Les Basques et l’Islande
Dans un précédent billet, nous avons eu l’occasion de nous attarder sur la Collection arnamagnéenne, connue pour avoir été source de discorde entre le Danemark et l’Islande. Elle est avant tout réputée pour ses inestimables codex et manuscrits médiévaux contenant différentes sagas dont, en particulier, l’Edda de Snorri. Mais, parmi l’importante masse de documents rassemblée par Arni MAGNUSSON, se trouvaient également quantité de papiers et de parchemins qui recelaient des renseignements précieux sur le passé et la culture de la grande île de l’Atlantique nord. L’Islande a longtemps été marquée par un isolement géographique qui a fait d’elle le véritable conservatoire de la langue et de la littérature de l’ancienne Scandinavie. Mais, pour autant, cette contrée n’est pas demeurée à l’écart de la marche du monde, ne cessant jamais de recevoir la visite de lointains navigateurs venus s’aventurer dans ses parages. Notre billet va s’intéresser aujourd’hui à deux lexiques retrouvés dans la Collection arnamagnéenne, qui mêlent dans une histoire commune l’Islande et un lointain Pays basque distants de près de 2 500 kilomètres.
La raison de ce rapprochement insolite est liée à la pêche à la baleine, dans laquelle les Basques du littoral s’étaient spécialisés au cours du Moyen Âge. Cette activité, difficile mais très rentable, s’est d’abord pratiquée à bord de chaloupes dans le golfe de Gascogne, également appelé golfe de Biscaye. Mais, devant la raréfaction des cétacés au large de leurs côtes, les marins du Labourd, suivis par ceux du Guipúzcoa et de Biscaye, vont se lancer dans une audacieuse navigation hauturière, à la recherche de nouveaux terrains de chasse. C’est ainsi que, dès le XVIe siècle, leur quête les amènera à sillonner une vaste zone de l’Atlantique nord où, malgré des conditions météorologiques très difficiles, ils démontreront toute leur expertise dans la capture des cétacés. Les Basques vont progressivement installer des stations baleinières et des comptoirs au Labrador, en Gaspésie et dans le territoire de Terre-Neuve, autour duquel se pratique également une intense activité de pêche à la morue. Au siècle suivant, ils se rendront jusqu’au Spitzberg et au nord-ouest de l’Islande.
Cette île devient, au XVIIe siècle, le carrefour des expéditions baleinières au long cours. Mais la cohabitation entre les Basques et les Islandais ne va pas être de tout repos, les habitants, très pauvres et en permanence menacés par la famine, n’appréciant guère la présence de concurrents venus puiser dans leurs ressources halieutiques. En septembre 1615, trois navires font naufrage et leurs équipages se voient contraints d’hiverner dans l’île. Les 5 et 13 octobre suivants, à la suite de heurts avec la population locale, une trentaine de Basques sont impitoyablement massacrés, lors de ce que l’histoire retient sous le nom de Spánverjavígin (le massacre des Espagnols). Après cette tuerie, ces meurtres sont légalisés par un édit qui déclare les Basques hors-la-loi et autorise quiconque à les tuer. Pour l’anecdote, signalons que ce texte qui, bien sûr, n’était plus appliqué depuis des lustres, n’a été officiellement abrogé qu’en avril 2015. Au siècle suivant, victimes collatérales des guerres européennes, les Basques vont peu à peu perdre leur quasi-monopole sur la pêche à la baleine, au profit d’autres nations. Mais, en dehors du sinistre épisode de 1615, leur passage va laisser un vestige tardivement exhumé, qui prend la forme d’un pidgin forgé par les équipages de leurs navires.
Deux mystérieux glossaires
Dans les années 1920, le philologue islandais Jon HELGASON, qui dirigera l’Institut Magnusson entre 1927 et 1971 et sera professeur des études islandaises à l’université de Copenhague de 1929 à 1970, trouve deux listes de mots dans la masse des documents de la Collection arnamagnéenne. La première (ci-dessous) est datée de la seconde moitié du XVIIe siècle.
Intitulé Vocabularia Gallica – titre trompeur car il n’y a quasiment pas de vocabulaire d’origine française dans le texte – ce manuscrit de 16 pages comprend 517 mots et quelques courtes phrases ainsi que leurs équivalents en islandais (ci-dessous, un extrait).
Le deuxième document, Vocabularia Biscaiaca (ci-dessous), contient un lexique bilingue de 229 mots et 49 nombres. Il s’agit de la copie d’un document disparu daté de la première moitié du XVIIIe siècle, dont la rédaction est attribuée à Jón ÓLAFFSON. Ce dernier, secrétaire de MAGNUSSON, se fera connaître plus tard comme auteur du Runologia et de la copie de la Heiðarvíga saga réalisée de mémoire, le seul original ayant été détruit lors du grand incendie de Copenhague en 1728.
HELGASON fait parvenir des copies commentées en allemand de ces deux manuscrits au professeur Christianus Cornelius UHLENBECK. Celui-ci, enseignant à l’université de Leyde, est également anthropologue, linguiste et spécialiste de la langue basque. Mais c’est un de ses étudiants, Nicolaas Gerard Hendrik DEEN, qui va être chargé d’étudier en détail ces deux glossaires et de leur consacrer sa thèse de doctorat. À partir de 1927, il se rend au Pays basque espagnol, où il va travailler avec Julio de URQUIJO, écrivain et fondateur de la Revue internationale des études basques. Il cherche à reconstituer les mots qui ont été transcrits par deux scribes islandais d’une façon plus ou moins phonétique. En juillet 1937, à Leyde, DEEN soutient une thèse curieusement rédigée en latin, qui porte le titre Glossaria duo Vasco-Islandica (“Deux glossaires basco-islandais”).
