La mode des ana
Depuis l’apparition de l’imprimerie, les recueils de citations n’ont jamais cessé d’être prisés par des lecteurs qui, ne disposant pas des moyens financiers ou pratiques de se composer une bibliothèque complète, sont friands de compilations, d’un prix et d’un format accessibles, à même de leur permettre de saisir la “substantifique moelle”, ou du moins les aspects les plus essentiels et incontournables d’un sujet, d’un auteur, d’une œuvre ou d’une époque. Au cours du XVIIe siècle, un nouveau phénomène éditorial va émerger, qui perdurera jusqu’au début du XIXe siècle : celui des ana (le terme est censément invariable, mais « anas » est également accepté). Ce mot serait dérivé du suffixe latin anus (à ne pas confondre, bien sûr, avec le terme anatomique homonyme), signifiant l’appartenance ou la propriété. Ainsi, Voltairiana peut se traduire par “collection d’écrits relatifs à VOLTAIRE”. Selon la définition donnée par Karine ABIVEN, “les ana ont été initialement conçus pour garder mémoire d’une parole en acte, celle de personnalités reconnues dans la république des Lettres pour leur faconde savante et agréable à la fois”.
Même si le procédé existe depuis l’Antiquité, ce genre semble bien avoir été inauguré en 1666 par la publication du Scaligerana (ci-dessous).
Le Scaligerana, censément rédigé à partir des écrits de l’humaniste protestant Joseph Juste SCALIGER, un des plus brillants esprits de son temps, déclenche à sa publication un petit scandale dû au langage très direct de l’auteur et à ses idées dérangeantes sur les religions. Conséquence logique de la polémique qu’il suscite, le livre rencontre un grand succès et entame une longue carrière éditoriale émaillée de multiples rééditions, éditions augmentées et contrefaçons. Le plan adopté pour composer le recueil est celui d’un abécédaire, dans lequel chaque définition reprend une citation attribuée à SCALIGER. Dès lors, une mode est lancée : celle de recueils de “bons mots” et/ou d’anecdotes, consacrés à des écrivains et des savants, dont le titre est composé du patronyme suivi du suffixe « ana ». Nous vous en présentons ci-dessous un petit échantillon, composé du Furetièriana (1696), du Santoliana (1708) et du Beaumarchaisiana (1812).
Les ana à visées polémiques
Dans la majorité des cas, les ana sont dédiés à des personnes décédées célèbres, caractéristique garante de bonnes ventes. Mais il arrive que cette forme littéraire soit également utilisée par des contemporains, pour exposer leurs propres idées sous un nom d’emprunt supposé être celui d’un obscur écrivain, le plus souvent imaginaire. C’est ainsi que, dans son Parrhasiana publié pour la première fois en 1699, le théologien Jean LE CLERC utilise le pseudonyme de PARRHASIUS pour développer des conceptions pour le moins originales de la religion, la morale, l’histoire et la littérature. Autre cas de figure, le recours à un personnage réel comme prête-nom involontaire. C’est en particulier le cas du Segraisiana, qui est censé reproduire des phrases de RENAUD de SEGRAIS recueillies par un “homme de confiance”. Ces écrits apocryphes sont en réalité de la main de Antoine GALLAND, de Bernard de LA MONNOYE et de quelques autres contributeurs, qui se sont prudemment abrités derrière le patronyme de l’ancien académicien. Cette précaution ne s’avérera d’ailleurs pas superflue car, du fait d’un contenu jugé insolent et peu orthodoxe, le livre sera saisi et interdit, à sa sortie en 1722.
Comme tout objet littéraire publié en cette période de vie intellectuelle riche en polémiques et en querelles d’égos, il arrive que les ana déclenchent des réactions hostiles et engendrent des procès. À la mort de Gilles MÉNAGE en 1692, GALLAND, déjà cité plus haut, entreprend avec quelques amis de collecter auprès des collègues et connaissances du feu grammairien “les bons mots, les pensées judicieuses et morales et les observations curieuses recueillies”. Contrairement à une tradition qui veut qu’un hommage posthume prenne plutôt la forme d’éloges ou de “tombeaux”, c’est la forme d’un ana qui est adoptée. Mais le Ménagiana (ci-dessous à gauche), publié en 1693, devra, contre toute attente, faire face à des attaques très virulentes de personnes personnellement mises en cause dans certains passages jugés malveillants. Louis COUSIN et Jean BERNIER sont les plus bruyants détracteurs du livre. Le premier se fend d’un compte rendu assassin dans le Journal des savants, pendant que le second, encore plus remonté, rédige un Anti-Ménagiana (ci-dessous à droite), qui sera publié trois mois plus tard. Dans un souci d’apaisement, une version augmentée mais expurgée des points polémiques sera publiée l’année suivante. Par la suite, LA MONNOYE, qui avait été un des correspondants assidus de MÉNAGE, s’attèle à corriger le texte et à le rendre plus accessible, comme il le précise lui-même : “On y a retouché la diction, quand elle péchait manifestement contre la langue. On y a redressé les anachronismes, les fausses citations, les erreurs qui s’étaient glissées dans les faits, dans la mesure des vers, dans les noms d’hommes et de lieux. On y a indiqué la source des passages et des remarques, éclairci les endroits obscurs, découvert la plupart des noms propres qu’on n’avait fait que désigner par leurs premières lettres.” Cette édition, augmentée de presque le double, publiée en 1715, sera très appréciée tout au long du siècle, en particulier de VOLTAIRE, qui se fendra d’un éloge appuyé.
