Une enchère canon !
Les ventes aux enchères de livres anciens, à l’exception de celles consacrées aux collections particulièrement riches, comme récemment celle de Pierre BERGÉ, ont rarement l’honneur des gros titres de la presse. C’est pourquoi la vente du 7 juin 2020 à Paris a particulièrement secoué le monde des enchères, qui a eu la surprise de voir un lot de deux livres, estimé entre 5 000 et 8 000 euros, être adjugé à 8,13 millions d’euros (frais compris) ; soit plus de mille fois sa valeur de départ ! A priori ces deux volumes de 30 par 50 centimètres, rédigés sur papier au XVIe siècle en caractères chinois, à l’encre rouge et noire (ci-dessous), ne payaient pourtant pas de mine.
Le Yongle Dadian, un colosse de papier
Mais leur valeur véritable est ailleurs, car les deux livres, numérotés 2268/2269 et 7391/7392, font partie intégrante d’une oeuvre gigantesque, le Yongle Dadian, titre qui peut être traduit par l’Encyclopédie de l’ère Yongle. Cette œuvre, d’un volume littéralement vertigineux, est longtemps demeurée la plus considérable somme encyclopédique jamais conçue par l’humanité. Malheureusement, elle a en majeure partie disparu, ce qui explique que de nos jours ses rares “vestiges” soient tous considérés comme des livres exceptionnels. Dans sa configuration d’origine, l’ouvrage comptait 22 877 rouleaux manuscrits regroupés en 11 095 tomes, le sommaire en occupant à lui seul une soixantaine ; ce qui représente au total entre 370 et 500 millions de sinogrammes. À titre de comparaison, l’Encyclopédie de DIDEROT et d’ALEMBERT ne contient “que” 21 millions de mots.
L’initiative de bâtir ce véritable colosse de papier revient à un empereur de la dynastie Ming du nom de YONGLE (“Joie éternelle”), qui régna sur la Chine entre 1402 et 1424. C’est sous le règne de ce souverain ambitieux (ci-dessous, son portrait) que débute la construction de la Cité interdite, et que sont lancées les expéditions maritimes de ZHENG HE. Mais cet empereur énergique se trouve également être un fin lettré, très versé dans la culture classique chinoise et le confucianisme.
Peu après sa prise de pouvoir, il élabore le projet de compiler, de manière méthodique, l’ensemble du savoir “indispensable” à l’humanité, pour regrouper en un seul ouvrage toute la science et les connaissances de son temps ainsi que le canon du confucianisme. Pendant un an, il réunit une centaine de lettrés pour élaborer la première ébauche d’une encyclopédie qui prend alors le nom de Wenxian Dacheng (Grand Achèvement des textes et des documents). Présentée à l’Empereur en 1404, celui-ci se montre insatisfait d’un travail qu’il juge trop limité et surtout non exhaustif. C’est alors que YONGLE donne ses instructions pour la mise en chantier d’une nouvelle édition infiniment plus ambitieuse : “Il faut rédiger une série de livres qui collectionnent les connaissances d’une centaine de familles, y compris l’astronomie, les annales des districts, les principes féminin et masculin, la médecine, la divination, les huit trigrammes, les religions et les technologies.” Il désigne un de ses conseillers personnels, le moine DAO YAN, et LIU JICHI, le vice-ministre de la punition, pour veiller au bon avancement de l’entreprise, dont la direction éditoriale est confiée à un savant réputé, YAO GUANGXIAO, assisté de XIE JIN.
Pour rassembler la documentation nécessaire, YONGLE fait rechercher dans l’Empire tous les ouvrages de qualité. Au final, ce sont plus de 8 000 textes de nature diverse qui sont incorporés à l’ouvrage. L’équipe de chercheurs et de rédacteurs est considérablement renforcée, comptant jusqu’à 2 169 érudits qui s’affairent à la conception et à l’écriture de cette œuvre monumentale, qui sera baptisée Yongle Dadian par la postérité. Pendant quatre années, l’équipe éditoriale travaille d’arrache-pied, aiguillonnée par les encouragements impérieux de l’Empereur. En 1408, l’ouvrage est enfin achevé à Nankin, cité qui vient de perdre son statut de capitale au profit de Pékin, mais demeure le berceau intellectuel de la Chine. Les spécialistes estiment qu’un volume de 40 m3 était alors nécessaire pour loger ce “monstre” dans son intégralité.
