Le “poilu” et son langage
Alors que la commémoration de l’armistice de 1918 est désormais achevée, Dicopathe tenait à rendre hommage à ces millions d’hommes et de femmes qui se sont retrouvés plongés dans le cataclysme de la première guerre mondiale. Pendant quatre longues années, la France a été le principal champ de bataille, et pour notre pays le coût humain fut terrible : environ 1,4 millions de morts et de disparus, auxquels s’ajoutent plus de 4 millions de blessés et de mutilés.
Près de 8 millions de Français, sans compter les troupes coloniales et d’outre-mer, ont été mobilisés dans un conflit qui a contribué à mélanger pendant une longue période les origines géographiques et les conditions sociales des soldats. Le conflit s’éternisant, ce brassage finit par donner naissance à un nouveau personnage emblématique du combattant français : le poilu. L’origine du terme lui-même reste quelque peu obscure. L’explication la plus couramment retenue est que, dans un contexte de vie rendu particulièrement difficile et précaire dans les tranchées, le rasage et l’hygiène corporelle étaient totalement négligés par soldats qui, de ce fait, arboraient barbes et moustaches. Si cette explication correspond aux premiers mois de la guerre, elle est moins justifiée par la suite, car dès 1915 il devient vital d’entretenir sa barbe, sous peine de nuire à l’étanchéité des masques à gaz.
Une autre origine est à rechercher dans l’expression populaire “être poilu” qui signifie être courageux, déterminé et, bien sûr, particulièrement viril. Dans une vaste enquête entreprise dès 1917 à l’initiative du Bulletin des armées et intitulée l’Argot de la guerre, le linguiste Albert DAUZAT écrivait ainsi : « Avant d’être le soldat de la Marne, le poilu est le grognard d’Austerlitz, ce n’est pas l’homme à la barbe inculte, qui n’a pas le temps de se raser, ce serait trop pittoresque, c’est beaucoup mieux : c’est l’homme qui a du poil au bon endroit, pas dans la main ! » Notons quand même que les hommes de troupe n’aimaient pas user de cette expression, contrairement aux officiers supérieurs pour lesquels elle permettait de marquer une certaine distance avec leurs hommes. Entre eux les soldats préféraient généralement employer le mot biffin, souvent abrégé en bibi, qui désignait autrefois un chiffonnier dans l’argot parisien, ou le terme de bonhomme.
Dans cette cohabitation forcée où l’horreur et la peur côtoyaient quotidiennement la camaraderie et l’esprit de corps, un langage argotique particulier va bientôt se développer. Si celui-ci se fonde en premier lieu sur l’argot militaire existant, il va vite s’enrichir et se diversifier grâce à des apports multiples tirés des jargons professionnels, des expressions populaires parisiennes, des parlers régionaux et des langues étrangères, et se verra progressivement compléter par des inventions faites “sur le tas”. Cette langue des poilus va rapidement faire l’objet d’articles et de publications, dont plusieurs dictionnaires et lexiques.
Les dictionnaires sur la langue des tranchées
En 1915, un petit opuscule d’une trentaine de pages, intitulé Le langage des poilus, petit dictionnaire des tranchées, est publié par l’imprimerie du Midi (ci-dessous).
Son auteur est un dénommé Claude LAMBERT, dont on sait seulement qu’il était brancardier sur le front. Bien des termes compilés existaient déjà avant la guerre, mais l’ouvrage est précieux car il constitue l’une des premières tentatives lexicographiques pour faire connaître à “ceux de l’arrière”, par le biais du langage des poilus, la réalité des conditions de vie des soldats du front.
Cette même année 1915, une étude beaucoup plus poussée et approfondie, réalisée par le philologue Lazare SAINÉAN, « docteur ès lettres et ancien professeur à l’Université », est publiée à Paris sous le titre de l’Argot des tranchées (ci-dessous).
Comme indiqué par l’universitaire sur la page de titre, cet ouvrage a été élaboré à partir de lettres de poilus et de journaux du front. Certaines lettres ont été publiées dans Le Figaro entre janvier et mai 1915, alors que d’autres sont directement parvenues au chercheur après la publication d’un article paru sur le sujet en mars 1915. La présentation de ces textes est complétée par un petit dictionnaire baptisé “lexique-index”.
