Les remous autour de l’Académie et de son dictionnaire
Sur Dicopathe nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer la longue et laborieuse gestation du Dictionnaire de l’Académie française (ci-dessous). Depuis sa création en 1635, l’Académie n’a jamais cessé de faire l’objet de critiques virulentes ou ironiques qui, souvent, reflètent l’amertume personnelle des contempteurs de l’institution qui souffrent de ne pas en faire partie. Il est vrai que celle-ci prête volontiers le flanc aux critiques, en raison de querelles d’égos récurrentes entre ses membres, d’importantes divergences quant à la méthodologie à adopter, et de pinailleries sans fin sur certains termes ; toutes ces polémiques concourant à retarder les travaux d’avancement du dictionnaire.
Les griefs le plus souvent formulés à l’encontre de l’Académie portent sur son fonctionnement, sa trop grande proximité avec le pouvoir, la qualité inégale de ses membres et un mode d’élection passablement opaque. Mais au premier chef, c’est l’extrême lenteur de l’élaboration de son dictionnaire de la langue française qui fournit à tous les détracteurs, pamphlétaires et satiristes, un prétexte de choix pour railler l’institution.
Quelques années seulement après la création de l’Académie, le manuscrit d’une pièce en cinq actes, intitulée La Comédie des Académistes, circule sous le manteau. Éditée en 1646, elle est reprise en 1650 par Charles de SAINT-ÉVREMOND, qui s’en verra par la suite attribuer la paternité exclusive. Dans cette comédie, les académiciens, aussi bien les “traditionalistes” que les “modernes”, sont dépeints comme des fats ridicules. Dès la première scène, l’auteur fait déclarer par SAINT-AMANT : ” FARET, qui ne riroit de notre Académie ? / Passer huit ou dix ans à réformer six mots ! / Pardieu, mon cher FARET, nous sommes de grands sots ! ʺ Au final, il est reproché à la vénérable assemblée de s’être uniquement préoccupée de retrancher le plus de mots possible – comme Jadis, Parfois, Or, ou encore Néanmoins – de la langue française !
À la même époque, Gilles MÉNAGE, pourtant proche de certains académiciens, se moque à son tour de l’institution dans un poème burlesque, Requête des dictionnaires ou le Parnasse alarmé , imprimé en 1649 : “Laissez votre vocabulaire / Abandonnez votre grammaire / N’innovez ny ne faites rien / En la langue et vous ferez bien.” Cette œuvre, pourtant publiée sans nom d’auteur, expliquera probablement l’échec du grammairien lorsqu’il présentera sa candidature en 1684. Parmi les auteurs de libelles figure en bonne place l’ex-académicien Antoine FURETIÈRE, qui s’est vu exclure par ses pairs en 1685 pour avoir entrepris la rédaction de son propre dictionnaire. Furieux et se considérant victime d’une réelle injustice, il engage un procès et surtout livre envers certains de ses anciens collègues une véritable guerre de factums, dont le plus célèbre reste Les couches de l’Académie, publié à Amsterdam en 1687, que son auteur qualifie de “poème allégorique et tragico-burlesque”.
Précédée par les dictionnaires “non-officiels” de RICHELET et de FURETIÈRE, la première édition du Dictionnaire de l’Académie française voit enfin le jour en 1694. Cette parution ne met pas un terme aux critiques, qui se concentrent désormais sur le travail accompli et le contenu du livre. C’est dans cette catégorie d’ouvrages que se rangent deux livres sur lesquels nous allons nous pencher plus avant : L’Apothéose du Dictionnaire de l’Académie et son expulsion de la région céleste et L’Enterrement du Dictionnaire de l’Académie.
L’ « apothéose » d’un dictionnaire
Publié en 1696 à La Haye, le premier livre (ci-dessous) se présente comme une véritable fiche de lecture critique composée de cinquante remarques, qui attaque tant le fond que la forme du Dictionnaire de l’Académie. Sans nom d’auteur, cette œuvre est attribuée aussi bien à RICHELET ou à FURETIÈRE – ce dernier était pourtant décédé depuis huit années – qu’à un certain Jean CHASTEIN, ou CHASTAIN, ecclésiastique emprisonné pour un libelle au château de Pierre Encise. Si, depuis le XIXe siècle, cette dernière hypothèse est généralement privilégiée, le doute demeure quant à l’identité de l’auteur de ce livre. Celui-ci, qui se vante d’avoir rédigé son livre en onze jours, s’étonne que le nouveau dictionnaire, écrit par une aussi large assemblée sur une aussi longue période, soit très inférieur en qualité à celui écrit seul dans un temps relativement court par un FURETIÈRE confronté aux persécutions de l’Académie.
