La vente Fortsas
En cette journée du 9 août 1840, la petite ville belge de Binche, située entre Mons et Charleroi, est le théâtre d’une agitation inhabituelle. Le gratin du milieu des collectionneurs bibliophiles semble s’être spontanément donné rendez-vous dans cette vieille cité d’ordinaire plutôt tranquille, si ce n’est lors de son célèbre carnaval. Ces amateurs reconnus de livres rares ont fait le déplacement pour la vente d’une collection privée qui doit se dérouler le lendemain matin à onze heures à l’étude de maître MOURLON, domicilié au 9 rue de l’Église. Parmi la foule de ces bibliophiles venus de France, de Belgique, de Grande-Bretagne, de Hollande, d’Allemagne, et même des États-Unis ou de Russie, on remarque ainsi la présence de NODIER, BRUNET, TECHENER, JACOB, RENOUARD, ainsi que celle des représentants du Roxburghe club et de la Camden society, du marquis de CHÂTEAUGIRON, co-fondateur de la Société des bibliophiles français, et du baron de REIFFENBERG, directeur de la librairie royale de Bruxelles. Ce dernier est pourvu de moyens financiers conséquents qui lui ont été accordés pour acquérir un maximum d’ouvrages et ainsi éviter qu’ils quittent le territoire national.
Cet engouement tient à la diffusion, les semaines précédentes, d’un catalogue (ci-dessous) de vente aux enchères, imprimé à 132 exemplaires par Emmanuel HOYOIS, descendant d’une respectable dynastie d’éditeurs de Mons. Ce document a été envoyé par voie postale à de nombreux libraires et aux grands noms de la bibliophilie européenne.
Cette publication concerne la mise en vente d’une collection modeste par le nombre : 52 livres présentés sur un total initial de 222, si on se fie à la numérotation des titres. Le catalogue indique qu’elle appartient à certain Jean Népomucène Auguste PICHAULD, comte de FORTSAS. Un avant-propos présente un personnage jusqu’ici totalement inconnu du public, né en 1770 au château de Fortsas près de Binche. Il est précisé que le collectionneur n’acceptait dans son fonds que des livres dont il n’existait qu’un seul exemplaire, expulsant systématiquement de ses rayonnages tout ouvrage qui aurait eu son double dans une autre bibliothèque. Cette caractéristique explique le faible nombre de livres rassemblés en quarante années, mais également l’enthousiasme suscité par la valeur inestimable d’une collection exclusivement constituée de raretés absolues. À la suite de son décès survenu le 1er septembre 1839, son héritier aurait pris la décision de la mettre en vente.
Les érudits et les collectionneurs ont toutes les raisons d’être séduits par les ouvrages proposés dans un catalogue de bonne facture, dont certains livres très étonnants comme l’Infusion polyglotte par moyen de laquelle les Wallons acquerront une connaissance parfaite du bas-allemand en moins de six semaines, ou encore Les suites du plaisir, ou desconfiture (sic) du Grand Roi dans les Pays-Bas, daté de 1686, qui est accompagné du commentaire suivant : « Libelle d’un cynisme dégoûtant à l’occasion de la fistule de Louis XIV. Une des figures représente le derrière royal sous la forme d’un soleil entouré de rayons, avec la fameuse devise : Nec pluribus impur. »
Le numéro 48 du catalogue, intitulé Mes campagnes aux Pays-Bas, avec la liste, jour par jour, des forteresses que j’ai enlevées à l’arme blanche, est particulièrement intriguant ! En effet ce titre est accompagné de la mention « imprimé par moi seul, pour moi seul, à un seul exemplaire et pour cause ». Dans cet ouvrage, la princesse de LIGNE pense reconnaître un récit de son ancêtre, brillant militaire et homme de lettres, mais également grand séducteur et beau parleur. Sa petite-fille fait donc parvenir ce message à Auguste VOISIN qu’elle mandate pour se rendre sur place afin d’acquérir l’ouvrage quoi qu’il en coûte : « Achetez, je vous en conjure, à tout prix, les sottises de notre polisson de grand-père. »
La déconvenue
Alors que la fébrilité gagne les rangs des bibliophiles prêts à en découdre sur le terrain des enchères, une première déconvenue vient semer le doute et la perplexité dans leurs rangs. Renseignements pris, il ne semble pas exister de rue de l’Église à Binche, où personne n’y connaît de notaire dénommé MOURLON, pas plus que de comte FORTSAS. Leurs espoirs sont ensuite définitivement anéantis par une annonce, discrètement publiée la veille dans un journal local, et reprise ensuite par voie d’affichettes, indiquant que la vente est annulée, l’ensemble du fonds ayant été acquis par la bibliothèque publique de la ville.
