en partie réhabilité sous la dynastie suivante des Han, dont les empereurs chercheront à effectuer une synthèse “standardisée” des différents courants de pensée, compatible avec leur conception absolutiste du pouvoir impérial. Un brillant érudit du IIe siècle, du nom de GAO YOU, va réviser, réorganiser et commenter un texte qui deviendra un classique, lu et étudié pendant toute la période impériale. Nous vous présentons ci-dessous un exemplaire datant de l’époque Qing.
D’autres tentatives encyclopédiques verront le jour au cours des dynasties suivantes, telles que le Shiben et le Huanglan, mais c’est sous le règne des très brillantes dynasties Tang, Song et Ming que l’encyclopédisme chinois va connaître un véritable âge d’or, avec comme point d’orgue le fameux Yongle Dadian, qui sera pendant près de six siècles la plus grande encyclopédie jamais publiée dans le monde. Avec cet ouvrage emblématique, le mouvement encyclopédique “impérial”, initié il y a bien longtemps par le marchand-chancelier, trouvera son point d’orgue.