Un maharajah éclairé
Avant le XXe siècle, l’Inde n’aura produit que peu d’encyclopédies générales, à l’exception notable de l’Amarakosha, premier thésaurus connu de la langue sanskrite datée du Ve siècle. Alors que le sous-continent se trouve sous domination britannique depuis plus d’un demi-siècle, le souverain d’un petit royaume de l’ouest du pays, du nom de BHAGVATSINGH (ci-dessous), entreprend de soutenir la rédaction d’une encyclopédie “indigène”, inspirée du modèle occidental et rédigée dans la langue régionale, le gujarati.
Né en 1865, il est le troisième fils du souverain du petit État de Gondal, situé au cœur du Gujarat, qui bénéficie d’une relative autonomie bien que soumis à l’administration du British Raj. Seul descendant mâle survivant du roi défunt, il monte sur le trône à l’âge de quatre ans, mais il ne régnera seul qu’à partir de 1884. Après être passé par le Rajkumar College, spécialement créé par les Britanniques pour assimiler les membres des familles princières, il part réaliser un tour du monde. En 1892, il est en Écosse pour étudier la médecine, et y acquiert le titre de docteur trois ans plus tard, devenant ainsi le premier maharajah titulaire d’un diplôme d’enseignement supérieur. Quelques mois plus tard, il est admis au sein du prestigieux Royal college of physicians of Edinburg. Toujours fidèle à sa vocation de médecin, il accédera quelques décennies plus tard à la fonction de vice-président de l’Indian Medical Association.
Dans son royaume, celui qui sera bientôt surnommé “Gondal Bapu” (“le père de Gondal”) se pose en chef d’État réformateur. Avec le soutien de la reine, il promeut la condition féminine, abolit le purdah et le zenana, et parvient à imposer une éducation gratuite et obligatoire pour tous les enfants dans chaque village. Bâtisseur, il fait appel à des ingénieurs pour doter son État d’infrastructures modernes, améliorer l’agriculture et l’irrigation, introduire l’électricité et le chemin de fer, tout en supprimant taxes et impôts.
Un souverain lexicographe
Une fois son royaume devenu un des territoires les mieux administrés de l’Inde, notre rajah se lance dans la réalisation d’un très vaste dictionnaire encyclopédique, qui prendra le nom de Bhagavadgomandal, également orthographié Bhagwadgomandal, un mot-valise qui peut se traduire de plusieurs manières : “Dictionnaire de Bhagvatsingh”, “Trésor de la connaissance” ou encore “grandeur de Gondal”.
BHAGVATSINGH, auteur de plusieurs livres et collaborateur de diverses revues, se comporte comme un prince lettré, intéressé par la richesse culturelle et linguistique d’un royaume dans lequel il impose le gujarati comme langue administrative. Son ambition le conduit à vouloir doter sa langue natale d’un ouvrage comparable à l’Encyclopedia Britannica. Taraudé de longue date par ce projet, il a commencé dès 1915 à collecter, noter et étudier les mots qui lui semblaient intéressants ou insolites. En octobre 1928, il réunit une équipe éditoriale dédiée à son projet, dont il confie la direction à son conseiller culturel, Chandubhai BAHECHARBHAI PATEL. C’est à ce dernier que le rajah remet un lexique de plus de 20 000 mots qu’il a lui-même collectés pour servir de base au futur dictionnaire.
Langue indo-européenne proche du rajasthani, le gujarati avait déjà fait l’objet de plusieurs réalisations lexicographiques. En effet, dès 1808, un premier glossaire de 463 mots avait été réalisé par un chirurgien anglais. D’autres tentatives bilingues ou plurilingues plus abouties se succèdent au cours des décennies suivantes, mais leurs champs lexicaux restent limités car ils ne tiennent pas compte de la grande variété dialectale de cette langue. Le premier grand dictionnaire monolingue de gujarati, le Narma Kosh, réalisé par le poète NARMAD et publié en 1861, propose plus de 25 000 mots. Enfin, soutenu par GANDHI, originaire du Gujarat, le Jodani Kosh, un dictionnaire codifiant l’orthographe et la prononciation de sa langue maternelle, attendra finalement avril 1929 pour être publié.
Le projet du Bhagavadgomandal entend surpasser les tentatives précédentes en réalisant un inventaire lexicographique le plus large possible, qui appréhende tout à la fois la langue savante et littéraire et le parler populaire. Pendant près de 16 années, un travail titanesque est accompli par les lexicographes, qui épluchent consciencieusement la littérature ancienne et moderne, les journaux, toutes sortes de brochures et de prospectus, et même les premières productions cinématographiques.
Notre maharajah-lexicographe fait publier et diffuser très largement, jusque dans les régions reculées, un appel public au volontariat qu’il formule ainsi : “Contribuez selon vos moyens et coopérez directement avec ce projet pour vous assurer qu’il est illustré par des phrases appropriées des livres d’écrivains réputés ; corresponde à la réalité ; comporte des illustrations picturales, si nécessaire, et rapporte des mots parlés utilisés par le public des zones rurales dans leur travail et leur communication au quotidien.” Sollicité par le rajah pour rédiger la préface, GANDHI lui fait parvenir cette réponse : “Je n’ai pas les compétences pour écrire l’introduction. Mais je suis enchanté par votre courageuse entreprise. Je crois que ce sera un grand service rendu à notre langue maternelle.”
Une encyclopédie géante
Le 25 août 1944, un premier volume de 900 pages est publié (ci-dessous, une page de l’ouvrage) mais, frappé par un coup du sort, BHAGVATSINGH n’assistera pas à la concrétisation de son rêve. En effet, il est décédé quatre mois plus tôt, au terme de 74 ans de règne.
Bien que l’indépendance de l’Inde ait définitivement aboli les derniers pouvoirs des États princiers, les successeurs de notre souverain lexicographe poursuivront son œuvre en publiant neuf tomes entre 1944 et 1955. Les autorités subventionneront l’ouvrage pour qu’il puisse être proposé à la vente à un prix raisonnable (146 au lieu de 545 roupies).
Au final, les 9 270 pages du Bhagavadgomandal recensent 281 377 mots, 28 156 expressions et plus de 10 000 proverbes ; ce qui en fait, et de loin, le dictionnaire le plus complet de gujarati. À titre d’exemple, il recense 62 sens différents pour le mot Kala, qui n’avait droit qu’à quelques lignes dans les autres lexiques existants. Mais si la langue est au cœur de l’ouvrage, elle n’en est pas le seul centre d’intérêt, car il constitue une véritable encyclopédie. En effet, si l’ouvrage propose des biographies, il traite également de sujets aussi divers que l’histoire, les traditions, la musique, la navigation, la construction navale, les sciences, la médecine, l’astrologie, le droit, les arts, sans oublier la botanique, la zoologie, l’équitation, les sports, les vêtements et les bijoux. L’ouvrage recense également tout le vocabulaire spécifique aux différentes communautés religieuses de la région : hindous, musulmans, parsis et jaïns.
Un premier tirage, limité à 500 exemplaires, est rapidement épuisé. En 1987, une nouvelle édition voit le jour, et son grand succès de librairie, en dépit d’un prix relativement élevé, témoigne du fait que la renommée et la réputation du livre sont demeurées intactes malgré le temps écoulé depuis sa rédaction. En 2008, il est de nouveau édité, pendant qu’en parallèle une version numérique, réalisée en avril 2009 par l’équipe de gujaratilexicon, permet de rendre désormais l’ouvrage accessible à toute la population.