Une encyclopédie écossaise
Le 10 décembre 2018, l’équipe de rédaction de l’Encyclopaedia Britannica pouvait célébrer avec fierté un véritable record de longévité. En effet, 250 ans plus tôt était publié, à Édimbourg, le premier fascicule de ce qui allait devenir une des grandes encyclopédies de référence en langue anglaise. Une centaine de livraisons hebdomadaires se succéderont jusqu’à la fin de 1771 pour constituer à terme la première édition. Des versions complètes de 2391 pages, reliées en trois volumes, seront alors proposées à la vente.
Longtemps jugée en Europe comme un pays plutôt archaïque, l’Écosse, désormais unie à l’Angleterre, connaît au XVIIIe siècle l’émergence d’une brillante vie intellectuelle. Les “Lumières écossaises” (Scottish Enlightenment), dont les représentants les plus notables sont David HUME et Adam SMITH, est un mouvement qui voit émerger une élite cultivée sensible aux débats d’idées, aux spéculations intellectuelles et aux avancées scientifiques que connaît l’Europe. Dans la capitale écossaise, un imprimeur-libraire, Colin MACFARQUHAR, et un graveur, Andrew BELL, s’associent pour élaborer et commercialiser une encyclopédie en langue anglaise, inspirée de l’Encyclopédie de DIDEROT et d’ALEMBERT. Il s’agit d’un juste retour des choses, puisque cet ouvrage-clé de l’histoire des Lumières devait, à l’origine, n’être qu’une simple adaptation de la Cyclopaedia de CHAMBERS.
Les deux compères confient la direction de l’ouvrage à un correcteur réputé : William SMELLIE. Ce dernier puise dans les œuvres de près de 127 auteurs, dont VOLTAIRE, Samuel JOHNSON, John LOCKE, Benjamin FRANKLIN et Alexander POPE ; et c’est quasiment seul qu’il mène à bien sa tâche. Le tirage de la première édition est plutôt restreint, limité à seulement quelque 3 000 exemplaires. Pour faire face à la demande, l’ouvrage est réimprimé à Londres en 1773, puis en 1775, avant la sortie d’une seconde édition qui est mise en chantier dès 1776.
C’est la toute première édition qui est mise en ligne par la National Library of Scotland (NLS), à l’occasion de la 250e année d’existence d’une encyclopédie dont la mission reste aujourd’hui, pour reprendre les termes de SMELLIE, de “promouvoir la connaissance et en inspirer l’amour au lecteur”. Grâce au résultat d’un appel aux dons et au mécénat, la numérisation peut s’effectuer rapidement, et désormais un site dédié (ci-dessous) permet de consulter aisément le livre pour y effectuer des recherches.
À l’image de ses cousines françaises, l’Encyclopédie et La Description des arts et métiers, cette encyclopédie est richement illustrée. Grâce à cette version numérisée, il nous est désormais loisible d’admirer les belles gravures réalisées par Andrew BELL qui, précédemment, avait eu l’occasion de perfectionner son art dans les pages du Scots Magazine. Celles-ci participent incontestablement au charme de l’ouvrage. Voici quelques exemples ci-dessous :
Un ouvrage original et novateur, miroir de son temps
Cette première édition, limitée à trois volumes, contient 160 gravures. La seconde édition en comptera 340, la troisième 542 et la quatrième 531. Elles sont toutes de la main de BELL.
Cette iconographie est à l’origine d’une censure qui ajoute de la valeur à l’exemplaire présenté par la NLS dans son état d’origine. En effet, le long chapitre consacré à l’art des sages-femmes (Midwifery) a scandalisé nombre de lecteurs à cause de ses planches anatomiques, jugées indécentes et trop explicites (ci-dessous deux des planches incriminées).
Choqués par la vision de fœtus et de pelvis féminins, certains souscripteurs ont arraché les pages jugées scandaleuses, le roi GEORGE III allant même jusqu’à ordonner qu’elles soient ôtées de toutes les copies. Il est amusant de constater que ces planches seront pourtant présentes dans la seconde et la troisième édition, sans que cette fois leur présence déclenche une cabale.