Une œuvre frappée de malédiction
Mais ce gigantisme est à l’origine même de la malédiction qui va frapper cette encyclopédie, au point de causer sa disparition presque complète. Du fait de sa taille hors normes, il n’est guère possible d’en réaliser des versions imprimées, qui auraient certainement permis d’en assurer la sauvegarde. En 1557, les manuscrits entreposés dans un pavillon de la Cité interdite manquent de peu de disparaître dans les flammes d’un incendie qui ravage trois sections du palais. Conscient du risque de sa disparition totale, en 1562 l’empereur JAIJING commande une copie intégrale de l’œuvre. Réalisée sous forme de cahiers manuscrits reconnaissables à leur couverture en soie jaune (ci-dessous), couleur réservée à l’Empereur, le travail est achevé par une centaine de copistes au terme de six années de labeur sous le règne suivant, celui de LONGQUING.
C’est grâce à cette copie que nous pouvons aujourd’hui nous faire une idée du contenu de l’encyclopédie, dont la version originale a totalement disparu sans que l’on sache avec certitude à quelle époque et dans quelles conditions. Les hypothèses ne manquent pas pour expliquer et dater sa disparition, les pistes le plus souvent évoquées rappelant l’incendie qui, à la fin du XVIIIe siècle, a détruit le Palais de la pureté céleste, ou encore les troubles qui ont précédé la chute des Ming, en particulier la prise de Pékin par les rebelles en 1644, qui causa la destruction d’une partie de la Cité interdite. Si certains évoquent la possibilité que les rouleaux aient été ensevelis dans le tombeau de JAIJING, les amateurs de chasse au trésor, quant à eux, ne peuvent s’empêcher de penser qu’ils sont toujours dissimulés quelque part à Pékin ou dans le complexe funéraire des Ming.
La copie réalisée au XVIe siècle ne sera pas, elle non plus, épargnée par les guerres, les révolutions, les catastrophes et les destructions qui jalonneront l’histoire chinoise pendant plusieurs siècles. Lorsqu’au XVIIIe siècle, l’empereur QIANLONG décide d’entreprendre une nouvelle grande encyclopédie universelle, le Siku quanshu – une autre œuvre monumentale sur laquelle nous reviendrons dans un billet ultérieur -, les cahiers du Yongle Dadian, prévus pour servir de fondation au projet, font l’objet d’un inventaire détaillé qui constate que 2 400 volumes ont déjà disparu. Durant la seconde guerre de l’opium, il est acquis que des soldats français et britanniques ont emporté une partie de l’encyclopédie lors de pillages. En 1875, on ne dénombre plus que 5 000 volumes et, à la fin du siècle, il n’en subsiste plus que 800. En juin 1900, lors d’un combat de la guerre des Boxers, les troupes chinoises mettent le feu à l’Académie Hanlin où est stockée près de la moitié des volumes restants, qui partent alors en fumée avec le bâtiment qui les abritait.
Au bout du compte, ce sont un peu moins de 400 cahiers qui ont réussi à traverser sans encombre les convulsions de l’histoire pour parvenir jusqu’à nous. La Bibliothèque nationale de Pékin en détient 221, et celle de Tapei 62. Hors d’Asie, la Bibliothèque du Congrès en possède 41, tandis que la Grande-Bretagne en compte 51 (ci-dessous un des exemplaires conservés à la British Library de Londres). D’autres exemplaires sont éparpillés en Californie, en Allemagne et dans des collections privées.
Un véritable trésor national chinois
Les seuls 3,5% de l’encyclopédie initiale aujourd’hui consultables nous permettent de nous faire une idée du contenu de l’ensemble originel. Le Yongle Dadian traitait de sujets aussi divers que l’histoire, la médecine, la géographie, les arts et techniques, la religion, l’astronomie, la géologie, l’économie, l’agriculture et même les phénomènes étranges et inexpliqués. Les deux ouvrages vendus à Paris sont respectivement dédiés à la géographie des lacs de la Chine et aux rites funéraires. L’encyclopédie n’est pas organisée de manière thématique, ni alphabétique, méthode dépourvue de sens en Chine, mais selon une méthode phonétique basée sur les rimes, qui prend en compte le son syllabique de chaque caractère.
Véritable trésor national pour les Chinois, cette gigantesque encyclopédie “fantôme” impressionne toujours ; et même si, depuis septembre 2007, Wikipédia la surpasse désormais par son volume, nous ne pouvons que rester admiratifs devant ce travail titanesque effectué en quelques années seulement, tout en gardant l’espoir que d’autres volumes, oubliés au fond d’une bibliothèque ou enfouis dans des archives, resurgissent dans un futur proche.
Ci-dessous, une vidéo en anglais réalisée en 2014 par le British Museum, à l’occasion d’une exposition consacrée à la dynastie Ming, retrace l’histoire mouvementée de cette encyclopédie et démontre son inestimable valeur historique et culturelle.