Roger CARATINI, un talentueux soliste
L’élaboration d’une grande encyclopédie est un travail exigeant et chronophage. Le plus souvent il est le fruit d’un travail d’équipe piloté par un ou plusieurs directeurs de publication, qui se chargent d’organiser et de répartir le travail selon un plan d’ensemble et un cahier des charges éditorial préétabli. C’est ensuite à un directoire qu’il revient de surveiller et de valider un contenu rédigé par plusieurs collaborateurs. Dès lors, imaginer qu’un individu puisse s’engager tout seul dans une entreprise de cette envergure peut paraître impensable. C’est pourtant cet incroyable défi qu’a réussi à relever Roger CARATINI (ci-dessous), en devenant, au siècle dernier, l’unique auteur de L’Encyclopédie Bordas.
Né en 1924 à Paris, d’une mère professeur d’anglais et d’un père militant communiste employé des douanes, l’homme, animé dès sa prime jeunesse par un goût forcené pour le savoir, commence à accumuler d’innombrables connaissances dans les domaines les plus divers. Bachelier à 16 ans, il passe l’agrégation de philosophie ainsi qu’une licence de mathématiques, tout en suivant en parallèle des études de médecine. Il ne s’arrête pas là car, passionné par les civilisations mésopotamiennes antiques, il apprend le sumérien et rédige plusieurs textes érudits, dont une thèse sur les mathématiques et la géométrie des Babyloniens. Après quelques années passées comme professeur de philosophie, c’est vers la profession de psychanalyste spécialisé dans les enfants et les adolescents que va se porter le choix de notre touche-à-tout aussi bien scientifique que littéraire. Pendant 17 ans, il exercera son activité de psychanalyste tout en dirigeant, un temps, un collège privé dans les Yvelines.
C’est en 1966 qu’intervient la rencontre qui va lui faire prendre un nouveau cap. Alors qu’il projette déjà d’abandonner son métier “pour faire un film sur les Kurdes”, l’occasion lui est donnée de s’entretenir longuement avec Pierre BORDAS. Ce dernier, après avoir été commissaire dans la marine marchande, a créé avec son frère en 1944 les éditions Bordas. Longtemps tournée vers la bibliophilie et la littérature – l’un de ses fleurons étant le fameux Lagarde et Michard –, la maison d’édition a alors entrepris de diversifier son catalogue, avec des ouvrages de vulgarisation et de pédagogie. Impressionné par l’extraordinaire érudition de celui qui sera parfois surnommé “le nouveau PIC de LA MIRANDOLE” – en référence à l’humaniste italien qui avait la réputation d’avoir été l’homme le plus cultivé de son temps -, BORDAS le met au défi de réaliser une encyclopédie, en lui lançant en guise de boutade “puisque vous savez tout !”. D’emblée, CARATINI accepte la proposition avec enthousiasme, saisissant au vol l’occasion dont rêve tout érudit : réaliser sa propre synthèse du savoir humain.
Plusieurs années durant, il va travailler comme un véritable forçat – plus de dix heures par jour en moyenne et souvent près de quinze -, épaulé par sa femme et ponctuellement assisté par quelques spécialistes pour les sujets qu’il maîtrise moins. Le premier volume de L’Encyclopédie Bordas – ou plus exactement la Bordas Encyclopédie si on se réfère au titre inscrit sur la couverture -, consacré à la vie animale (ci-dessous), peut sortir en 1968. Les 22 autres tomes – Philosophies et religions, Astronomie, Histoire universelle, Les Lois de la nature, Jeux, divertissements et sports, L’Aventure littéraire de l’humanité, Matière inerte, matière vivante, Art de l’ingénieur, etc. – paraîtront à un rythme soutenu jusqu’en 1975, date à laquelle le hors-série Beaux-Arts encyclopédie vient compléter l’ensemble.
Si, à la même époque, cette nouvelle encyclopédie doit affronter la rude concurrence de l’Encyclopaedia universalis et de la Grande Encyclopédie Larousse en 21 volumes, elle connaît un réel succès populaire ; de sorte qu’au fil des rééditions successives ce sont près de 3 millions d’exemplaires qui vont être vendus.