La même année, ce travail de recherche est édité à Amsterdam (ci-dessous, la couverture du livre).
Notre linguiste a repris le vocabulaire des deux lexiques en le présentant sur quatre colonnes : basque, islandais, allemand et espagnol. Son travail sera ensuite repris, commenté et amendé par des érudits basques. Depuis 1937, d’autres éléments sont venus s’ajouter aux deux listes initiales. C’est ainsi que dans une lettre retrouvée à l’époque contemporaine, le linguiste Sveinbjörn EGILSSON découvrira deux pages de mots inconnus dont il en recopiera une dizaine.
Enfin, un autre glossaire est retrouvé en 2008 dans la bibliothèque Houghton de l’université de Harvard. Il s’agit de deux pages (ci-dessous) incluses dans un recueil de manuscrits collectés en 1858 par Konrad Von MAURER lors de son voyage en Islande. Ce dernier n’avait pas identifié la langue basque dans ses copies, puisqu’il évoque des “gloses latines“. L’université américaine héritera de la bibliothèque après le décès de son propriétaire, mais la datation des divers documents restera problématique, y compris pour le glossaire basque dont on pense qu’il a pu être rédigé dans la première moitié du XIXe siècle. Les professeurs Viola MIGLIO et Ricardo ETXEPARE vont tenter de déchiffrer cette liste, non sans mal car certains mots sont sortis très déformés de leur transcription. Finalement, ce sont près de 68 mots absents du Glossaria duo Vasco-Islandica qui viendront s’ajouter à ce qui est désormais communément dénommé le pidgin basco-islandais.
Le pidgin basco-islandais
Ces répertoires, très majoritairement faits des mots basques issus du dialecte labourdin, permettent de reconstituer une lingua franca, c’est-à-dire une langue construite sur un vocabulaire restreint et une grammaire sans conjugaison, dont la seule fin est de communiquer avec des locuteurs étrangers. C’est dans ce contexte qu’en quelques décennies s’est construit un sabir qui permettait aux marins basques, dans leurs lointaines pérégrinations, d’échanger quelques paroles avec des Français, des Anglais, des Hollandais, des Portugais, des Espagnols, sans oublier les populations riveraines de leurs zones de pêche.
Les bascophones ont identifié plus des deux tiers des mots des glossaires retrouvés sous des orthographes déformées, comme Gissuna (ou Gizona), qui signifie homme ; Ser (Zer), qui veut dire quoi ; Bai, qui veut dire oui ; Sumbat (Zenbat), Combien ; Balia (Balea), Baleine ; Bura, Beurre ; Sagarduna (Sagardoa), Cidre ; etc.
À leur langue, les pêcheurs ont adjoint des termes empruntés à d’autres langues. C’est ainsi que l’anglais a donné les locutions “For mi” (“For me”) et “For ju” (“For you”), souvent utilisées pour construire des phrases. Une autre partie du vocabulaire est d’inspiration espagnole, comme les mots Cammisola, Pissu (de Peso, poids) ou Trucka (de Trocar, échanger). À ces termes viennent s’ajouter quelques mots d’ascendance germanique, comme Cavinit qui correspondrait au bas allemand “Kein bit niet” (“Rien du tout”).
Quelques exemples de phrases :
*For mi Presenta for ju biskusa eta sagarduna : je te donnerai un gâteau et du cidre.
*For ju mala gissuna : Tu es un homme mauvais.
*Fenicha for ju ! : Va te faire voir ! (sachant que Fenicha viendrait de l’espagnol Fornicar).
*Cavinit trucka for mi : Je n’achète rien.
*Christ Maria presenta for mi baila, presenta mi bustana : si le Christ et Marie me donnent une baleine, je t’en donnerai la queue.
Si, à la lecture de ce lexique une chose étonne, c’est bien l’absence complète de mots islandais. Il est pourtant quasi certain que les pêcheurs devaient utiliser ce pidgin avec les autochtones, et en particulier ceux de la région des Vestfirðir (“fjords de l’ouest”), où il leur fallait nécessairement se ravitailler. Le terme de pidgin basco-islandais ne doit cette appellation qu’au fait que les lexiques ont été rédigés et traduits par des Islandais, puis retrouvés en Islande. Depuis 1986, le Vocabularia Gallica et le Vocabularia Biscaiaca sont conservés à Reykjavik dans le cadre des restitutions programmées des fonds islandais conservés à Copenhague.
Pour finir, signalons l’existence d’un autre pidgin, le basco-algonquin, forgé lui aussi par les navigateurs basques, mais cette fois sur les rivages du golfe du Saint-Laurent, afin de communiquer avec les populations de langue algonquienne, en particulier les Micmacs et les Montagnais.
Ci-dessous, cette petite vidéo reprend l’histoire du basco-islandais.
Bonjour,
Encore un beau travail historique, que je découvre complétement.
Félicitations