Des dictionnaires gigognes
Nombreux sont les auteurs qui se sont engagés dans la rédaction d’un dictionnaire, avec pour seule motivation de corriger, compléter ou remanier le dictionnaire d’un prédécesseur. Finalement, ces « anti-dictionnaires » ont bien souvent fini par devenir des œuvres à part entière, autonomes de leur modèle de départ. C’est ainsi que le célèbre Dictionnaire historique et critique de Pierre BAYLE se voulait n’être au départ qu’une simple réponse à celui de Louis MORÉRI. De son côté, BASNAGE de BEAUVAL a repris et augmenté le Dictionnaire universel d’Antoine FURETIÈRE, dans de telles proportions que son propre ouvrage est devenu finalement une œuvre indépendante, laquelle sera elle-même utilisée pour servir de base au Dictionnaire de Trévoux. Les lexicographes, de tout temps, n’ont jamais pu faire abstraction des livres qui, réalisés avant eux, leur ont servi à construire leur propre ouvrage. Dans ce billet, nous allons évoquer un autre cas de dictionnaire bâti sur les fondations d’un livre plus ancien, au point d’en adopter le plan et la méthode. Son auteur est un seigneur breton de la région de Morlaix, Pierre Joseph Jean de COËTANLEM de ROSTIVIEC.
COËTANLEM, un érudit breton
Né le 4 novembre 1749 en Bretagne à Saint-Martin-des-Champs, il est issu d’une famille ancienne de petite noblesse bretonne qui, malgré le passé glorieux de ses ancêtres, peinera à obtenir et faire valoir ses titres. Notre homme siège aux États de Bretagne, y assistant en témoin privilégié à la montée des tensions à la fin de l’Ancien Régime. Se tenant prudemment à l’écart de l’agitation révolutionnaire puis impériale, il se replie à Henvic dans le manoir de Trogriffon, acquis par mariage. Soucieux de mettre à profit sa retraite plus ou moins forcée, il entreprend, dès 1791, de rédiger un vaste dictionnaire de la langue bretonne pour, écrit-il, se “distraire des tristes réflexions que me faisaient faire les désordres que la Révolution française entraînait à sa suite”.
COËTANLEM n’est pas le premier à se consacrer à cette langue, ou plutôt à ces langues, car le breton est alors pluriel et diversifié. Un gros travail sur le sujet a déjà été accompli par des prédécesseurs, parmi lesquels se détachent trois religieux: Julien MAUNOIR, jésuite et véritable “père” du breton moderne, le père GRÉGOIRE de ROSTRENEN et surtout dom Louis LE PELLETIER, ce dernier étant l’auteur d’un Dictionnaire de la langue bretonne, écrit entre 1691 et 1716, mais publié plus tardivement, en 1752 (ci-dessous).
COËTANLEM, reprenant cet ouvrage, en recopie chaque article et le complète par ses corrections et ses commentaires, qu’il signale en marge par un R majuscule. Il reconnaît avec franchise qu’il entreprend avant tout un travail de continuation et de perfectionnement de l’œuvre de LE PELLETIER, qu’il nomme respectueusement “mon maître et mon modèle”, précisant en préface : “Ce n’est pas un nouveau dictionnaire que j’entreprends de rédiger ; c’est tout simplement un recueil des remarques que j’ai faites sur le bon ouvrage de dom LE PELLETIER… Mais la reconnoissance et l’admiration dont je suis pénétré ne m’aveuglent cependant pas sur les défauts inséparables des réalisations humaines.”
En 1820, il achève les 8 384 pages manuscrites de son ouvrage, qu’il fait relier en huit volumes (ci-dessous).
Selon les dires de l’auteur, il n’a jamais envisagé de publier le fruit de son travail, le tenant à la disposition de tout “amateur curieux de la langue bretonne”. Il définit lui-même son œuvre comme le simple maillon d’une chaîne qui pourrait aboutir un jour à la création du premier “vrai” grand dictionnaire qui, selon lui, reste encore à faire.
