L’abbé MORELLET, encyclopédiste
Alors que la troisième édition de son dictionnaire est publiée en 1740 et qu’une nouvelle version est déjà bien avancée, l’Académie française ne peut rester insensible au lancement du grand projet éditorial du siècle : L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Quelques-uns de ses membres, tels VOLTAIRE et Charles PINOT DUCLOS, participent activement à l’aventure, rejoints par de nombreuses personnalités venues d’autres académies, françaises ou étrangères. Si l’Institution est globalement favorable à l’entreprise encyclopédique, l’assemblée des 40 immortels n’est pas pour autant unanime, à l’image de Jean-Jacques LEFRANC de POMPIGNAN, qui se révèlera un ennemi acharné des “Philosophes”. En 1754, un des principaux artisans de l’Encyclopédie, Jean LE ROND d’ALEMBERT, qui fait déjà partie de l’Académie des sciences depuis 1741, est élu à l’Académie française. D’autres suivront, tels que MARMONTEL, Jean-François de SAINT-LAMBERT, Claude-Henri WATTELET, Stanislas-Catherine BOUFFLERS, Charles-Marie de LA CONDAMINE et André MORELLET (ci-dessous), sur le parcours duquel nous allons nous attarder.
Né à Lyon en 1727, il y fait ses études chez les Jésuites. À quatorze ans, il est envoyé à Paris où il poursuit ses études dans un séminaire puis à la Sorbonne ; c’est là qu’il fait la connaissance de condisciples qui occuperont plus tard des postes à responsabilités, tels que TURGOT ou Étienne-Charles de LOMÉNIE de BRIENNE. Tout en étudiant la théologie, il se lie avec l’abbé de PRADES, qui le présente à des intellectuels en vue, dont Denis DIDEROT. Un temps précepteur, il acquiert une petite notoriété en 1756 en publiant Petit Ėcrit sur une matière intéressante, un essai d’une quarantaine de pages dans lequel il plaide la cause des protestants. Ce plaidoyer sur la tolérance attire l’attention des Encyclopédistes, qui le recrutent pour participer à l’aventure de l’Encyclopédie (ci-dessous).
MORELLET rédige sept articles, dont plusieurs sur des sujets théologiquement délicats pour lesquels son état ecclésiastique est censé, en quelque sorte, servir de caution morale. Alors qu’il signe Fatalité, Figure (théologie), Fils de Dieu, Foi, Fondamentaux (Articles), la majeure partie de sa contribution à Gomariste et la totalité de son article Théologie positive sont censurées. Désormais personnalité reconnue, en 1758 l’intendant des Finances le charge de rédiger un mémoire sur le commerce des toiles peintes. Invité dans le salon de Madame GEOFFRIN, il se lie avec plusieurs libres-penseurs dont, entre autres, le sulfureux baron d’HOLBACH.
Faisant désormais partie de ce qu’on appelle le “parti philosophique“, il participe à la guerre des libelles, qui oppose partisans et adversaires de l’Encyclopédie et des Lumières. C’est ainsi qu’il écrit, en 1760, un virulent pamphlet : Préface des Philosophes, qui vise Charles PALISSOT de MONTENOY, auteur de la pièce Les Philosophes, un véritable brûlot anti-encyclopédique. Mais, emporté par son élan, MORELLET commet l’imprudence de glisser dans son manifeste une attaque contre la princesse de ROBECQ, qui est la maîtresse de CHOISEUL, le tout-puissant ministre de LOUIS XV. Cette attaque imprudente envers quelqu’un bénéficiant de hauts appuis se retourne contre notre ecclésiastique, qui avait pourtant pris la précaution de ne pas signer son libelle. Rusé et sournois, PALISSOT fait parvenir à la dame un exemplaire du texte comme si l’auteur lui-même en était l’expéditeur. Quoique très malade, la princesse entre en fureur et demande à son amant de venger son honneur, de sorte que moins de vingt jours après la parution de son opuscule, MORELLET goûte l’hospitalité toute relative de la prison de la Bastille.
Grâce à MALESHERBES, il en sort au bout d’un mois, désormais auréolé du prestige d’être devenu un martyr de l’arbitraire. Célébré par le monde intellectuel et culturel, il devient un habitué des grands salons parisiens. Les décennies suivantes, il continue de mettre sa plume au service du progrès, du libéralisme économique et de la liberté d’expression – comme en témoignent ses Réflexions sur les avantages de la liberté d’écrire et d’imprimer sur les matières de l’administration, datées de 1764. Polyglotte reconnu, il gagne beaucoup d’argent avec des traductions à succès, comme celle du Traité des délits et des peines de Cesare BECCARIA. En revanche, son projet d’un Dictionnaire d’économie, annoncé par prospectus en 1769, ne verra jamais le jour, bien qu’il ait passé vingt ans à collecter la documentation nécessaire à sa rédaction.
L’Académie française, la grande affaire de sa vie
En avril 1785, il est élu à l’Académie française et participe activement à la rédaction du Dictionnaire, qu’il définit en ces termes : “Le Dictionnaire de l’Académie est un témoin de l’usage qui gouverne la langue française, de celui qui est le plus général parmi les personnes qui parlent correctement et purement.” Sa grande motivation alliée à un bon esprit d’analyse et de synthèse lui permettent de prendre rapidement un réel ascendant dans cette tâche. Comme beaucoup de ses collègues, il accueille la Révolution avec bienveillance, avant de déchanter progressivement devant l’effondrement de l’Ancien Régime, qui lui fait perdre la plus grande partie des pensions et des rentes. Alors qu’il percevait 30 000 livres de revenu, celui-ci se réduit à 1 200 livres, l’obligeant à se consacrer de nouveau à des traductions pour maintenir son train de vie. Effrayé par les explosions de violence populaire, il penche de plus en plus pour le conservatisme voire la réaction. L’Institution académique, qui est par beaucoup considérée comme une relique de la monarchie et qui ne fonctionne plus qu’au ralenti depuis 1790, voit son existence remise en cause par la Convention. Dès l’automne 1792, elle interdit par décret de remplacer les sièges vacants. Bon an mal an, une assemblée de plus en plus clairsemée continue à se réunir une à deux fois par semaine, en particulier pour discuter d’un dictionnaire dont la nouvelle version, commencée en 1763, est alors en voie d’achèvement.
