L’émancipation culturelle de l’Irlande
Au cours du XVIIIe siècle, l’Irlande se remet des guerres menées par les Britanniques sur son sol tout au long du siècle précédent. Le pays voit peu à peu émerger une élite, qui aspire à obtenir plus d‘autonomie politique vis-à-vis de Londres, laquelle persiste à traiter l’île comme une dépendance de nature coloniale. La notion d’une identité spécifiquement irlandaise va désormais se voir valoriser par la redécouverte de l’héritage culturel, historique, littéraire et linguistique de l’île. La vague de celtomanie, qui gagne alors l’Europe suite à la publication des Chants d’Ossian, accentue le phénomène en mettant en avant les anciens peuples celtes des îles britanniques, et donc les idiomes parlés par ces derniers, tout particulièrement l’ancienne langue gaélique irlandaise.
Alors qu’il entame un considérable déclin en tant que langue vivante, cédant tout au long du XIXe siècle de plus en plus de terrain à l’anglais, le gaélique irlandais fait l’objet de plusieurs dictionnaires bilingues. Mais le “vieil irlandais”, présent dans les anciens manuscrits, va également être au cœur d’un important projet lexicographique qui s’avérera d’autant plus complexe que ses textes seront souvent rédigés en scriptio continua, c’est-à-dire sans séparation entre les mots.
Le Dictionary of the Irish Language
Deux érudits sont à l’origine de ce qui va devenir le Dictionary of the Irish Language : John O’DONOVAN et Eugene O’CURRY. Ces deux passionnés d’histoire et d’anciens manuscrits ont longtemps œuvré pour l’agence de cartographie (Irish Ordnance Survey) et, ce faisant, ils ont eu l’occasion de compulser quantité de fonds d’archives en Irlande et en Grande-Bretagne afin de rechercher l’origine et l’histoire de différents noms de lieux. L’étude des manuscrits leur a permis d’accumuler les informations et d’acquérir une indéniable expertise dans la langue irlandaise médiévale. En 1852, les deux compères murissent le projet d’un dictionnaire consacré à l’Old et au Middle Irish, parlés pendant une période allant de 700 à 1200 environ. Pour le mener à bien, ils s’appuient sur un important corpus de manuscrits destinés à servir de références et de sources pour les citations.
Respectivement décédés en 1861 et 1862, ces deux savants n’ont guère le temps de mettre en œuvre leur projet, lequel sera bientôt repris par une vénérable institution du pays : la Royal Irish Academy. Fondée à Dublin en 1785, la RIA, comme on l’appelle également, a pour objectif de promouvoir la culture irlandaise. Sa première mission sera de réunir une importante collection d’objets et de manuscrits anciens. Une fois constitué, ce fonds va bientôt devenir une des principales bibliothèques de recherche et d’étude du pays. Patiemment, plusieurs générations de chercheurs, de linguistes et d’universitaires vont alors se relayer pour compiler le lexique d’un dictionnaire qui était, jusque-là, resté purement virtuel. Il faudra attendre 1913 pour voir publier le premier fascicule, et 1976 pour que les 24 parties du Dictionary of the Irish Language (DIL) soient enfin éditées, riches de 2 525 pages et de près de 35 000 entrées. Des index, des suppléments, des versions abrégées et sur CD verront ensuite le jour dans les années 1980 et 1990 (ci-dessous).
Le dictionnaire numérisé et révisé
En 2003, la numérisation de l’ouvrage est lancée sous la direction du professeur Gregory TONER. Cette opération donne l’occasion de procéder à des corrections et des modifications du texte original. En effet le DIL, rédigé sur plus d’un siècle à partir d’un corpus finalement assez restreint, souffre de graves imperfections car bien des mots lui ont échappé, et il reste entaché de contresens et d’anomalies dont il faut l’expurger. La numérisation achevée en 2007, l’ouvrage est mis en ligne cette même année (ci-dessous, une présentation de cet outil).
