Dans son livre Exercices de style, publié en 1947, Raymond QUENEAU relève le pari de raconter une histoire courte de 99 manières différentes. L’histoire elle-même tient en quelques phrases : un narrateur rencontre dans un bus un jeune homme au long cou, coiffé d’un chapeau mou orné d’une tresse en guise de ruban. Celui-ci, après une altercation avec un voyageur qui lui marche sur les pieds, change de place. Plus tard, le narrateur rencontre de nouveau ce jeune homme devant la gare Saint-Lazare en train de discuter avec un ami qui lui conseille d’ajuster un bouton de son pardessus. Cette mini-intrigue est donc relatée alternativement à partir d’anglicismes, d’onomatopées, d’homophones, en vers libres, en interjections, en lipogrammes, ou encore dans un style officiel ou philosophique.
Parmi cet étonnant florilège de langages, il en est un qui nous semble a priori bien ésotérique. Jugez plutôt : « Un lourjingue vers lidimège sur la lateformeplic arrière d’un lobustotem, je gaffe un lypètinge avec un long loukem et un lapeauchard entouré d’un lalongif au lieu de lubanrogue. Soudain il se met à lenlèguer son loisinvé parce qu’il lui larchemait sur les miépouilles. Mais pas lavèbre il se trissa vers une lacepème lidévée. Plus tard je le gaffe devant la laregame Laintsoin Lazarelouille avec un lypetogue dans son lenregome qui lui donnait des lonseilcons à propos d’un loutonbé. » Quel est donc cet étrange sabir, que l’on devine argotique et qui n’est pas sans évoquer le javanais ou le verlan ? Contre toute attente, il ne s’agit pas d’un langage codé issu des “bas-fonds” ou d’une jeunesse à la recherche d’un mode d’expression alternatif, mais d’un lexique patiemment élaboré au sein d’une corporation bien précise : celle des bouchers.
Dénommé le louchébem, ce langage argotique est né de la rencontre d’un jargon technique et professionnel élaboré pendant des siècles et du largonji, dont il reprend le principe de base : inversion et substitution de lettres, ainsi qu’un suffixe invariable. Pour commencer, la première consonne, renvoyée à la fin du mot, se trouve remplacée par un L. Il suffit ensuite de lui adjoindre un suffixe, le plus fréquent étant Em, mais il en existe beaucoup d’autres tels que Qué, Brem, Quème, Atte, Oc, ou encore Puche et Ic.
C’est ainsi que Boucher se transforme en Louchébem, Femme en Lemmefuche, Patron en Latrompem, et Bifteck en Liftecbé. Selon les cas, des lettres peuvent se transformer au cours de la translation, à condition de conserver la même sonorité. L’équivalent de Cuisses est Luissquèmes, tandis que celui de Canard est Larnaquess. Si les deux premières consonnes sont indissociables, elles basculent toutes deux en fin de mot. Par exemple, Prix devient ainsi Liprem, Gras donne Lagrèm, et Chameau, terme qui sert à désigner un client au caractère difficile, se traduit par Lameauchicas.
Si la construction paraît aisée, une fois la “clé” connue, il faut garder à l’esprit que les bouchers pratiquaient le louchébem avec rapidité et volubilité, ce qui leur permettait de s’enguirlander, de plaisanter et de dire des choses désagréables ou triviales à l’insu des clients et des gens extérieurs à la corporation. Nous vous laissons deviner ce que veulent dire Lanchemess, Lerdemuche, Lonquess ou le très utile Lermefem ta leulgué !
Une autre difficulté s’impose également au quidam désireux de décoder ce langage ésotérique : le louchébem utilise dans la construction de ses phrases tout un vocabulaire inconnu du profane, à commencer par les multiples pièces de viande et les races d’animaux existantes, ainsi que le très technique travail d’abattage et de découpe. Retrousser les épaules désigne une opération suivant la mise à mort des veaux et des moutons au cours de laquelle on resserre les jarrets sur les épaules à l’aide d’une corde, tandis que Bistourner fait référence à la castration des animaux. Dans cette langue, le Lingue est un couteau, un Château une bête de concours, une Bécasse un animal maigre et décharné et, par extension, ce mot sert à qualifier un boucher qui vend de la mauvaise viande.
Il semble impossible de reconstituer précisément la genèse de cette langue singulière. Les premières traces littéraires connues du louchébem se retrouvent dans les Mémoires, sans doute apocryphes, de François VIDOCQ et Gustave MACÉ, et dans un lexique rédigé en 1821 par Louis ANSIAUME sur les termes d’argot en usage au bagne de Brest. La création au xixe siècle des halles centrales et de grands abattoirs, en particulier ceux de la Villette, va permettre à cet argot de se développer et d’être pratiqué dans l’ensemble du pays.
De nombreux auteurs, comme par exemple Marcel SCHWOB, vont par la suite évoquer le “parler des bouchers” dans leurs ouvrages consacrés à l’argot, mais pour autant il existe très peu d’études sur le sujet et aucun dictionnaire. C’est cette injustice qu’a voulu réparer David ALLIOT. Passionné par le langage très imagé de Louis-Ferdinand CÉLINE, et grand amateur de langages argotiques, comme le démontre son ouvrage Chier dans le cassetin aux apostrophes, consacré à la langue verte des typographes, il est également lui-même fils de boucher, ce qui lui a donné très tôt l’occasion de s’initier à ce langage. En 2009, il publie son lexique intitulé Larlépem-vous louchébem ? (ci-dessous).
Illustré par le regretté CABU, ce savoureux opuscule redonne ses lettres de noblesse à une langue qui, il faut bien le reconnaître, semble vouée à une disparition prochaine. Si quelques mots ont réussi à passer dans le langage courant comme Loucedé et Loufoque — popularisé par Pierre DAC dont le père était boucher de profession —, le nombre de locuteurs, le plus souvent âgés, se restreint inexorablement. Mais, afin de tempérer cette perspective pessimiste, ALLIOT évoque en fin d’ouvrage un cas particulier, celui de Pertuis-en-Lubéron, qui fait figure de véritable îlot de résistance. Cette ville du Vaucluse a compté au xixe siècle d’importants abattoirs, et de ce fait attiré des bouchers parisiens qui ont importé leur argot. C’est pourquoi la variante locale du nom de louchébum est utilisée depuis des générations par une partie de la population du cru. Sorti avec le temps de son cadre socio-professionnel d’origine, cet argot local est parvenu à perdurer de nos jours.
Sur RTL, l’émission Un bonbon sur la langue avait consacré son numéro du 16 juin 2018 au louchébem. Dans un registre plus universitaire, il est également loisible de consulter l’article daté de 1991, intitulé Larlépem largomuche du louchébem : Parler l’argot du boucher, par Françoise ROBERT L’ARGENTON.
Le petit film ci-dessous permet de voir des bouchers s’exprimer en louchébem.