La renaissance du monténégrin
Petite nation balkanique, le Monténégro réussit à s’émanciper précocement de la tutelle ottomane, laquelle, au cours du XIXe siècle, finira par devenir symbolique. En 1910, un royaume indépendant est proclamé mais, après la Première Guerre mondiale, le pays intègre un nouvel État qui, en 1929, prend le nom de Yougoslavie. Longtemps lié à la Serbie sous le régime communiste, le Monténégro opte pour l’indépendance après un référendum organisé en 2006. Depuis lors, les autorités de ce petit pays de moins de 14 000 km2, qui comptait 610 000 habitants en 2020, cherchent à mettre en avant son identité propre et à affirmer sa singularité face à ses voisins albanais, croates, bosniaques et surtout serbes. Cette renaissance nationale se manifeste en particulier par la promotion d’une langue monténégrine qui a pour caractéristique le double usage des deux alphabets cyrillique et latin. Cette langue, très proche du serbe, n’est pas majoritairement parlée par la population. En effet, en 2011, seuls moins de 43% des citoyens de la république la revendiquaient comme langue maternelle.
Un débat existe depuis le XIXe siècle sur l’existence ou non d’une langue monténégrine réellement spécifique, certains linguistes et intellectuels arguant qu’il ne s’agirait que d’une forme dialectale du serbo-croate qui, durant la période communiste, fut l’idiome officiel de la Yougoslavie, et non d’une langue à part entière. Ce clivage se retrouve au sein d’une population dans laquelle les “pro-Serbes” sont très nombreux. Pourtant, des travaux linguistiques ont été engagés, dès la fin des années 1990 et donc bien avant l’indépendance, pour doter le monténégrin de règles orthographiques et grammaticales unifiées. Le principal artisan de cette mise en avant d’une langue spécifique au Monténégro est Vojislav NIKCEVIC, un professeur de l’université de Nikšić.
Un nouvel élan est donné à partir de 2002, au moment où l’indépendance, soutenue par l’Union européenne, devient d’actualité. En 2003 est créé à Cetinje, ancienne capitale historique du pays, un Institut de la langue monténégrine et de linguistique, qui devient la cheville ouvrière d’une nouvelle politique linguistique. En 2004, la langue serbe perd son caractère de matière obligatoire dans l’enseignement. Par « souci d’équité », elle perd sa prééminence pour n’être considérée que comme une des langues maternelles du pays, changement de statut qui n’est pas sans créer des remous dans les écoles. Enfin, en 2007, la nouvelle constitution élève le monténégrin au statut de langue officielle. En janvier 2008 est fondé un “Institut pour la standardisation de la langue monténégrine“. Dès juillet 2009 une nouvelle orthographe est présentée au public, avec deux nouveaux caractères – ś et ź – valables dans les deux alphabets. Outre le souci de forger une identité linguistique au niveau local, le but recherché par l’Institut est la reconnaissance internationale du monténégrin. Un dossier est déposé en 2008 pour obtenir un code ISO qui entérinerait son existence institutionnelle. La procédure finira par aboutir en décembre 2017, avec l’attribution au pays d’indicatifs internationaux.
Un dictionnaire pour renforcer l’identité nationale
Mais, pour que le tableau soit complet et que le monténégrin puisse s’imposer dans le concert mondial des langues, il manque encore un outil et non des moindres : un dictionnaire “de référence“. Ce chantier relève de l’Académie des sciences et des arts du Monténégro (Crnogorska Akademija Nauka i Umjetn, connue sous l’acronyme CANU). C’est ainsi qu’est lancée la réalisation d’un “Dictionnaire de la langue populaire et littéraire monténégrine“, programmé pour être édité en douze volumes. Il est prévu que ce travail, qui se veut avant tout scientifique, prenne en compte l’histoire linguistique de la région. Natalia DJUNSIC-BECANOVIC, qui dirige l’équipe, déclare alors : “Le vocabulaire préserve souvent des informations historiques et culturelles, de sorte que la combinaison de romanismes dans la langue monténégrine témoigne du contact de la culture monténégrine avec la République de Venise, et la combinaison d’orientalismes dans la colonisation turque, qui a introduit des changements significatifs dans la langue monténégrine et identité culturelle.” Les travaux, qui débutent par la création d’un premier lexique de 400 000 termes, peuvent enfin commencer en 2013.