Portés par la popularité croissante du genre, les sujets des ana se diversifient, pour se voir désormais consacrés à des objets ou des thématiques de natures très diverses. En voici quelques exemples : Polissoniana (ci-dessous à gauche), un “recueil de turlupinades, quolibets, rébus, jeux de mots, allusions, allégories” attribué à l’abbé Claude CHERRIER ; Parisiana, Gasconiana (ci-dessous au milieu), Vasconiana, Révolutionniana, Feminaeana ou la langue et l’esprit des femmes (ci-dessous à droite), Arlequiniana, Grivoisiana, etc
Certes, la qualité n’est pas toujours au rendez-vous, car elle dépend avant tout des compétences du compilateur. Mais une partie non négligeable des ana ne sont pas dépourvus de qualités littéraires ; même si, à l’époque contemporaine, ce genre de littérature reste décrié, pour ne pas dire méprisé, comme le résultat d’un travail “à la chaîne” de tâcherons payés à la pièce. Il est vrai qu’à la fin du XVIIIe siècle, pour faire face à une demande croissante, la production est devenue quelque peu “industrielle”, car simplement destinée à procurer au lecteur un divertissement intellectuel. Certains écrivains s’en font une spécialité, le champion toutes catégories dans le domaine étant sans conteste Charles-Yves COUSIN d’AVALLON. Cet auteur prolifique, dont la bibliographie est aussi fournie qu’éclectique, sera poursuivi tout au long de son existence par des soucis d’argent, qui expliquent son immense productivité. Nous lui devons, entre autres, car la liste semble interminable : Rousseana ou Recueil d’anecdotes, bons mots, maximes, pensées et réflexions ; Asiniana, ou Recueil de naïvetés et d’âneries ; Bonapartiana ; Gastronomiana, ou Recueil curieux et amusant d’anecdotes, bons mots, plaisanteries, maximes et réflexions gastronomiques ; Moliérana ; Christiana, ou Recueil complet des maximes et pensées morales du christianisme ; Diderotiana, Grimmiana, Staëlliana, Pironiana, Chateaubriandiana, etc.
L’encyclopédiana de Panckoucke
Nous terminerons ce billet avec une production à part, l’Encyclopédiana ou Dictionnaire encyclopédique des ana, contenant ce qu’on a pu recueillir de moins connu ou de plus curieux parmi les saillies de l’esprit (ci-dessous). Ce livre, publié en 1791, présente une particularité. Loin d’être un recueil isolé comme tant d’autres, il fait partie intégrante de l’Encyclopédie méthodique. Entreprise par Charles-Joseph PANCKOUCKE, cette fantastique aventure éditoriale, qui va s’étirer entre 1777 et 1832, a pour ambition de créer un vaste ensemble encyclopédique couvrant l’intégralité des connaissances humaines. Cette œuvre titanesque totalisera au final plus de 40 dictionnaires et près de 200 volumes.
L’avant-propos de l’Encyclopédiana présente l’ouvrage comme “une partie aussi nécessaire qu’agréable”, qui a pour avantage de “renfermer dans un seul volume ce que tous les ouvrages, sous le titre d’ana, & ce qu’un très grand nombre de volumes de recueils fugitifs, de livres rares & singuliers, offrent de remarquable & de saillant dans les différentes parties des sciences, des arts, de l’histoire & de la littérature”. L’éditeur ne cache pas qu’avec ce tome il ambitionne de procurer un divertissement “intelligent” au lecteur. L’enseignement et la pédagogie y passent au second plan, tout en n’étant pas totalement absents dans l’esprit du compilateur : “L’Encyclopédiana, plus rapide dans sa course, écarte tout ce que les arts & les sciences ont de sérieux, & ne prenant de toutes choses que la fleur & le plaisir, elle cherche à les répandre avec autant de légèreté que de profusion.”
Organisée en entrées classées par ordre alphabétique, cette collection éclectique d’anecdotes, de faits insolites, de “saillies de l’esprit” et d’“écarts brillants de l’imagination” fait figure de curiosité au milieu des sommes scientifiques de l’Encyclopédie méthodique. Il n’est pas interdit de penser que son éditeur, en butte depuis le début de la Révolution à des revers de fortune causés par la disparition de certains de ses titres de presse, ait voulu capter l’attention d’un public élargi. La page de titre ne manque d’ailleurs pas de faire l’article sur le livre, à la manière d’un camelot de foire, puisque le lecteur est assuré d’y trouver “les élans des âmes fortes & généreuses, les actes de vertu, les attentats du vice, le délire des passions, les pensées les plus remarquables des philosophes, les dictums du peuple, les réparties ingénieuses, les anecdotes, épigrammes & bons mots”, et ainsi de suite… Dans le même ordre d’idées, un autre ouvrage “anecdotique” et distrayant verra le jour l’année suivante, lui aussi intégré à l’Encyclopédie méthodique, mais consacré cette fois à un sujet plus précis : Le Dictionnaire encyclopédique des amusements des sciences mathématiques et physiques.
Les ana finiront par disparaître, laissant la place aux anthologies et autres florilèges. Pour autant, la terminaison ana reste encore très ponctuellement utilisée, en particulier chez les anglophones avec, par exemple, les termes Shakespearana ou Sherlockiana. Si vous désirez en savoir plus sur le sujet, nous vous conseillons cet article sur le site EspaceFrançais, et surtout le livre publié en 2001 par Francine WILD : Naissance du genre des ana. Son auteure rend d’ailleurs un bel hommage à ce genre méconnu ; nous le reprenons ici en guise de conclusion : “Les ana réservent bien des surprises : on y cherche des anecdotes, on y trouve des remarques humanistes ; on croit y trouver de l’histoire littéraire, on y découvre la parole transcrite de quelques grands savants ; on pense y lire des témoignages sur le milieu savant, on s’aperçoit qu’ils s’adaptent à la mode de la littérature galante.”