L’ouvrage, bien qu’officiellement achevé, est ensuite soumis à un important travail de révision qu’il faut mener à bien sans pour autant “trahir” le travail effectué jusque-là. C’est en ces termes que le site officiel précise la philosophie qui doit guider les lexicographes : “Le but de la révision du dictionnaire est de fournir autant d’informations utiles et à jour que possible, y compris la création de nouvelles entrées pour des mots qui n’étaient pas connus des compilateurs originaux du dictionnaire, des citations supplémentaires ou corrigées et des informations grammaticales nouvelles ou modifiées. La révision des entrées est guidée par le matériel que nous collectons, et une révision d’une partie d’une entrée ne signifie pas qu’une entrée entière a été révisée, bien que nous nous efforcions de nous assurer que les révisions sont cohérentes avec l’entrée entière. Nous n’avons pas tenté d’aplanir les incohérences dans le dictionnaire original : notre objectif a été d’utiliser le temps disponible pour ajouter de nouvelles informations plutôt que de réorganiser le matériel existant.” Notons, au passage, que le DIL ne s’intéresse pas à l’étymologie des mots, sauf quand il s’agit de termes empruntés à d’autres idiomes.
Les corrections, réalisées de manière isolée grâce aux contributions de chercheurs et d’universitaires chapeautés par un comité, aboutissent à une première “mise à jour” du site en 2013. Mais ce premier toilettage restant incomplet, il est finalement décidé, par souci d’efficacité, de mettre en place à partir de 2014 une véritable équipe permanente constituée de membres de la Queen’s University de Belfast et de l’université de Cambridge. Son premier chantier consistera à reprendre l’ensemble du dictionnaire pour passer à la loupe chaque définition et débusquer les inévitables erreurs de définition et d’interprétation qui se sont glissées dans le texte d’origine, comme, par exemple, la présence d’anachronismes correspondant à des sens qui n’avaient pas encore cours à l’époque médiévale. Autre danger qu’il convient d’écarter : celui des mots fantômes engendrés par la fameuse scriptio continua, vis-à-vis de laquelle la vigilance s’impose, comme le précise Sharon ARBUTHNOT : “Il y a toujours des combinaisons de lettres qui ne semblent pas tout à fait correctes, ou qui ne sont manifestement liées à aucun mot… Pour éviter le danger d’introduire des mots fantômes, nous les retenons pendant un certain temps dans une base de données.” Au final, en 2019 ce sont environ 5 000 modifications qui auront amendé le contenu original. Une des actualisations les plus commentées sera celle de Leprechaun, un mot qualifiant un personnage mythique du folklore irlandais. En effet, ce terme ne serait pas dérivé d’un mot gaélique, comme on l’avait longtemps pensé, mais d’une déformation du latin Luperci.
La chasse aux mots oubliés
Le second volet de la révision du DIL est encore plus passionnant, car nos linguistes se transforment en “chasseurs de mots oubliés”, traquant tout un vocabulaire disparu ou dédaigné qui n’était donc pas présent dans le dictionnaire. Après avoir parcouru d’innombrables manuscrits, ce ne sont pas moins de 500 “nouveaux” mots qui sont ainsi tirés de l’oubli. Si la découverte de cette manne est une avancée considérable pour les linguistes, elle ne l’est pas moins pour les historiens et les anthropologues. Ainsi que le déclare Máire NI MHAONAIGH : “Le projet élargit notre compréhension du vocabulaire de l’époque, mais offre également des aperçus uniques sur les personnes qui ont utilisé ces mots. Ils révèlent des détails extraordinaires sur la vie quotidienne, les activités, les croyances et les relations, ainsi que les contacts avec des locuteurs d’autres langues.”
Voici quelques exemples de termes exhumés par nos détectives linguistiques : Bánbiad, littéralement “nourriture blanche”, désignait les produits laitiers ; Slinnénacht était un synonyme de scapulomancie, une technique divinatoire basée sur l’omoplate d’un animal ; Útluighe, hors-la-loi, un mot issu du vieux norrois ; Féil Muire Geimrid, soit “la fête d’hiver de Marie”, correspondait à une fête religieuse inconnue qui semblait se dérouler en janvier après l’Épiphanie ; bratt boinne , “cape ou couverture de femme”, qualifiait le placenta ; Béochlaid, signifiait “frotter avec de la graisse et du gras”, expression utilisée dans un passage où l’auteur conseillait de laver le nourrisson en l’enduisant de graisse et en prenant bien soin de ne rien laisser dans les oreilles ; Ogach, “abondant en œufs”, servait à désigner une région fertile ; et Ol Pátraic correspondait à une curieuse unité de mesure égale à la quantité de liquide nécessaire pour remplir 1728 coquilles d’œufs.
Les 5 000 corrections et 500 mots nouveaux ont été mis en ligne le 30 août 2019, mais la tâche est loin d’être finie et le travail continue… Rendez-vous donc dans quelques années pour découvrir de nouveaux mots irlandais arrachés au passé.
Pour en savoir plus, nous vous invitons à consulter cet article du site atlas obscura.