D’autres petits livres, souvent anonymes, comme le Vocabulaire du poilu (ci-dessous à gauche), daté de 1917, ou le Dictionnaire des termes militaires et de l’argot des poilus, édité par Larousse en 1916 (ci-dessous à droite), seront encore édités durant le conflit. L’iconographie, sous la forme de cartes postales et de caricatures, jouera aussi son rôle dans le recensement des expressions du front (un exemple ci-dessous, en bas). Au passage, nous pouvons signaler que la littérature, et en particulier le roman d’Henri BARBUSSE, Le feu, prix Goncourt en 1916, permettra de populariser plus largement la langue des soldats.
Les ouvrages les plus complets sur le sujet ne seront publiés que tardivement, en 1918 et en 1919. Le premier d’entre eux, intitulé l’Argot des poilus (ci-dessous) est sous-titré « Dictionnaire humoristique et philologique du langage des soldats ». L’auteur, François DECHELETTE, se présente comme un « poilu de 2e classe et licencié ès lettres ».
Commencé dès 1914, ce dictionnaire qui rassemble près d’un millier de définitions a été complété au gré des permissions et des séjours à l’infirmerie. Loin d’être un travail savant et universitaire, il s’agit d’une patiente collecte effectuée sur le vif, l’auteur prenant même soin de s’intéresser à des argots plus spécifiques comme ceux des “aviateurs, aérostiers, et automobilistes”.
Le second ouvrage, publié juste après la guerre, est l’œuvre d’un professeur agrégé d’origine bretonne, Gaston ESNAULT. Linguiste et philologue, passionné de longue date par l’argot, il publie Le poilu tel qu’il se parle, dictionnaire des termes populaires récents et neufs employés aux armées en 1914-1918, étudiés dans leur étymologie, leur développement et leur usage.
Monté au front dès 1914 dans un régiment d’infanterie, ESNAULT réalise un brillant travail linguistique en recueillant sur des carnets et des fiches toutes les expressions argotiques qu’il rencontre : « J’ai rassemblé ici, avec ce qui était caractéristique de la guerre, de quoi énoncer à peu près tous les actes de la vie courante, pourvu que cela ne traînât pas dans les dictionnaires connus. » Pour les spécialistes, ce livre se présente certainement comme l’un des plus intéressants sur le sujet. Combattant de première ligne, non soumis à l’autocensure, l’auteur est parvenu à restituer la langue des tranchées dans toute sa crudité et son authenticité, mais son livre, paru sur le tard, ne rencontrera pas le succès mérité et restera méconnu.
Le “parler poilu”
Après avoir passé en revue la lexicographie du langage des tranchées, plongeons-nous maintenant dans cet argot pour de bon. La première chose que nous pouvons constater, c’est que beaucoup de mots et d’expressions sont, depuis le Grande Guerre, passés dans la langue courante sans que nous nous souvenions de leur origine. La plupart de ces termes existaient en 1914, mais la guerre de 14-18 a eu pour effet de les diffuser dans l’ensemble du pays et d’enrichir le langage courant du français moyen. Bien des soldats d’origine paysanne qui, dans leur vie quotidienne, ne parlaient pas un français “académique”, ayant acquis des expressions entendues dans les tranchées, reviendront du front après s’être approprié pour de bon la langue “nationale”
Parmi ces mots popularisés par la Grande Guerre, dont certains sont de purs néologismes, on peut citer par exemple les mots Pinard (terme issu du patois bourguignon), Tacot, Guitoune, Zigouiller, Godasse, Gnôle, Jus de chaussette, Maous (du picard Mahousse), Ramdam, Baragouiner (bretonnisme déjà attesté au XVIe siècle mais popularisé à cette période), Popote, Bousiller (de l’argot des maçons), Battoirs, Esgourdes, Kaki, Bidasse (déformation d’un mot occitan), Gaspard (issu de l’argot lyonnais), Bobard, Ch’timi, Barda, Plumard, Clamser, Embusqué, Zinc (aéroplane), Boyau, Rata, Pépère, et bien sûr Boche, Ypérite, No man’s land, Bleusaille, Passer l’arme à gauche et Limoger.