La critique, acerbe quant à la qualité du résultat final, s’exprime d’abord sous forme d’épigrammes comme celles-ci : “Cher lecteur, fi tu vois que le dictionnaire, quoi qu’il ait été fait par plusieurs beaux esprits, n’est reçu des sçavans qu’avec un grand mépris, comme ayant des défauts qui ne se peuvent taire. Si tant d’habiles gens, étant joints n’ont pu faire, ce qu’avec tant d’éclat ils avoient entrepris, n’en sois, ami lecteur, aucunement surpris, d’un travail en commun c’est le sort ordinaire.” Ou encore : “Je suis ce gros dictionnaire qui fut un demi-siècle dans le ventre de ma mère, quand je naquis, j’avois de la barbe et des dents, ce qu’on ne doit trouver fort extraordinaire, vu que j’avois l’âge de cinquante ans.”
Le mot apothéose n’est pas ici choisi au hasard… L’auteur explique en effet qu’à ses yeux le livre fait l’objet d’une véritable vénération, qui lui rappelle les rites païens antiques de divinisation. Pour sa démonstration, il se réfère en particulier à un panégyrique particulièrement outré, publié en janvier 1695 dans le Mercure galant. Il ironise sur le fait que ce livre est devenu un véritable objet sacré et inviolable, auquel serait conférée une autorité absolue et éternelle : “C’est un livre qui a été placé parmi les astres pour faire une nouvelle constellation… De même qu’il n’est pas permis d’examiner les ordres & les décrets de la divinité, pour lesquels il faut avoir une totale soumission, qu’il faut aussi se soumettre aveuglément aux décisions de ce livre.” Il se moque de ceux qui, selon lui, voudraient qu’on se prosterne devant le nouveau dictionnaire comme le peuple hébreu devant MOÏSE présentant les Tables de la Loi : “Tu n’auras point d’autres dictionnaires que moi et tu n’en feras point à ma ressemblance.”
Impitoyable, l’auteur, qui s’avère être un grammairien particulièrement pointilleux, décortique soigneusement certaines phrases, retrace l’étymologie des mots, se réfère à l’histoire, à la littérature ou à la Bible, allant jusqu’à réécrire l’extrait incriminé et à le conclure par une petite poésie de son cru. Par des chemins plus ou moins tortueux, il arrive toujours à retourner le sens des phrases sélectionnées à l’encontre de ceux qui les ont rédigées. Par exemple, à la définition du mot Amour proposée par l’Académie – “Sentiment de celuy qui aime” -, il rétorque : “Quelle pitoyable définition !… Messieurs les académiciens auroient mieux fait de dire ingènuement que l’amour est je ne scay quoy, qui vient je ne scay d’où & qui s’en va je ne scay comment.” Il conclut par une petite épigamme, dans laquelle on peut lire : “Quoy, Messieurs de l’Académie, si sçavants en galanterie, et qui mettez si souvent au jour de si beaux écrits sur l’amour ; est-ce ainsi que dans vôtre école où si sçavamment on cajole, le pauvre amour est défini ?”
Pour faire bonne mesure, et peut-être pour ne pas être accusé de se focaliser sur les seuls académiciens – du moins ceux qui ont effectivement travaillé sur le dictionnaire -, il complète son ouvrage par des remarques sur différents points de grammaire et de conjugaison, “maltraités” par différents écrivains.
Après cette attaque en règle, la réplique ne vient pas directement de l’Académie mais du physicien Claude MALLEMANS de MESSANGES, dont on ne sait s’il est officieusement mandaté par l’institution ou s’il agit de son propre chef. Il publie, cette même année 1696, une Réponse à une critique satyrique intitulée « L’Apothéose du Dictionnaire de l’Académie françoise “. N’y allant pas par quatre chemins, l’auteur entend démontrer “que ce censeur est ignorant, déraisonnable et de mauvaise foy”. Adoptant sa méthode de fiches de lecture, il passe en revue et réfute les griefs avancés. Il souligne les fautes commises par un critique, qui se pique d’être un défenseur de la pureté de la langue, passant à la moulinette son style d’écriture et critiquant une versification souvent bancale.
