Le reflux inexorable des dictionnaires et des encyclopédies ?
Même en faisant preuve d’optimisme, nous devons reconnaître que les grands dictionnaires et encyclopédies connaissent, depuis plus d’une quinzaine d’années, un recul qui paraît difficilement réversible. En juillet 2004, nous comptions en France plus de 1,6 million de dictionnaires généralistes et scolaires vendus en l’espace d’une année. En 2023, ce chiffre est descendu à 567 760, soit une chute vertigineuse de près de 65%. Pour l’ensemble des éditeurs français, le chiffre d’affaires généré par les dictionnaires est passé, en neuf années, de 34 à 8 millions d’euros. Les grandes encyclopédies, déjà handicapées par leur taille et leur prix, souffrent du fait qu’elles ne sont pas actualisables en temps réel. Ces ouvrages prestigieux subissent une érosion dramatique, certains fleurons historiques ayant même disparu, faute d’avoir pu s’adapter aux nouvelles technologies et à l’évolution des habitudes de consommation. L’avenir de la version papier de ce type de livres est désormais sujet à caution, menacé par la voie du tout numérique tel qu’adopté, par exemple, par l’Encyclopædia Britannica. Les dictionnaires et les encyclopédies généralistes semblent devoir envisager cette mutation comme une fatalité, voire la seule planche de salut possible. En attendant de voir si cette disparition programmée se réalisera à court ou moyen terme, nous allons faire un grand retour en arrière pour nous pencher sur l’histoire de la toute première encyclopédie sortie d’une presse d’imprimerie au début du XVIe siècle : la De expetendis et fugiendis rerum (ci-dessous).
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La première encyclopédie imprimée
À l’origine de cette somme encyclopédique, à la croisée de la tradition scholastique médiévale et de l’humanisme, nous trouvons un érudit italien bien oublié aujourd’hui, Giorgio VALLA. Né vers 1430 à Plaisance, il aurait étudié le grec à Milan auprès du grammairien byzantin Constantin LASCARIS. Après un passage par Naples, c’est à Pavie qu’il achève sa formation universitaire. Versé en médecine, en sciences et en langues, il enseigne la rhétorique dans diverses villes avant d’être invité par Giorgio MERULA à venir enseigner le grec à Venise. Dans sa nouvelle patrie, il se prend de passion pour les mathématiques, mais sa carrière connaît une brutale interruption en 1496. S’étant imprudemment mêlé de politique, il est arrêté, torturé et emprisonné pendant huit mois. Une fois libéré, très marqué par cette épreuve, il voit sa santé se dégrader rapidement et meurt en janvier 1500.
L’ambition démesurée de VALLA
À une date indéterminée, VALLA décide de composer une encyclopédie générale. Pour la rédiger il rassemble une somme de textes rares, dont de nombreux aujourd’hui disparus. Sa bibliothèque comprend nombre de manuscrits originaux, et plusieurs humanistes, parmi lesquels le fameux PIC de LA MIRANDOLE, le sollicitent régulièrement pour en obtenir des copies. Comme d’autres avant lui, fidèle en cela à l’encyclopédisme médiéval, VALLA a pour objectif de réaliser une synthèse sur les arts en fondant l’essentiel de son œuvre sur les auteurs antiques. Parmi ceux-ci, sa préférence le porte plus particulièrement vers les Grecs, dont la sagesse et la science sont à l’époque en train d’être redécouvertes par le monde savant occidental. L’ambition de VALLA est gigantesque, puisqu’il ambitionne de couvrir toutes les branches du savoir de son temps ; soit l’arithmétique, la géométrie, l’astrologie et l’astronomie alors indissociables, la physiologie regroupée sous le titre Corporis commoda e incommoda (“avantages et inconvénients du corps“), la médecine, la grammaire, la dialectique, la poétique, la rhétorique, la philosophie morale, l’économie domestique, la science politique, la musique, sans oublier toutes les questions relatives à l’âme et aux passions humaines.