Le coup est rude, et la plupart des enchérisseurs potentiels, de très mauvaise humeur, quittent le ville sur-le-champ. Mais les plus déterminés entendent bien au moins venir admirer les livres avant de rentrer chez eux. Et là, nouvelle surprise, la ville de Binche ne possède pas de bibliothèque publique ! Il faut alors se rendre à l’évidence : tout ce beau monde a été victime d’une farce — le terme canular lui-même ne datant que de la fin du siècle — particulièrement sophistiquée et, il faut bien le dire, menée de main de maître.
Le plaisantin, forcément bien renseigné sur le petit monde des collectionneurs de livres, avait pris un malin plaisir à disposer dans son catalogue des titres très ciblés d’ouvrages disparus ou même complètement fictifs présentés comme autant d’appâts à l’attention de personnes précises dont il connaissait parfaitement les centres d’intérêt.
NODIER, pour avoir pris la supercherie avec bonhomie, est un moment suspecté par ses confrères. De son côté l’imprimeur, qui était habilité à relayer des ordres d’achat pour les enchères, proteste de son innocence, bien qu’il ait été tenu dans la confidence depuis le début. Mais bien vite certains esprits perspicaces se tournent vers Renier Hubert Ghislain CHALON (ci-dessous), ancien major, bibliophile et numismate, déjà auteur par le passé de quelques plaisanteries et pastiches littéraires.
C’est bien en effet ce singulier personnage qui, avec l’aide de son ami Étienne HÉNAUX, a rédigé avec talent et érudition cette imitation de catalogue très réussie. Malgré des mouvements d’humeur des bibliophiles bernés, l’affaire n’a eu pour l’intéressé aucune conséquence d’ordre judiciaire, ses “victimes” cherchant sans doute à éviter d’ébruiter une affaire susceptible de faire à leurs dépens le délice des gazettes.
Un catalogue d’anthologie
Au final cette aventure finira par être profitable au milieu de la bibliophilie puisque ce fameux catalogue est instantanément devenu un objet de collection très recherché. Dès 1847, un exemplaire, qui initialement valait 50 centimes, se voit adjuger au prix de 20 francs. Devant ce succès, et pour répondre à la demande, HOYOIS édite même, sans l’accord de CHALON, une seconde édition en 1857, enrichie de documents tels qu’un résumé de l’ensemble de l’affaire, des lettres de bibliophiles et des articles de journaux. Une nouvelle version, cette fois approuvée par l’auteur de la mystification, est éditée à Bruxelles en 1863. Depuis lors ce canular continue toujours à être évoqué, en particulier dans le monde anglo-saxon, et en 1942 une nouvelle édition commentée et particulièrement complète du catalogue sera publiée à New-York.
Plaisantin impénitent !
Quant à CHALON, il sera en 1841 l’un des fondateurs de la Société belge de numismatique qu’il présidera à plusieurs reprises. Son travail sur les anciennes monnaies en Belgique lui vaudra la reconnaissance de ses pairs, et il sera admis en 1859 à l’Académie royale des lettres, des sciences et des beaux-arts. En 1874, il devient même président l’Académie d’archéologie, mais, plaisantin dans l’âme et membre de la Société des agathopèdes, il ne pourra s’empêcher de récidiver en publiant à deux reprises des communications sur de fausses découvertes archéologiques.
Si vous voulez vous plonger plus en détail dans cette abracadabrante histoire, nous vous conseillons de consulter le site Bibliophilie.blogspot ainsi que le compte-rendu de Joseph-Marie QUÉRARD inséré dans ses Supercheries littéraires dévoilées, et cet article du site Museum of the Hoax. À noter qu’il existe un livre récent et en français sur le sujet : Histoire de la bibliothèque du comte de Fortsas, de Vincent PUENTE.