Quant au contenu lui-même, il s’organise selon un plan particulier, à la fois thématique et alphabétique, SMELLIE prenant le parti de regrouper les sujets liés à une science ou une technique (Algèbre, Anatomie, Mécanique, Astronomie, Horlogerie, etc.), dans une quarantaine de longs essais. Parfois développés sur une centaine de pages comme celui consacré à la médecine, ces traités sont intégrés dans un ordre alphabétique général. C’est ainsi que, pour avoir des précisions sur les charrues et le travail de la terre, le lecteur est invité à consulter le traité d’une trentaine de pages dédié au travail de la terre, inséré entre Agria et Agrifolium.
Cette organisation hybride entend corriger les inconvénients de l’organisation strictement alphabétique de l’Encyclopédie. Nos encyclopédistes d’Édimbourg ne veulent pas “démembrer les sciences” et critiquent “la folie des tentatives de transmettre la science grâce à différents termes techniques classés par ordre alphabétique”. En outre, ils entendent se démarquer de leur modèle français en rejetant toute approche idéologique ou contestataire. Comme écrit dans la préface, seul un esprit scientifique neutre et pragmatique guide leur démarche, car “l’utilité doit être l’intention principale de chaque publication. Partout où cette intention n’apparaît pas clairement, ni les livres ni leurs auteurs ne peuvent prétendre à l’approbation de l’humanité”.
Malgré cette neutralité revendiquée, les articles ne manquent pas d’être le fidèle reflet d’une époque, de ses priorités et de ses préjugés. C’est ainsi que la femme est définie par ces mots : “Femelle de l’homme”. Les maladies du cheval sont détaillées sur 39 pages, alors qu’aucune rubrique n’est consacrée aux enfants. D’autres assertions nous paraissent bien surprenantes : l’humanité est divisée en cinq types : l’Américain, l’Européen, l’Asiatique, l’Africain et le “monstrueux” ; il est possible de soigner les flatulences en buvant de la camomille et en insufflant de la fumée dans le rectum à travers un tuyau ; les vermicelles dans la soupe sont aphrodisiaques ; le café ou le vin chaud sucré sont recommandés pour apaiser les brûlures d’estomac.
Sans doute parce que prioritairement conçue pour une clientèle écossaise, la première mouture de cette encyclopédie apparaît très fortement imprégnée par les lois et les coutumes de cette partie du Royaume-Uni. Par exemple, le chapitre consacré à la loi est en grande partie centré, pour le choix des exemples, sur un cadre juridique propre à l’Écosse.
Malgré ses imperfections, la taille de l’ouvrage étant relativement modeste et le nombre de ses thématiques limité, cette édition aura un rôle réellement fondateur. Une seconde édition beaucoup plus ambitieuse, mise en chantier dès 1776 et achevée en 1784 – mais cette fois sans la participation de SMELLIE -, paraît en 10 volumes de 8 595 pages au total. En 1797, la troisième édition compte 18 volumes de 14 579 pages, et la quatrième, achevée en 1810, 20 volumes de plus de 16 000 pages. En 2010, la dernière édition imprimée – la quinzième – est commercialisée en 32 volumes.
La numérisation de l’Encyclopaedia Britannica
Dans le prolongement de la première numérisation, la National Library of Scotland fait appel au mécénat pour financer la mise en ligne des autres versions de l’Encyclopaedia Britannica. Cette opération se traduit par un succès, puisque aujourd’hui ce sont les neuf premières éditions – la neuvième ayant été publiée entre 1875 et 1889 – qui sont numérisées et désormais accessibles sur le site. Les 11 tomes de la dixième édition, édités entre 1902 et 1903, qui ne sont en réalité que les suppléments de l’édition précédente, ont également été traités. Malheureusement, la numérisation des différentes versions de l’encyclopédie devrait se limiter à ces dix premières versions, car pour la réalisation des suivantes se posent des problèmes de copyright liés au passage de la société éditrice sous le contrôle d’hommes d’affaires américains.
Pour conclure, signalons que l’Encyclopaedia Britannica, présente depuis 25 ans sur Internet, est une véritable pionnière du “tout numérique“. Nous reviendrons sur ce pari réussi dans un billet ultérieur. Rappelons enfin qu’en France la version originale complète de l’Encyclopédie de DIDEROT et d’ALEMBERT est également disponible en ligne depuis octobre 2017.