Un ouvrage fondé sur les savoirs de l’Antiquité
De manière symbolique, il a organisé ses ouvrages en 49 livres répartis en sept “semaines“. Innovateur dans la forme, il n’hésite pas à placer, contrairement à l’organisation traditionnelle des savoirs en cours au Moyen Âge, les mathématiques, la musique, la physique et la médecine avant la grammaire, la rhétorique et la dialectique. Dans l’exposé de ses propres démonstrations, il se réfère en permanence aux auteurs anciens, dont il reprend de larges extraits et de nombreuses citations. L’un des grands atouts de VALLA est d’avoir eu accès à des travaux très spécialisés et peu diffusés de grands auteurs antiques. C’est ainsi que, pour les mathématiques, la physique et l’astronomie, il peut s’appuyer sur des copies du Codex A d’ARCHIMÈDE, dont on perdra la trace par la suite, des écrits d’HERON d’Alexandrie, de SERENUS d’Antinoë, d’ARISTARQUE de SAMOS – un des premiers théoriciens de l’héliocentrisme -, ainsi que sur les traductions de textes d’EUCLIDE qu’il a lui-même réalisées. De même, pour la partie consacrée à la médecine, il se réfère aux Byzantins AÉTIOS d’Amida et PAUL d’Égine, auteurs de traités et de compilations qui ont eu un fort retentissement en Orient.
Reprenant beaucoup de théories plus ou moins hétéroclites adoubées par la tradition, le livre de VALLA comprend également bien des textes jusque-là très peu connus et des idées novatrices qui vont alimenter le courant humaniste qui commence à révolutionner les conceptions scientifiques et philosophiques léguées par l’époque médiévale. VALLA meurt sans avoir eu le temps de se préoccuper de la parution de sa vaste somme encyclopédique, tâche reprise par son fils adoptif Giovanni Pietro DA CADEMOSTO, qui est conscient du potentiel éditorial de cet ouvrage. C’est finalement le célèbre éditeur vénitien Alde MANUCE qui le publie en deux volumes au cours de l’année 1501, faisant ainsi du De expetendis et fugiendis rerum (curieux titre que l’on peut traduire par « De ce qu’il faut chercher et de ce qu’il faut fuir ») la première encyclopédie imprimée en Occident ; laquelle ne peut prétendre au titre d’incunable, cette appellation étant réservée aux livres parus avant le 1er janvier 1501.
Comme la plupart du temps pour les productions de MANUCE, la grande qualité de l’impression témoigne de la parfaite maîtrise technique de l’atelier. L’ouvrage renferme un grand nombre de belles illustrations (quelques exemples ci-dessous) réalisées à l’aide de gravures sur bois très soignées. Les schémas, les plans en coupe et les dessins, qui viennent appuyer les démonstrations d’astronomie, de chimie, de mathématiques, d’optique ou de musique, constituent indéniablement un des grands attraits de ce livre rédigé en latin.
Un « best-seller » médiéval
Le De expetendis et fugiendis rerum connaîtra un grand succès dans la première moitié du XVIe siècle, figurant souvent dans la bibliothèque des premiers humanistes. Les parties consacrées aux mathématiques, qui seront particulièrement appréciées – essentiellement grâce aux travaux antiques oubliés dont il présentait une synthèse -, exerceront une influence certaine sur plusieurs savants tels que Francesco MAUROLICO et surtout Nicolas COPERNIC. Si la postérité a laissé peu de place à son prénom quelque peu tombé dans l’oubli – ce qui n’est pas le cas de son cousin Lorenzo, infiniment plus connu -, Giorgio VALLA a incontestablement joué, avec son encyclopédie, le rôle de passeur d’un savoir transmis par la Grèce ancienne. À ce titre, il restera un maillon important dans l’humanisme occidental.
Pour conclure, nous invitons nos lecteurs à découvrir une autre encyclopédie contemporaine de celle de VALLA, mais beaucoup plus marquée par l’héritage médiéval : la Margarita Philosophica.