L’errance et le sauvetage du manuscrit
Suite au décès de COËTANLEM en 1827, son dictionnaire sombre pour un temps dans l’oubli, avant de réapparaître furtivement au XXe siècle. Ces livres manquent d’être brûlés par les nouveaux propriétaires du manoir lors du réaménagement de la demeure, mais un curé en aurait empêché la destruction in extremis, pour en faire don à une famille du centre du Finistère. En 1948, ce dictionnaire sort de son relatif anonymat grâce à deux érudits, François FALC’HUN et Louis DUJARDIN, qui lui consacrent des articles. Cependant, il demeure inaccessible au public et son existence reste nimbée de mystère. Des bruits contradictoires se répandent, laissant entendre qu’il aurait été détruit pas ses propriétaires, prêté à un notaire qui ne l’aurait jamais rendu, ou encore qu’une université américaine chercherait à l’acquérir. La réalité est pourtant plus prosaïque, puisqu’en 1992 son détenteur contacte le CRBC (Centre de Recherche Bretonne et Celtique) de l’université de Brest, pour proposer de le lui vendre. Finalement, c’est la ville de Brest qui acquiert l’ouvrage pour 38 000 euros, avec l’aide du Fonds Régional d’Acquisition pour les Bibliothèques (F.R.A.B.) cofinancé par le ministère de la Culture (DRAC Bretagne) et le Conseil régional de Bretagne. Une convention est signée en 2005 entre le CRBC et la ville de Brest, prévoyant le dépôt du livre au CRBC pour une durée de dix ans et sa numérisation, dans le but de faciliter sa conservation. Le projet est mené à bien, et en janvier 2008 la version numérique est mise en ligne sur le site Hermine.org, une base de données qui se veut une “bibliothèque numérique de dictionnaires bretons, d’autres éléments fondamentaux de la lexicographie bretonne”.
Dès lors les chercheurs peuvent se pencher en détail sur ce texte, “dernière somme encyclopédique – dans le sens des Lumières – du breton”, dont ils retracent la genèse, la structure et bien sûr les définitions. Deux des principaux artisans de la “résurrection” de ce dictionnaire, Ronan CALVEZ et Chantal GUILLOU-SIMON, saluent la valeur du patient travail du lexicographe amateur de Henvic : “À chaque mot du dictionnaire, il apposait ses propres commentaires, n’hésitant pas à illustrer l’étymologie de chaque mot, préalablement notée sur des cartes à jouer” (ci-dessous, une page du manuscrit).
Sur certains points, COËTANLEM n’hésite pas à se démarquer de LE PELLETIER, qui voulait absolument faire dériver des mots bretons du latin, du grec ou de l’hébreu. Celtomane, il défend au contraire l’idée que le breton est une langue “dont l’antiquité ne le cède à aucune autre”, et que bien au contraire ce sont la plupart des langues qui auraient largement emprunté à une mythique langue “celtique” originelle. Il signale également, chez son “confrère”, soit une prononciation défectueuse, soit des erreurs de transcription bien compréhensibles à un âge où le breton, comme langue écrite, ne disposait pas encore d’un corpus unifié et de règles académiques strictes. De plus, les différences dialectales dans la province étaient nombreuses, car il faudra attendre 1807 pour voir apparaître la première véritable grammaire moderne.
Quoi qu’il en soit, à rebours d’une partie de la noblesse bretonne qui s’efforçait de ne pas parler breton pour se démarquer du bas peuple, COËTANLEM maîtrise aussi bien le breton que le français. En véritable encyclopédiste autodidacte, il témoigne par ailleurs d’une grande culture livresque, émaillant ses articles d’un très grand nombre de références classiques, allant d’HÉRODOTE à BOILEAU, en passant par PLINE, BUFFON et PLUTARQUE, et faisant de nombreuses références à la zoologie, la botanique, la géographie et aux explorations récentes. De surcroît, la qualité littéraire de son œuvre est unanimement reconnue.
Mais au-delà de son indéniable intérêt linguistique, ce dictionnaire intéresse particulièrement historiens et sociologues. En effet, l’auteur manifeste un intérêt très vif pour les conditions de vie et les traditions des habitants de sa région, et plus particulièrement pour celles des environs de Morlaix, de Saint-Pol-de-Léon et de la Penzé. C’est ainsi qu’il décrit, avec force détails, les coutumes locales, les croyances religieuses, les superstitions, la vie des paysans et des gens de mer, le travail, les techniques agricoles, le commerce ou encore l’alimentation.
Au-delà d’un simple dictionnaire de langue, il s’agit d’une véritable mine d’informations sur la Bretagne rurale et maritime de cette époque, et lors d’un symposium de la Bretagne linguistique, le 10 décembre 2010, à la faculté Victor-Segalen de Brest, il sera unanimement reconnu que “les commentaires linguistiques et extra-linguistiques de COËTANLEM représentent une source de premier ordre pour les sociolinguistes, les dialectologues, les lexicographes, les littéraires, les historiens et les ethnologues”.
En 2017, le livre a intégré les collections patrimoniales de la nouvelle médiathèque des Capucins à Brest, et une version numérisée devrait être disponible sur Gallica au second semestre de l’année 2019.
Pour en savoir plus, nous vous invitons à consulter le volume 17 de la revue Bretagne linguistique, daté de février 2012, qui transcrit les interventions du symposium consacré à cet ouvrage, et le site Henvic-amer, sur lequel il est possible de consulter des pages numérisées.