La destruction de tous les symboles de la royauté ayant été décrétée en juillet 1793, des actes de vandalisme sont commis au Louvre où siège alors l’Académie. MORELLET, devenu rapidement, de fait, le véritable directeur de l’Institution, essaie sur place de sauver les biens de l’Académie. C’est ainsi que des tableaux sont cachés sous une tribune, où ils resteront à l’abri pendant dix ans. Après avoir songé à distribuer les livres de la bibliothèque, l’abbé y renonce de peur d’être accusé de vol. Mais son acte le plus décisif sera de prendre l’initiative d’emporter avec lui les archives de l’Académie, qui comprennent le manuscrit du dictionnaire, les lettres patentes de la fondation ainsi que les procès-verbaux et les registres de présence depuis 1673. Le cinq août, seules quatre personnes assistent à la dernière séance. Outre notre académicien-ecclésiastique, sont présents LA HARPE, BRÉQUIGNY et DUCIS. Trois jours plus tard, toutes les académies sont officiellement abolies. MORELLET, seul présent lors de l’apposition des scellés sur l’ancienne salle de réunion, doit malgré lui accepter de livrer le manuscrit du dictionnaire, devenu propriété nationale, au Comité d’instruction publique.
Le 25 octobre 1795, le Directoire crée un Institut national des sciences et des arts, soit une académie “unique” chargée “de recueillir les découvertes, de perfectionner les arts et les sciences”. Dès lors, la publication de la cinquième édition du dictionnaire de l’Académie(ci-dessus à gauche) revient à l’ordre du jour. À la création de l’Institut, MORELLET s’empresse de revendiquer la propriété intellectuelle du dictionnaire au nom des académiciens survivants, de sorte que c’est bien le nom de la défunte Académie française qui figurera sur la page de titre de l’ouvrage. Le livre voit enfin le jour en 1798, An VII de la République. Mais sa publication ne peut s’opérer qu’à la condition expresse d’y inclure les mots issus de la Révolution, afin d’assurer la transition entre le parler de l’Ancien Régime et la langue de la République. Un supplément est édité (ci-dessous, à droite), dont le discours préliminaire précise que, pour le réaliser, “on s’est adressé, pour ce nouveau travail, à des hommes de lettres, que l’Académie françoise auroit reçus parmi ses membres, et que la Révolution a comptés parmi ses partisans les plus éclairés. Ils ne veulent pas être nommés ; leurs noms ne font rien à la chose ; c’est leur travail qu’il faut juger ; il est soumis au jugement de la France et de l’Europe”.
Plus tard, cette édition sera le plus souvent jugée avec sévérité par les spécialistes, qui la trouveront bâclée et inaboutie. Au siècle suivant, Pierre LAROUSSE formulera à son encontre ce jugement peu indulgent : “La Convention avait parlé, il fallait obéir ; les libraires n’eurent pas de peine à trouver des littérateurs qui se chargèrent d’achever l’œuvre commencée par d’Alembert et Marmontel ; mais ce que l’Académie aurait fait en un demi-siècle, peut-être, fut bâclé en quatre ans, et le nouveau Dictionnaire fut imprimé en l’an VII. On conçoit aisément que l’Académie française, lorsqu’elle fut reconstituée, n’ait pas voulu reconnaître un travail auquel elle avait eu si peu de part : il ne faut donc tenir aucun compte de cette édition de 1798, et c’est en 1835 seulement que parut celle qui est réellement la sixième, et qui doit être regardée comme succédant directement au dictionnaire de 1762.“
Si le bien-fondé des critiques peut être sujet à caution, nous ne pouvons en revanche que saluer la ténacité et l’action de MORELLET et de quelques autres, comme l’abbé VAUXCELLES et Jean-Baptiste GENCE, qui ont permis que le travail effectué par les académiciens soit sauvegardé, mis à l’abri et publié, malgré les aléas et les dangers de l’époque. À noter quand même que notre ecclésiastique lui-même reniera par la suite cette édition. Sous le Consulat, la question de la reconstitution des anciennes académies se posant, MORELLET s’implique activement dans les réunions qui débattent du sujet. En 1803, un arrêté consulaire réorganise le fonctionnement de l’Institut en le divisant en quatre classes : Sciences physiques et mathématiques, Histoire, Littérature ancienne et beaux-arts, et enfin Langue et littérature françaises. C’est dans cette dernière section que MORELLET, nommé directement par BONAPARTE, retrouve un fauteuil. Une fois en place, il ne cessera d’œuvrer pour que l’Académie retrouve son nom et soit d’avantage qu’une simple section de l’Institut. Député au corps législatif, notre abbé réussit à conserver sa place à l’Académie, lorsqu’en 1816 cette dernière est officiellement rétablie par les Bourbons. Malgré son âge avancé et une chute qui le rend impotent, il continuera d’écrire, et c’est en tant que doyen d’une Académie qu’il a si bien servie qu’il décède en janvier 1819.
Pour aller plus loin, nous vous invitons à prendre connaissance d’un discours prononcé par Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE en 2016, dans lequel elle rend un hommage appuyé au personnage ainsi qu’aux Mémoires de l’abbé Morellet, éditées à titre posthume.