Les projets de dictionnaires de langue arabe
Ayant essaimé hors de son foyer originel de la péninsule arabique, la langue arabe est aujourd’hui la langue maternelle de plus de 450 millions de personnes dans 28 pays situés dans la partie nord de l’Afrique, le Proche-Orient et le Moyen-Orient. L’arabe, qui a été utilisé pour rédiger le Coran, est également une langue liturgique commune à près d’un milliard et demi de musulmans, dont une majorité non arabophone. Mais, si pour des raisons pratiques, on parle de “langue arabe“, celle-ci se distingue par sa grande diversité. À côté d’une langue classique et littéraire, connue sous le terme d’arabe littéral, cohabitent nombre de variétés dialectales.
Après la Première Guerre mondiale, des académies inspirées du modèle français sont fondées, en particulier à Damas et au Caire, avec pour mission de promouvoir et codifier une langue arabe modernisée et universelle. Fondée par décret en décembre 1932 et parrainée par le sultan, l’Académie de la langue arabe du Caire entreprend un ambitieux programme de composition d’un dictionnaire historique couplé à une réforme de l’écriture : le Al-Muʿjam al-Kabīr. Après bien des aléas et des soucis de financement récurrents, le premier volume est publié en 1956. Mais, à ce jour, le dictionnaire, toujours en cours de rédaction, est loin d’être achevé, ce retard suscitant l’émergence de projets concurrents, dont plusieurs autour du golfe Persique.
C’est ainsi que, le 25 mai 2013, l’Arab Center for Research and Policy Studies, basé à Al Daayen au Qatar, annonce le lancement du Dictionnaire historique de la langue arabe de Doha. L’objectif affiché de ce dictionnaire, exclusivement numérique, mobilisant près de 300 spécialistes et financé en grande partie par le prince régnant, est de “relier les dimensions historiques et culturelles du lexique arabe au contexte scientifique et cognitif dans lequel les mots sont apparus et se sont développés, à leur application sociale et économique et à leur pertinence historique”. La première phase sera achevée cinq années plus tard à l’issue d’un intense travail bibliographique et étymologique. Simultanément, une importante base de données lexicographique (ci-dessous) sera mise à la disposition du public dans un portail dédié.
Riche de 100 000 entrées, le dictionnaire qatari présente l’évolution du vocabulaire arabe depuis le document le plus ancien connu jusqu’à l’an 200 de l’hégire, soit sur une période de plus de six siècles. En 2023, la deuxième phase, qui court jusqu’à l’an 500 de l’hégire, est achevée à son tour pour venir compléter le corpus déjà disponible. La troisième et dernière phase, prévue pour aller jusqu’à l’époque contemporaine, reste en cours de réalisation.
La ville-État de Sharjah
Mais, non loin de cet État péninsulaire, plus précisément à Sharjah, un des 7 États des Émirats arabes unis distant de moins de 400 kilomètres de Al Daayen, un autre projet quasi similaire s’impose comme un concurrent très sérieux. En effet, en décembre 2016, le sultan lance officiellement le chantier d’un autre dictionnaire historique de la langue arabe. Réputé beaucoup plus traditionaliste que Dubai et Abu Dhabi, et peu axé sur le luxe et les loisirs, Sharjah prend le pari, pour se démarquer de ses voisins, de devenir un grand pôle culturel, au niveau régional mais également international. Cette ambition, qui se heurte à celle du Qatar déjà engagé dans le sport et les médias, pousse ce petit émirat à développer son influence internationale par l’art et la culture. La rivalité de fait entre les deux pays va se manifester dans le domaine lexicographique.
Bénéficiant de l’implication totale de l’émir sultan bin Mohammed AL-QASIMI, le projet est porté par d’importants moyens financiers et humains. La documentation, la compilation, la conception et la publication du livre – puisque, cette fois, le résultat va avoir une version imprimée – mobilisent pendant sept années 780 personnes, dont près de 500 chercheurs, linguistes et écrivains, mais aussi 200 correcteurs, typographes et imprimeurs. L’émirat profite de l’occasion pour jouer la carte du panarabisme en associant, à ce qu’il présente comme un “projet unificateur du patrimoine linguistique et culturel du monde arabe”, une vingtaine d’institutions linguistiques, académiques et universitaires de plusieurs pays arabes, coordonnées par l’Arabic Language Academy in Sharjah.
Une parution surprise
Véritable enjeu national dans lequel le souverain local engage son prestige personnel, l’élaboration du dictionnaire avance relativement vite et, dès novembre 2021, le site web – qui ne comprend alors que les 17 premiers volumes achevés – est lancé lors de l’ouverture de la 40e édition de la Foire internationale du livre de Sharjah (SIBF). Un an plus tard, 19 autres tomes sont à leur tour édités. Le projet semble alors en bonne voie et tout laisse à penser qu’il sera achevé dans quelques années. Mais, le 21 septembre 2024, l’émir AL-QASIMI prend tout le monde de court en annonçant, au cours de la seconde édition de la Sharjah International Conference on Arabic Language Studies in Europe (SICALE), que le dictionnaire est complet de ses 127 volumes, son achèvement ayant, selon toute apparence, bénéficié à plein de l’usage intensif des nouvelles technologies et de l’intelligence artificielle.
