Mamelouks : les esclaves sur le trône !
Après avoir supprimé en 1250 le dernier souverain de la dynastie Ayyubide, les nouveaux maîtres du Proche-Orient sont issus de la caste militaire des Mamelouks. Majoritairement originaires du Caucase et d’Asie centrale, ces anciens soldats esclaves parviennent à fonder un nouveau sultanat, dont l’une des grandes originalités est de choisir ses élites, génération après génération, parmi des enfants qui, nés chrétiens, ont été capturés comme esclaves. Une fois convertis et affranchis, ils reçoivent une formation militaire qui leur confère un solide esprit de corps et permet aux plus méritants d’accéder aux fonctions dirigeantes. En quelques décennies, ce nouvel État devient un Empire qui, à son apogée, s’étendra de l’Égypte à la Syrie, incluant la Cyrénaïque, le Hedjaz, les confins de l’Arménie et la côte du Levant où sont réduites les dernières enclaves franques. Les sultans mamelouks profitent de l’effacement des Abbassides et de Bagdad, victimes de l’expansion mongole, ainsi que du déclin des Seldjoukides, pour forger un État puissant et organisé qui prend Le Caire pour capitale.
Sous l’impulsion des nouveaux sultans, cette ville déjà importante et prospère va devenir pour quelques siècles la grande métropole du monde arabo-musulman. Enrichis par leur monopole du commerce avec l’Occident, les souverains mamelouks vont bouleverser l’urbanisme d’une cité qui, au milieu du XIVe siècle, devient l’une des plus grandes villes du monde, mais également un pôle artistique et intellectuel majeur pour l’ensemble du monde musulman. Un renouveau encyclopédique s’épanouit en Égypte avec, en particulier, IBN-KHALDOUN, auteur des Muqaddima, et AL-NOWAÏRI (ou AL-NUWAYRI), célèbre pour avoir rédigé le Nihayat al-arab fi funûn al-adab (L’ambition ultime dans les arts de l’érudition), une des plus importantes encyclopédies du monde arabe, sur laquelle nous reviendrons dans un billet ultérieur. Dans la même veine, nous allons nous intéresser aujourd’hui à un troisième personnage, dont la biographie reste en grande partie obscure : Ahmad AL-QALQASHANDI (ci-dessous, une représentation contemporaine). Notre homme est l’auteur d’une somme encyclopédique intitulée Ṣubḥ al-Aʿshá fī Ṣināʿat al-Inshā, soit “Le point du jour pour les aveugles dans l’art de la composition des documents de la chancellerie”, plus connue sous la forme abrégée de Ṣubḥ al-aʿshā.
Un encyclopédiste égyptien
AL-QALQASHANDI, né dans le delta du Nil vers 1355, suit durant sa jeunesse une éducation poussée à Alexandrie et au Caire. Devenu un maître en grammaire et rhétorique, il perfectionne ses connaissances en histoire, en droit et dans la plupart des sciences. Intégré, à un niveau assez modeste, dans l’administration de l’état mamelouk, nous le retrouvons à la chancellerie au bureau de la correspondance (Diwan al-Darj), un organisme chargé de rédiger et diffuser les écrits officiels du sultan et de l’administration. Simple secrétaire, il est vraisemblable que ses talents lui ont valu une promotion, puisque certaines sources affirment que, pendant deux ans, il aurait été l’adjoint d’un gouverneur. Quoi qu’il en soit, assuré de l’estime de sa hiérarchie il se voit confier, peut-être par le sultan lui-même, la rédaction de sa grande œuvre. La date reste incertaine, mais tout laisse à penser que le texte aurait été écrit entre 805 et 814 (calendrier islamique). Retiré de la vie publique, AL-QALQASHANDI serait décédé au Caire vers 1418.
Une des particularités de cette encyclopédie réside dans le fait qu’elle n’a pas été conçue pour être diffusée comme un outil d’érudition, mais uniquement pour servir de vaste vade-mecum aux fonctionnaires et aux agents du pouvoir. Le but de l’ouvrage est de dresser un panorama le plus complet possible des connaissances utiles, dans le style d’un manuel de culture générale. Il s’adresse à tous ceux qui participent au gouvernement d’un vaste Empire peuplé de populations aux usages et aux coutumes très différents. Pour rédiger son livre, AL-QALQASHANDI s’appuie sur un ouvrage antérieur, écrit par un autre fonctionnaire-écrivain du nom de Shihab AL-UMARI, le Masālik al-abṣār fī mamālik al-amṣār qui, de dimensions plus modestes que la sienne, constituait une première tentative d’encyclopédie « administrative ».
