L’Encyclopédie de DIDEROT et D’ALEMBERT a connu de nombreux déboires au cours de sa parution. L’épisode le plus fameux a été sa mise à l’index en 1759, assortie de la révocation du privilège et de la destruction des exemplaires saisis. Nous allons évoquer ici une mésaventure plus mineure et moins commentée qui a mis aux prises, plusieurs années durant, les éditeurs et un souscripteur revanchard particulièrement obstiné, Pierre-Joseph-François LUNEAU de BOISJERMAIN qu’apparemment rien ne prédisposait à passer à la postérité pour son long procès contre les éditeurs de l’Encyclopédie.
Ancien jésuite devenu instituteur à Paris, ce littérateur a consacré tout son temps disponible à rédiger une édition commentée en sept volumes des œuvres de Jean RACINE, qui voit le jour en 1768 (ci-dessous). Pour la commercialisation de l’ouvrage, LUNEAU de BOISJERMAIN décide, contrairement aux usages, de vendre lui-même son livre. Ce faisant, il se place en totale opposition avec les pratiques de l’époque qui veulent que la publication et la diffusion des livres, en vertu des privilèges de la corporation, passent par des libraires “agréés”. En effet, le code de la librairie de 1723, renouvelé en 1744, énonce l’interdiction formelle pour les individus qui ne sont pas membres de la corporation « de faire le commerce de Livres, d’en vendre & débiter aucuns, les faire afficher pour les vendre, soit qu’ils s’en disent les Auteurs ou autrement ».
La méfiance de notre homme trouve sans doute son origine dans un épisode fâcheux qu’il a vécu quelques années plus tôt. Fin 1759, l’auteur s’était entendu avec le libraire GRANGÉ pour faire distribuer les feuillets de son ouvrage vendu par souscription : le Cours d’histoire & de géographie universelle. Mais très vite des dysfonctionnements imputables au libraire débouchaient sur l’interruption de la distribution de l’ouvrage en octobre.
Devant l’audace de LUNEAU de BOISJERMAIN, la réponse du Syndic des libraires, dont font partie André LE BRETON et Antoine-Claude BRIASSON, les deux principaux éditeurs de l’Encyclopédie, ne se fait guère attendre. Bien que l’auto-éditeur vende son ouvrage à d’autres libraires et non à des particuliers, une saisie est lancée le 31 août 1768 sur les exemplaires du livre, assortie d’une demande des libraires à le voir condamner à une amende de 500 livres et à 10 000 livres de dommages et intérêts. Bien décidé à ne pas se laisser faire, LUNEAU de BOISJERMAIN porte l’affaire devant la justice royale, assisté par l’avocat et homme de lettres Simon LINGUET qui voit dans ce litige un cas d’école pour la liberté d’entreprendre des écrivains. Ce dernier anticipe le long débat à venir sur la propriété intellectuelle d’une œuvre en déclarant que « la cause de M. Luneau de Boisjermain est celle de tous les hommes qui pensent, & qui écrivent ». Après plusieurs mois de suspense, et fort du soutien d’une partie du monde littéraire, le ministre SARTINE tranche le 30 janvier 1770 en faveur de l’écrivain autorisé à récupérer les livres saisis et à être dédommagé à la hauteur de trois cents livres.
Mais entre-temps LUNEAU de BOISJERMAIN, pris à la gorge financièrement et furieux de ce qu’il considère être un abus de pouvoir, décide d’attaquer le syndic des libraires en contestant leur gestion de la souscription de l’Encyclopédie. Pour discréditer ses ennemis et les faire passer pour de malhonnêtes magouilleurs, il passe à l’offensive à la fin de l’année 1769 dans un libelle de 37 pages intitulé Dernière réponse signifiée et consultation pour le sieur Luneau de Boisjermain contre les Syndic & Adjoints des Libraires de Paris.
