Le monde des langues forgées
Dans la grande famille des langues, nous rencontrons une catégorie bien particulière, celle des langues dites construites. Celles-ci se distinguent par le fait qu’elles ne sont pas le fruit d’une lente évolution plus ou moins spontanée, mais qu’au contraire elles ont été forgées de manière totalement planifiée, en un temps très court, par un groupe réduit de personnes, voire même par un seul individu, qui les ont dotées d’une grammaire et d’un lexique nouveaux.
Ces langues artificielles ne poursuivent pas toutes le même objectif. En effet, certaines d’entre elles, héritières du projet philosophique de langue universelle destinée à faciliter la compréhension entre les hommes, ont été construites depuis le XIXe siècle. Mais dans cette catégorie, la seule qui, jusqu’à nos jours, soit parvenue à perdurer en conservant un nombre conséquent de locuteurs reste l’espéranto. Hors de cette quête universaliste, le monde des arts a lui aussi imaginé depuis longtemps des langues artificielles, dont certaines ont fait des adeptes. Parmi les centaines de langues construites identifiées à ce jour, nous allons aujourd’hui nous intéresser à l’une d’elles, vieille de plus de quatre siècles et, à ce titre, une des plus anciennes du genre : le Bâleybelen.
Également orthographiée, Balaibalan ou Bala-i-Balan, cette langue d’origine orientale, encore entourée de bien des mystères, ne nous est connue que par deux manuscrits datés de 1574, l’un conservé à la Bibliothèque nationale de France, l’autre à la bibliothèque de l’université de Princeton (ci-dessous deux pages de l’exemplaire américain du Kitab-al Bâleybelen).
Le Bâleybelen, une langue élitiste et mystérieuse
Ce qui différencie réellement le Bâleybelen des autres langues “forgées” tient au fait qu’il n’a été conçu que pour servir de langue liturgique dans un cadre restreint, celui d’une confrérie dénommée Gülseni (ou Gülseniyye), rattachée au soufisme.
Pour accéder à Dieu, ce mouvement mystique islamique préfère l’expérience spirituelle et l’ascèse à l’étude des textes sacrés. Les derviches et les fakirs sont, dans l’imaginaire collectif, les figures les plus emblématiques de cette mouvance. Le soufisme, qui émerge après la mort de MAHOMET, ne s’organisera en tariqa (confrérie) qu’aux siècles suivants. À partir du foyer originel mésopotamien, des communautés essaimeront alors dans l’ensemble du monde musulman, aussi bien sunnite que chiite, de l’Inde à l’Afrique du Nord, en passant par l’Asie centrale, la Perse, la Turquie et le Caucase. Ces confréries seront souvent objets de suspicion voire de persécution de la part des autorités, qui les considéreront comme des foyers d’hétérodoxie.
Derviche soufi originaire d’Anatolie, Ibrahim GÜLSENI s’installe en Égypte vers 1507-1510. Proche de l’école Halveti, qui prône une forme de discipline spirituelle très stricte axée sur l’ascèse et la retraite, il s’attache un nombre croissant d’adeptes et de sympathisants, y compris dans l’armée ottomane. Accusé d’être un hérétique et convoqué à Istanbul par le sultan, il parvient à se disculper et même à obtenir une protection à l’égard de son école.
Parmi les étudiants venus rejoindre cette communauté, figure un derviche du nom de MUHYI. Venu d’Edirne, mais issu d’une famille originaire de Shiraz, cet homme se trouve être tout à la fois un poète et un écrivain prolifique, mais également un érudit et un polyglotte accompli. MUHYI décide, avec très certainement l’assistance de toute une équipe de linguistes, de créer une nouvelle langue. Certaines sources laissent penser que ce projet aurait déjà été initié au XIVe siècle, par le mystique persan FAZLALLAH ASTARABADI, créateur du courant soufi chiite de l’hurufisme ; mais cette hypothèse longtemps privilégiée est aujourd’hui abandonnée, aucune archive ne venant la corroborer.
Basée sur un alphabet de 33 lettres d’inspiration arabo-persique dans sa version ottomane, cette langue prend le nom de Bâleybelen (la traduction de ce terme mystérieux, sujette à caution, pourrait signifier “la langue du créateur, de celui qui donne la vie” ou “la langue de ceux qui n’ont pas de langue”).
