BERBIGUIER, un fou littéraire
Parmi les “objets littéraires non identifiés” (OLNI) qui ont émaillé l’histoire des lettres, figure un ouvrage bien singulier, à la fois autobiographie et encyclopédie de démonologie. Cet ouvrage porte un titre très intrigant : Les Farfadets ou Tous les démons ne sont pas de l’autre monde. L’auteur, qui répond au nom peu commun d’Alexis Vincent Charles BERBIGUIER de TERRE-NEUVE du THYM (ci-dessous), patronyme qu’il a “étoffé” lui-même, est né à Carpentras, entre 1764 et 1766, voire en 1776. Sa vie nous est essentiellement connue par son propre récit, souvent incohérent et dépourvu de fil chronologique. Notre homme appartient à la grande famille des écrivains illuminés, pseudoscientifiques exaltés et prophètes autoproclamés, mais il s’en distingue comme étant un véritable aliéné atteint de paranoïa aigüe qui, même de son vivant, constituera un cas d’école étudié en psychiatrie.
Installé à Avignon, il consulte en 1796 une magicienne, qui lui tire les cartes. Cette dernière, aidée d’une assistante, enrichit la séance en adoptant un cérémonial sophistiqué qui impressionne BERBIGUIER, lequel est persuadé qu’on cherche à le livrer aux forces infernales. Rentré chez lui, il entend des bruits horribles et éprouve la sensation tenace d’être en permanence épié par une présence invisible, et sa raison finit par basculer pour de bon. Désormais, les visions et les hallucinations vont l’accabler quotidiennement, telles celles de deux sorcières métamorphosées en chats. Il reçoit régulièrement la visite de diverses créatures infernales, qu’il appelle indistinctement des farfadets, sous divers aspects dont ceux d’animaux en apparence inoffensifs. Chaque nuit ceux-ci viennent le tourmenter (ci-dessous) pour affaiblir sa foi et sa piété, en proférant des propos orduriers et en lui suggérant des pensées perverses. Souvent domicilié à Paris à l’occasion d’un long procès causé par une succession contestée, il s’y trouve poursuivi par ces créatures maléfiques, dont les sarabandes endiablées troublent son sommeil.
Le « fléau des farfadets »
Il consulte diverses personnes, dont des ecclésiastiques, mais surtout l’aliéniste Philippe PINEL, célèbre pionnier de la psychiatrie clinique, qui tente de le guérir par le magnétisme et l’hydrothérapie. Peine perdue, la folie paranoïaque devient désormais l’état permanent de BERBIGUIER, dont le mal s’amplifie. Il dénonce comme farfadets tous ceux à qui il s’est confié, et les prend ensuite systématiquement en grippe. Son ancien médecin qui, à ses yeux, n’est rien moins que le “représentant de Satan”, est particulièrement visé au point de demander plus tard son exécution publique devant la Salpêtrière. Considérant qu’ils font partie d’une “conjuration universelle”, d’une “secte infernalico-diabolique”, BERBIGUIER n’hésite pas à désigner nommément ses persécuteurs, au même titre que d’autres créatures surnaturelles. Il est vrai que certaines personnes, pour profiter ou se moquer de lui, ne se priveront pas d’entretenir son délire. C’est ainsi qu’il recevra des courriers de l’Antéchrist et de divers démons, qu’il retranscrira comme pièces à conviction dans un dossier qu’il constituera sur le sujet.
Dans son malheur, il trouve une nouvelle raison de vivre en étant persuadé que le Christ lui-même lui aurait donné pour mission de combattre cette engeance diabolique. Joignant la mégalomanie à sa paranoïa, il s’intronise “fléau des farfadets”, soit un véritable soldat de Dieu dressé contre l’armée des ténèbres. Riche de l’expérience acquise, il apprend à se défendre contre ses visiteurs indésirables. S’étant, selon toute vraisemblance, largement documenté sur le sujet, il propose ses propres remèdes. C’est ainsi qu’il teste des fumigations à base de sel, de souffre et d’herbes aromatiques dont le thym, ce qui explique qu’il ait par la suite joint ce mot à son nom de famille. À l’issue de ses recherches, il affirme avoir trouvé une arme particulièrement efficace : faire bouillir des cœurs de bœufs et de moutons pour ensuite les larder d’aiguilles. Il se forge également un arsenal à base de poinçons et d’épingles, destiné à repousser ses tourmenteurs. Selon ses dires, il parvient même à capturer des farfadets pour les emprisonner dans des bouteilles remplies de vinaigre.