Il revient sur l’affaire de la saisie, mais, contre-attaquant, il accuse nommément les éditeurs d’avoir floué les souscripteurs qui, engagés pour 280 livres sur sept volumes de texte et deux de planches, ont finalement dû débourser 850 livres pour l’acquisition de dix-sept volumes de texte et sept de planches. Sans contester la grande valeur intellectuelle de cette œuvre, « monument bien étonnant tout à la fois du désintéressement des gens de lettres, & de la cupidité audacieuse des libraires », il entreprend de démontrer, tableau de chiffres à l’appui, que le coût de l’Encyclopédie a été artificiellement augmenté par l’accroissement imprévu du nombre de volumes, générateur d’un bénéfice scandaleux et illégitime.
Il apostrophe les libraires, et à travers eux BRIASSON et LE BRETON, en termes menaçants et peu amènes : « Ennemis acharnés de l’honneur des lettres & de ceux qui les cultivent, c’est dans votre sein que cette manœuvre a été conçue et exécutée : rougissez et tremblez de me forcer à dévoiler ces odieux mystères. L’ombre dont vous les avez enveloppés ne les déguisera point à l’œil perçant de la justice. Je la guiderai sans crainte au milieu des ténèbres où votre fraude se cache. »
Malgré une tentative de médiation de DIDEROT, a priori favorable à l’écrivain mais vite découragé par une intransigeance qui menace la pérennité de l’aventure encyclopédique, le conflit s’envenime. Les libraires répondent début janvier 1770 avec un Mémoire à consulter pour les Libraires associés à l’Encyclopédie, auquel répond avec encore plus de virulence LUNEAU de BOISJERMAIN décidé coûte que coûte à mener le combat à son terme, alors même qu’il vient d’obtenir gain de cause en justice. La guerre par libelles interposés se poursuit pendant plusieurs mois avant que BRIASSON et LE BRETON, sautant le pas, n’engagent à leur tour un procès qui s’ouvre le 7 septembre.
Des mémoires édités par chaque partie continuent à être diffusés en cours de procédure. En 1771, les libraires associés publient une lettre adressée par DIDEROT dans laquelle il justifie certains choix éditoriaux incriminés notamment pour les planches et la typographie. Malgré le ton modéré de l’encyclopédiste, LUNEAU de BOISJERMAIN se sent trahi et répond dans une nouvelle lettre pleine de rancune (ci-dessous). En réalité, si DIDEROT a bien désapprouvé la saisie de 1768, il ne soutient pas les revendications qui touchent à l’Encyclopédie : « L’exhorter à défendre bravement les privilèges des gens de lettres contre le Corps de la Librairie, ou à spolier injustement deux Libraires, ce sont des choses très différentes, qu’apparemment il croit honnête de confondre, puisqu’il l’a déjà fait. »
Le procès est très suivi et suscite de nombreux commentaires, d’autant qu’au tribunal LUNEAU de BOISJERMAIN assure le spectacle avec emphase. Le procès ne parvenant pas à dégager une décision majoritaire, une nouvelle instruction est diligentée qui génère une longue interruption entre 1772 et 1776. Pendant cette période, notre éditeur obstinément tenace met sur pied un Bureau de l’abonnement littéraire destiné à faire parvenir dans les provinces n’importe quel livre au prix de Paris. À la reprise des débats, BRIASSON est décédé, mais LE BRETON poursuit le combat et, le 14 août, malgré une vigoureuse défense, LUNEAU de BOISJERMAIN est condamné. Ruiné par cette procédure interminable, il finit par faire faillite en 1785, mais paradoxalement, s’il perd son procès, c’est grâce au retentissement de son affaire que le 30 août 1777 seront promulgués les arrêts qui accordent enfin aux auteurs le droit de vendre leurs propres ouvrages.
Le détail et les implications de cette affaire sont à retrouver dans une thèse soutenue en 2011 par Marie-Claude FELTON, intitulée LUNEAU de BOISJERMAIN et l’édition à compte d’auteur à Paris, de 1750 à 1791.
Magnifique article que je ne connaissais pas.
Bravo pour vos recherches.
Amicalement
Pierre De WITTE de Dico-collection