Puis son « enterrement »…
La contre-attaque vient l’année suivante sous la forme d’un nouveau petit livre, toujours anonyme et sans indication de lieu, mais incontestablement rédigé par le même auteur que le premier, intitulé L’Enterrement du Dictionnaire de l’Académie (ci-dessous).
Cet ouvrage constitue un nouvel assaut, cette fois sous la forme de “deux-cent-quinze remarques critiques, tant sur l’Épître & la Préface que sur les trois premières lettres du dictionnaire (A, B, C)”. S’il s’agit bien sûr d’une réponse à “un auteur qui a plustôt des manières de crocheteur que d’un homme de lettres”, notre pamphlétaire anonyme déclare que cette réplique a agi sur lui “comme un collyre qui m’a éclairci la vue, & m’a fait voir mille fautes, que je n’avois pas aperçues la première fois“, et l’a incité à se plonger de nouveau dans le dictionnaire pour en débusquer les erreurs et les fautes. Il persiste et signe : “Je prouve que le Dictionnaire de l’Académie contient des ignorances grossières ; que les définitions qu’il nous donne sont extrêmement défectueuses ; que ce livre est de mauvaise foy, en ce qu’il y a une infinité d’omissions.”
Après une longue première partie de 160 pages – dans laquelle il reprend et démonte point par point, avec une certaine joie mauvaise, les arguments de son adversaire -, il récidive dans sa seconde section en énumérant des erreurs, des contresens et des omissions. Pour ces dernières il relève, rien que dans les trois premières lettres de l’alphabet, plusieurs dizaines de cas, dont Acceptable, Accoler, Blette ou encore Berge. À vrai dire, certaines fautes relevées à juste titre s’apparentent plutôt à des coquilles ou des erreurs d’impression mais, nous l’avons compris, notre critique n’est guère enclin à l’indulgence.
La langue des harengères
Après cette publication, cette petite “guéguerre” prend fin aussi vite qu’elle avait débuté. L’Apothéose et l’Enterrement ne seront pas suivis d’une nouvelle passe d’armes, ni de la parution d’un nouvel opus. Signalons quand même qu’en 1696 un autre ouvrage paru à Bruxelles, sous le titre de Dictionnaire des Halles (ci-dessous), attaquera également le Dictionnaire de l’Académie, mais sous un angle bien différent.
Dans la préface du Dictionnaire, l’Académie a écrit : “Elle s’est retranchée à la langue commune, telle qu’elle est dans le commerce les honnestes gens, et telle que les orateurs & les poètes l’employent, ce qui comprend tout ce qui peut servir à la noblesse & l’élégance du discours.”
Or, pour illustrer leurs articles, les académiciens n’ont pas toujours reculé devant le grivois, le familier, le vulgaire, voire l’ordurier et l’argotique. S’amusant de cette contradiction manifeste, notre facétieux critique a donc regroupé dans un seul livre tout ce qui, à son sens, n’est pas conforme au beau langage, et tient à ses yeux de la pure vulgarité. Très ironique, l’auteur, encore une fois anonyme, déclare que “l’Académie a emprunté sagement aux Halles tous les proverbes qui y sont en usage & elle a consulté apparemment les harengères qui excellent en ce langage ; il y a même lieu de croire qu’elle a consulté aussi les gadoüars [vidangeurs de fosses d’aisance] sur certaines locutions, qui ne sont guère usitées que par eux : par exemple S’embrener dans une affaire ou Il a chié dans ma malle“ .
À la lecture de ce florilège, il apparaît que la notion de la vulgarité de notre pamphlétaire est très extensive, puisqu’elle inclut tout ce qui relève de la sagesse populaire. C’est ainsi que sont ici repris des proverbes et des expressions aussi inoffensifs que “Ce ne sera que de la poudre à la Saint-Jeanʺ, “On ne saurait faire boire un âne qui n’a pas soif”, “Faire ses choux gras”, ou encore “S’accorder comme chien et chat”.
À peine la première édition du Dictionnaire de l’Académie publiée, les travaux sont engagés le 31 janvier 1695, pour le réviser et préparer une nouvelle version plus aboutie et plus complète. Celle-ci verra le jour en 1718, et, bien que les académiciens ne l’aient jamais reconnu officiellement, il est vraisemblable qu’ils avaient entretemps utilement pris en compte les reproches formulés dans toute la littérature polémique suscitée par leur ouvrage.
Pour plus de détails, nous vous invitons à prendre connaissance de ce texte de Charles NODIER intitulé Des satires publiées à l’occasion du premier Dictionnaire de l’Académie.