Récit halluciné et traité de démonologie
Ses insomnies et la vie pour le moins tumultueuse qu’il mène n’empêchent nullement BERBIGUIER de coucher ses délires sur papier et de travailler à la publication d’un grand récit dont il entame la rédaction à partir de 1818. Malgré des lettres de menace émanant du monde infernal, notre très prolixe pourfendeur de farfadets parvient à faire publier un ouvrage en trois gros volumes (ci-dessous, le troisième tome) qui totalisent près de 1300 pages. Le livre est édité à Paris, où ses excentricités, loin d’être passées inaperçues, lui valent une certaine célébrité.
À côté de son récit “autobiographique”, digne d’un roman d’épouvante de l’époque romantique, l’auteur forge donc un véritable traité de démonologie particulièrement singulier. Il y recense les principales sortes de créatures infernales, parmi lesquelles figurent, à côté de SATAN, BELZÉBUTH, EURYNOME, PROSERPINE et MOLOCH, des humains “transfuges” ou des démons à figure humaine, au nombre desquels des médecins, des hommes de loi et même des proches de l’auteur. Il détaille également leurs ruses, leurs pratiques, s’attardant sur les passages de l’écriture sainte qui attesteraient de l’existence des farfadets.
Dérangeant, souvent involontairement comique, ce livre connaîtra pendant tout le XIXesiècle une certaine renommée, dans un milieu restreint d’intellectuels et d’écrivains. Théophile GAUTIER s’inspirera de notre démonologue pour écrire sa nouvelle Onuphrius, qu’il publiera en 1832 et, quarante ans plus tard, FLAUBERT le consultera avant de rédiger Bouvard et Pécuchet. La sortie de l’ouvrage aura pour effet d’assécher les finances de BERBIGUIER, qui décèdera en décembre 1851 dans sa ville natale, finissant sa vie dans la gêne, à réclamer en vain des secours et des subsides auprès de divers ministères. Malgré ses envolées véhémentes, sa vie entière il aura été jugé suffisamment inoffensif pour ne pas être interné et il lui sera permis de laisser libre cours à sa folie. Ce qui est certain, c’est que jusqu’à son dernier souffle il n’aura cessé de dénoncer l’influence nuisible des démons et des farfadets, responsables de tous les maux de ce monde.
Ce curieux personnage ne sombra pas dans l’oubli, et il fit même l’objet de plusieurs livres comme Berbiguier, un halluciné et son livre, publié en 1889 par ALKAN aîné, ou Berbiguier de Carpentras en proie aux farfadets, daté de 1959, écrit par la femme de lettres provençale Marie MAURON. Mais c’est en tant que “fou littéraire” que le nom de BERBIGUIER de TERRE-NEUVE du THYM va acquérir une nouvelle notoriété. Ce concept esquissé dès le XIXe siècle par Charles NODIER, puis développé par Pierre-Gustave BRUNET et Raymond QUENEAU, se propose de s’intéresser aux auteurs qui, du fait de leur excentricité ou de leurs théories abracadabrantes, n’ont guère réussi à travers leurs publications à acquérir la reconnaissance du monde des lettres ou de la communauté scientifique. En 1982, André BLAVIER publiera son célèbre livre Les Fous littéraires, vaste famille d’illuminés et de “génies” incompris au sein de laquelle BERBIGUIER occupe une place de choix .
Pour plus de détails sur ce personnage hors normes et son ouvrage, nous vous conseillons la lecture de cet article de Jean-Luc STEIMETZ, et de cette analyse réalisée par Ariane GÉLINAS, publiée en 2009 dans la revue Postures. Enfin, la petite vidéo ci-dessous (elle est en deux parties) vous propose un portrait de BERBIGUIER.
https://www.youtube.com/watch?v=KwObIE6c1HY