Contrairement à la majorité des langues artificielles qui suivront, le Bâleybelen n’a pas de vocation universaliste et n’est pas destiné à être utilisé dans la vie quotidienne. Selon toutes les apparences, ce langage n’a été conçu que pour être utilisé au sein de la confrérie, comme une langue liturgique et poétique, dont l’usage est réservé à ses seuls membres.
Le Bâleybelen n’est pas une langue construite ex nihilo. Il s’inspire des trois grandes langues du monde musulman de l’époque : l’arabe, le persan et le turc. Son écriture et sa syntaxe sont très proches de l’arabe classique, mais il adopte également la structure agglutinante de la langue turque, avec l’utilisation de préfixes et de suffixes. Dépourvue de genre, cette langue recourt à une conjugaison à trois temps (passé, présent continu et futur simple), tout en possédant deux voix (passive et active) et un mode impératif. Dans son ensemble, le Bâleybelen se révèle, à l’usage, simple à apprendre et à pratiquer.
Son lexique est riche de près de 17 000 mots, la plupart inventés à partir d’une racine déjà existante dont les lettres ont été inversées. Le vocabulaire comprend de nombreux emprunts dont le sens est modifié de manière allégorique : par exemple, Pîr vient du persan, mais alors qu’il signifie à l’origine Maître spirituel, il veut dire Miroir, tandis que Gûlab, qui correspond à Eau de rose (et dans la poésie à Larmes), prend le sens de Joues. Quant au mot Mîm (Bouche), il doit son nom à la lettre arabe homonyme, dont le tracé est poétiquement comparé à celui d’une bouche ouverte.
Un langage retrouvé…
Suite à la mort, en 1604, de celui qu’on appelle désormais MUHYI I-GÜLSENI, le Bâleybelen cesse rapidement d’être utilisé, avant de s’éteindre pour de bon. Mais, près de deux siècles plus tard, un manuscrit rédigé dans cette langue est découvert par l’orientaliste Jean-Baptiste ROUSSEAU qui, l’ayant consulté à Bagdad, en parle à un autre éminent arabisant, Antoine-Isaac SILVESTRE de SACY. Ce dernier prend connaissance de l’exemplaire présent à Paris et, après en avoir étudié le texte, le publie en 1813 dans le neuvième tome des Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque impériale. Dans un long article intitulé Le Capital des objets recherchés et le chapitre des choses attendues, ou Dictionnaire de l’idiome Balaïbalan (ci-dessous), SACY décrit l’ouvrage et en détaille le contenu.
Le livre comporte plusieurs parties : les six premières traitent des verbes, des substantifs, de la conjugaison, des pronoms et de la syntaxe ; la septième représente le dictionnaire proprement dit. Chaque mot du dictionnaire, traduit en turc ottoman, persan et arabe, est assorti de nombreuses notes qui en précisent le sens ou l’usage.
À la suite de cette publication, le Bâleybelen sera redécouvert par le monde musulman, avec d’autant plus d’intérêt que d’autres documents, contenant des pages écrites dans cette langue, sont retrouvés dans la Bibliothèque nationale d’Égypte. De son côté, un jeune “idéolinguiste” turc, nommé Ersen YESER, entreprend de créer une nouvelle langue inspirée de l’ancienne, sous le nom de Yeni Bâleybelen (Nouveau Bâleybelen). En Turquie, le professeur Mustafa KOC publie en 2006 une édition commentée de la grammaire et du dictionnaire de MUHYI I-GÜLSENI.
La motivation de la création de cet « espéranto soufi » demeure mystérieuse. S’agissait-il de la volonté de garder secret le contenu du culte et des pratiques, en séparant les simples fidèles des initiés ? Était-ce l’ébauche d’une langue universelle musulmane, d’abord expérimentée dans un groupe très restreint de locuteurs ? Son initiateur voulait-il recréer la langue originelle qu’ADAM parlait au paradis ? Une hypothèse est souvent avancée : comme Dieu a successivement utilisé des langues différentes, s’adressant en hébreu à ABRAHAM, en araméen à JÉSUS et en arabe à MAHOMET, MUHYI et ses disciples auraient cherché à “anticiper” la langue de la prochaine révélation divine.
Pour en savoir plus, vous pouvez vous reporter à cet article de l’Encyclopaedia Iranica et, à l’attention de nos amis turcophones, nous reprenons ci-joint l’interview du professeur KOC, le grand spécialiste du sujet.