Le Ṣubḥ al-Aʿshá (ci-dessous la page d’une copie du XVIIIe siècle) se compose de dix sections, précédées d’une longue introduction dans laquelle l’auteur revient sur le travail de l’écriture et le fonctionnement de la chancellerie.
Le miroir d’une civilisation
Sans surprise, l’ouvrage, s’attardant sur la formation des secrétaires et des rédacteurs des ministères, passe en revue les différents types de courriers ou de décrets. AL-QALQASHANDI insiste sur la nécessité, pour les fonctionnaires du sultan, d’allier des talents d’écrivain à la maîtrise de l’art calligraphique, afin d’être en capacité de déchiffrer les différentes écritures et acquérir des connaissances approfondies en langues. Les sections consacrées à l’histoire et la géographie traitent de l’Égypte après l’arrivée de l’islam, de la Syrie et du Levant, et enfin des pays orientaux et occidentaux en relations diplomatiques et commerciales avec l’Empire mamelouk. L’organisation administrative du sultanat, la hiérarchie des serviteurs de l’État, les règles de succession et même la philosophie politique, font l’objet de longs développements. Logiquement, l’histoire politique et dynastique du Moyen-Orient occupe la plus grande place avec des listes de sultans, de princes et de chefs religieux. Mais AL-QALQASHANDI ne néglige pas de décrire les populations des différentes provinces et leurs coutumes. C’est ainsi que la faune, la flore et les minéraux de chaque contrée sont passés en revue, comme les diverses formes de turban, les costumes traditionnels, la cosmographie et l’art de mesurer le temps ; les sujets non musulmans, soumis au régime de la dhimma, font aussi l’objet de chapitres détaillés.
Dans cette somme encyclopédique, dépourvue d’index mais subdivisée en un très grand nombre de chapitres, AL-QALQASHANDI aborde deux sujets qui peuvent a priori nous sembler insolites. Le premier touche à la colombophilie, pratique sportive très estimée dans le monde arabe mais qui constitue également un moyen de communication pour transmettre, de manière discrète et relativement rapide, des messages d’un bout à l’autre de l’Empire. Le second sujet, celui qui a focalisé l’attention de nombreux chercheurs, n’est autre que la cryptographie, c’est-à-dire l’art de coder et de décoder les messages cryptés. Le Ṣubḥ al-Aʿshá est un des premiers ouvrages connus à décrire en détail un système du chiffrement par substitution et par transposition. Il contient en outre un code polyalphabétique qui, plus sophistiqué, associe les deux autres formes de codage.
Cette encyclopédie, alors une des plus vastes du monde musulman, va rester pendant des siècles la référence dans le cercle restreint des érudits, faisant la fierté du milieu intellectuel égyptien. Sa renommée perdurera après la chute des Mamelouks et le passage de l’Égypte et de la Syrie sous la domination ottomane. Une version abrégée sera imprimée en 1903 puis, à l’époque où l’Égypte, toujours officiellement territoire ottoman, est devenue de fait un protectorat britannique, sortira entre 1913 et 1922 une version intégrale (ci-dessous) en 14 volumes.
Les commentaires et l’impression de l’ouvrage ont été supervisés par Muhammad ‘ABD AL-RASUL IBRAHIM, un des responsables de l’organe officiel d’édition du pays, Al-Matba’ah al-Amiriyah. Dès le XIXe siècle en Europe, le manuscrit intéresse également les historiens et les universitaires, tel l’orientaliste allemand Ferdinand WÜSTENFELD qui, en 1879, publie une traduction du livre sous le titre Die geographie und verwaltung von Ägypten. À la suite de cette diffusion élargie, ce livre deviendra un classique étudié dans l’ensemble du monde arabophone.
Si vous maîtrisez la langue arabe, il vous est possible de visionner ici un résumé de la vie et de l’œuvre d’AL-QALQASHANDI, réalisé par le professeur Ismail SERAGELDIN de la Bibliotheca Alexandrina.