Les termes appartiennent avant tout au langage militaire, mais la liste suivante atteste que l’argot des tranchées ne se limite pas toujours aux seuls termes guerriers :
– Juteux (ou Adjupète), Capiston, Cabot : respectivement l’adjudant, le capitaine et l’adjudant
– Groin, Sac à visage, Museau de cochon : masque à gaz
– Marmite, Boîte aux lettres, Tourterelles, Dzin-Dzin, Enclume, Bouillon Kub, Coucous, Abeilles, Dragée, Bouteille, Pigeon, Seau à charbon, Macavoués, Valise diplomatique, Percutants, Charrette, Mirabelle, Gros noir, Mitre, Ravitaillement, Pruneau : projectiles, balles, obus et bombes
– Moulin à café, Machine à découdre : mitrailleuse
– Saucisse, Drachen : ballon captif allemand
– Séchoir : réseau de fils barbelés, sur lesquels des cadavres restaient parfois suspendus pendant des jours
– Nougat, Flingue, Pétoire, Flingot, Arbalète : fusil
– Ananas, Boulette, Queue de rat, Guitare, Raquette, Calendrier : grenade
– Sauter le barriau, Aller au boudin, Sauter le toboggan, Aller au jus : partir à l’assaut
– Pot de fleur, Adrian, Bourguignotte, Cloche : casque
– Rosalie, Aiguille à tricoter, Tue-boche, Fourchette, Tournebroche, Tachette, Cure-dent : baïonnette
– Crapouillot : mortier de tranchée
Cet argot riche et très imagé est également l’occasion d’illustrer le quotidien difficile des poilus :
– Toto, Got, Grenadier : pou
– Se faire sucrer, Touché en fraise, Faire saigner la pastèque, Être amoché, Se faire courber une aile, Rester dans les betteraves : être blessé
– Avoir les grelots, Avoir le flube, Avoir les chocottes, Avoir les foies tricolores : avoir peur
– Becqueter des clarinettes, Bouffer des briques, Regarder passer les dragons : devoir se passer de manger
– Singe : viande en boîte
Certaines expressions sont assez savoureuses, et nous vous laissons le plaisir d’en deviner le sens : Se caler les dominos, Colloche, Mitrailleuse à gosses, Pisser dans le paquet de tabac de quelqu’un, Se bigorner les bégonias, Ramasser une trimbouelle, ou encore Avoir une idée à la graisse de hérisson ou à la mords-moi le doigt.
Du fait de la présence des troupes coloniales, plusieurs mots d’origine arabe, berbère, africaine ou même asiatique rentreront définitivement dans le vocabulaire courant comme Bled, Clebs, Gourbi, Toubib, Cagna, Nouba, Cahua, Kif-kif, etc. Enfin n’oublions pas que d’autres argots ont également vu le jour chez les divers belligérants. Deux exemples sont présentés ci-dessous, avec, à gauche, le parler des tommies, c’est-à-dire les “poilus” britanniques, et à droite l’argot des combattants australiens, surnommés les diggers (ceux qui creusent).
Pour approfondir le sujet, nous vous invitons à découvrir le livre d’Odile ROYNETTE, Les mots des tranchées, l’invention d’une langue de guerre (2010), et cet article de Geneviève PEILLON, publié dans La Croix en octobre 2018 : L’argot, pour survivre dans les tranchées. Nous vous recommandons également la lecture du recueil Paroles de poilus ou, pour les amateurs, les bandes dessinées de TARDI intitulées C’était la guerre des tranchées, Putain de guerre ! et Le dernier assaut. Véritablement obsédé par la Grande Guerre, ce dernier s’est beaucoup documenté, restituant dans ses ouvrages, avec beaucoup d’authenticité, le parler des poilus.
Nous avons publié une étude de Catherine Rouayrenc, intitulée Trois romans, Trois guerres, consacrée au vocabulaire utilisé par Barbusse, Dorgelès et Benjamin dans leurs romans respectifs sur la guerre de 14. L’auteure fait un point exhaustif sur la question du lexique des tranchées, tel qu’il est transcrit en littérature. Les ouvrages que vous citez dans votre article y sont tous mentionnés.
DU LEROT, éditeur. 16140 Tusson
http://www.dulerot.fr
Bien cordialement
Bonjour,
Je voudrais citer cet article est-il possible de savoir par qui il a été écrit et la date ? Merci
Bonjour,
L’auteur est Vincent Picard et l’article a été mis en ligne le 1er décembre 2018.
Cordialement