Une encyclopédie novatrice et subjective
Outre le fait qu’il ait été rédigé par un auteur unique, cet ouvrage présente une autre spécificité. En effet, CARATINI a opté pour une organisation thématique, qui s’accompagne d’une numérotation des chapitres inspirée de la classification décimale universelle, se démarquant ainsi clairement de toutes les autres grandes encyclopédies du marché. Il juge ce type de classification plus apte à l’organisation du savoir et moins intimidant pour le lecteur qu’un classement strictement alphabétique. “J’ai toujours eu en horreur la culture de bottin des encyclopédies alphabétiques”, résume-t-il en prenant, malgré tout, la précaution de fournir in fine au lecteur un index classique.
L’autre singularité de l’encyclopédie, abondamment soulignée à sa sortie par les critiques, réside dans le fait que l’auteur n’hésite pas à se montrer subjectif et à faire partager ses opinions. Il l’avoue d’ailleurs sans ambages, déclarant en 1974 qu’il lui a “semblé nécessaire de bousculer certaines valeurs consacrées”. Volontiers iconoclaste et direct, mais toujours mesuré et courtois dans la forme, il relativise la portée de l’œuvre de certaines personnalités qu’il juge surestimées, comme COCTEAU, CAMUS, GIDE, François TRUFFAUT ou encore Louis MALLE, dont il estime la filmographie “froide et pleine de concessions commerciales”. CARATINI se définit lui-même comme un “divulgateur critique”, terme qu’il juge plus approprié à son travail que celui de “vulgarisateur”. Si les comptes rendus de l’époque font état de nombreuses erreurs de détail, tous reconnaissent que l’ouvrage est “agréable à parcourir”, saluant le travail accompli par notre érudit, qui n’est pas sans nous rappeler un autre encyclopédiste autodidacte : le créateur du fameux Quid, Dominique FRÉMY, par ailleurs un de ses anciens élèves.
Par la suite, CARATINI, travailleur infatigable, continuera à publier des livres – jusqu’à trois par an – sur des sujets allant de la science à la philosophie, de l’histoire à la religion, en passant par la Corse natale de ses parents. Citons, parmi ses très nombreuses réalisations : L’Année de la science, La Force des faibles : Encyclopédie mondiale des minorités ; Vent de philo : sur les chemins de la philosophie ; Jules CÉSAR ; ou encore le Dictionnaire des découvertes (ci-dessous).
Personnalité truculente au caractère bien trempé, CARATINI ne sera pas exempt de polémiques. Prompt à dénoncer les impostures – comme par exemple celles touchant NAPOLÉON, VERCINGÉTORIX et la civilisation de l’Égypte antique –, il n’hésite pas à adopter des raccourcis et des jugements à l’emporte-pièce ; ses partis pris ne lui valent pas que des amis, certains ayant beau jeu de relever dans ses livres des approximations, des erreurs et des anachronismes.
En procès avec l’éditeur
Pendant que notre auteur poursuit sa prolifique carrière d’écrivain, les éditions Bordas entreprennent de remanier en profondeur leur encyclopédie phare pour en relancer les ventes en la rendant moins onéreuse. C’est ainsi qu’une Nouvelle Encyclopédie Bordas est publiée dans les années 1980.
Alors qu’il visite la Foire du livre de Francfort en 1985, CARATINI découvre sur le stand de l’éditeur cet ouvrage en évidence en lieu et place de son encyclopédie habituellement mise en valeur comme l’un des fleurons de Bordas. Après examen, il arrive à la conclusion que l’éditeur a recyclé, dans cette nouvelle présentation, une ancienne encyclopédie générale classique autrefois achetée à un éditeur suédois, qui est diffusée en France depuis 1971 sous le titre Focus. Notre homme voit rouge, considérant que, malgré des ventes correctes, l’éditeur a sabordé “son” encyclopédie pour la remplacer par Focus aux yeux du grand public. Plus grave, il y voit une tromperie manifeste, puisque le titre laisse entendre qu’il s’agirait de la nouvelle mouture de la Bordas Encyclopédie, ce qui effectivement n’est pas le cas. Bien que Bordas rejette ces accusations, arguant que la précédente encyclopédie “ne correspondait plus au goût du public” et que “les ventes fléchissaient”, CARATINI attaque la maison d’édition en justice. En 1988, il gagne son procès contre l’éditeur, qui est condamné à 650 000 francs de dommages et intérêts.
Après avoir signé plus d’une cinquantaine de titres, CARATINI meurt le 27 mai 2009. Loin de faire l’unanimité, ce personnage à part aura eu le grand mérite de vouloir associer “l’érudition à l’humanisme” et de contribuer à la diffusion d’une culture accessible au plus grand nombre.
Dans cet article de juin 2009, le journal Le Monde lui rendait hommage et retraçait sa carrière.