L’ouvrage est présenté en grande pompe lors de l’inauguration de la 43e foire au livre qui se tient quelques semaines plus tard. Profitant d’une formidable tribune, qui réunit 250 invités venus de 63 pays, l’émir prononce un discours dans lequel il exprime sa fierté d’avoir pu mener à bien ce qui est présenté comme le “premier du genre”, passant sous silence l’expérience égyptienne et le dictionnaire qatari. Il déclare : “L’achèvement et l’impression du Dictionnaire historique de la langue arabe sont une célébration pour le monde arabe et le monde islamique. La langue est un vaisseau civilisationnel qui porte l’histoire et la culture de cette nation. Ce dictionnaire sert de référence culturelle et intellectuelle, documentant l’histoire des mots arabes et l’évolution de leurs significations, renforçant ainsi l’identité culturelle arabe et rendant notre langue accessible aux générations futures[…] Cette réussite n’a pu être réalisée que grâce à une coopération fructueuse entre Sharjah et diverses institutions linguistiques à travers le monde arabe. Le projet de dictionnaire est une étape fondamentale vers la valorisation de la langue arabe en tant que véhicule civilisationnel complet qui enregistre les connaissances et l’histoire de la nation.”
De son côté, Mohammed Hassan KHALAF, directeur des médias et membre de l’Académie de Sharjah, renchérit en soulignant l’importance de l’événement et son retentissement dans le monde arabophone : “Le Dictionnaire historique de la langue arabe représente une étape pionnière dans la préservation de l’héritage culturel et linguistique de la nation arabe. Ce projet ambitieux n’est pas seulement une collection de volumes ou d’encyclopédies documentant les mots et leurs significations ; il s’agit d’un pont reliant le passé et le présent de la nation, offrant aux générations futures une compréhension plus approfondie de l’évolution de leur langue. À l’Académie de la langue arabe de Sharjah, nous considérons le Dictionnaire historique comme une réalisation monumentale qui sert non seulement une nation mais tous les pays arabophones. C’est un unificateur culturel, prouvant que la coopération arabe peut donner naissance à des projets percutants ayant une influence durable.” Le responsable de l’équipe jordanienne salue quant à lui la prouesse technique qui “représente une avancée révolutionnaire dans la recherche linguistique“, et fait valoir le fait que cette réalisation “offre aux chercheurs, aux universitaires et au public une source fiable pour retracer l’évolution des mots arabes et de leurs significations dans divers contextes historiques. Cette réalisation a nécessité d’immenses efforts et une collaboration entre les institutions linguistiques du monde arabe, fournissant aux utilisateurs des preuves historiques détaillées issues de la littérature arabe classique et moderne, de textes religieux, d’écrits philosophiques et d’ouvrages scientifiques“.
Mis en ligne et consultable via une interface très performante, l’ouvrage bénéficie d’une version imprimée (ci-dessous) de grande qualité, les volumes ayant été “conçus en utilisant les meilleures techniques d’édition et de reliure pour assurer une lisibilité sans fatiguer les yeux”.
Un véritable monument lexicographique !
Ce dictionnaire de 91 000 pages comprend environ 73 000 entrées qui couvrent plus de 21,5 millions de mots basés sur 11 300 radicaux. Les articles s’appuient sur environ 348 400 citations tirées de sources importantes en poésie et en prose, mais aussi du Coran et des hadiths.
Selon les vœux de ses créateurs, le Dictionnaire historique de la langue arabe de Sharjah doit s’adresser “notamment aux chercheurs, aux spécialistes, aux étudiants et même au grand public qui cherche à comprendre les origines et l’évolution des mots arabes”. Par cette réalisation, l’émirat se pose en défenseur du patrimoine et de l’identité culturelle arabes : “En fournissant des preuves historiques précises, le dictionnaire permet une meilleure compréhension du patrimoine linguistique arabe, contribuant ainsi à préserver l’identité culturelle arabe des influences étrangères. Il ne s’agit pas seulement d’un outil de recherche universitaire, mais aussi d’une passerelle culturelle qui permettra aux générations futures de relier leur langue au riche patrimoine civilisationnel du monde arabe, favorisant ainsi un sentiment d’appartenance et de fierté de leur identité arabe.” L’avenir nous dira si le Dictionnaire de Sharjah va s’imposer comme la référence incontournable ou, par émulation, susciter des projets concurrents. Une première consécration est venue couronner les efforts accomplis, lorsqu’au cours d’une cérémonie, le Guinness Book of Records a remis au souverain un certificat distinguant “le projet linguistique historique le plus vaste et le plus étendu au monde”.
Profitant du retentissement de cet événement dans les pays arabophones et dans le monde musulman, l’émir AL-QASIMI a également annoncé la mise en chantier prochaine d’un nouveau projet, encore plus ambitieux, celui d’une grande encyclopédie arabe – en anglais, la Comprehensive Arabic Encyclopedia – destinée à couvrir “les sciences, la littérature, les arts et les personnalités marquantes. Cette initiative ambitieuse permettra de reconnecter le monde arabe avec son riche héritage de réalisations scientifiques, artistiques et littéraires, et avec la vie de ses grands savants, juristes, philosophes, écrivains, poètes et bien d’autres, en reliant le présent du monde arabe à son passé illustre”. À suivre donc…