Après un long travail de synthèse, le premier volume du Rječnik crnogorskog narodnog i knji ž evnog jezika (ci-dessous) – en cyrillique, la version en alphabet latin étant également programmée – est présenté au public en avril 2016, au moment même où le pays fête les dix ans de la proclamation de son indépendance.
L’ouvrage, qui compte 500 pages, présente 12 018 mots commençant par A, B et V. Les définitions renferment des informations sur la prononciation et l’origine des mots ainsi que leur statut grammatical, leur sens et leur usage. L’ensemble est complété par 182 illustrations. L’une des membres de l’équipe, l’universitaire Elena BASANOVIC-CECOVIC, déclare que le livre “est destiné à un large éventail d’utilisateurs qui y trouveront de nombreuses informations sur les personnes qui utilisent la langue dont le dictionnaire est en cours de création, les habitudes culturelles de ces personnes, les activités dans lesquelles elles sont engagées, les contacts historiques avec d’autres peuples, et nous reconnaissons que sa création est scientifique, culturelle et sociale”.
Naissance d’une polémique
Mais ce qui aurait dû constituer un aboutissement va, contre toute attente, générer une vive polémique qui remet rapidement en question la pérennité même du projet. En effet, les représentants des minorités albanaises et bosniaques vont mener campagne contre ce dictionnaire, au point de voir l’un d’entre eux détruire le livre en plein parlement à l’aide d’une déchiqueteuse. Les opposants jugent que les définitions relatives à leurs groupes ethniques sont mal formulées et même offensantes. Ainsi « Albanais » est décrit comme “un habitant de l’Albanie ; quelqu’un ayant son origine en Albanie“, tandis que « Bosniaque » a pour définition : “1. Un membre du peuple bosniaque, un musulman qui vit en Bosnie ou un qui a son origine de Bosnie. 2. Un membre du peuple slave du sud qui est adepte de l’islam, résidant principalement en Bosnie”. Dans un pays multiculturel situé dans une région qui a vu se déchaîner d’impitoyables conflits ethniques, ces définitions sont interprétées comme ne respectant pas le caractère autochtone de communautés assimilées à une religion ou à un pays étranger. Ces maladresses suffisent à mettre le feu aux poudres, d’autant que d’autres définitions sont jugées discriminatoires ou basées sur des clichés et des a priori historiques. Des députés montent au créneau, tandis que des intellectuels et des personnalités s’engagent à leur tour en signant une pétition demandant le retrait pur et simple du livre.
Face à la tempête, l’équipe du dictionnaire et l’académie tiennent bon un temps, arguant que la polémique ne se base au mieux que sur des malentendus, au pire que sur des intentions malveillantes visant à susciter un battage politicien et nationaliste qui risque de relancer les tensions ethniques et de “tuer dans l’œuf” un livre important pour une identité monténégrine que certains veulent nier. Mais finalement le combat va tourner court car, le ministère des Droits de l’homme et des Minorités, dont le but est de protéger ” les droits nationaux et religieux”, prend le parti des plaignants et surtout, fin juillet, le Premier ministre ĐUKANOVIC en personne critique l’ouvrage à son tour. Le président de la CANU doit démissionner et la décision est prise de refaire et de corriger le dictionnaire dont la diffusion, mais aussi la publication, sont officiellement suspendues. Déjà découragée par tant de tapage, l’équipe doit donc interrompre des travaux pourtant bien avancés. En 2018, le projet se voit définitivement enterré et retiré de la liste des chantiers portés par la CANU.
Cet incident permet de se rappeler que si, dans les pays balkaniques, les questions ethniques et le sujet de l’identité nationale sont encore très sensibles, le cas n’est pas sans précédent. En effet, cinquante ans auparavant, un autre dictionnaire avait été interdit en Yougoslavie pour des raisons purement politiques. En 1966, le Dictionnaire de la langue littéraire serbo-croate contemporaine avec manuel de langue (Rječnik savremenog srpskohrvatskog knji ž evnog jezika sa jezi č kim savetnikom), publié par le professeur Milo MOSKOVLJEVIC, a été retiré de la circulation très peu de temps après sa publication. Le tribunal de district de Belgrade jugeait que certaines définitions de l’ouvrage étaient négatives “envers le socialisme, notre révolution et notre construction socialiste”. Tous les volumes seront détruits mais la fille de l’auteur réussira à préserver un exemplaire qui permettra sa réédition en 1990.
Si vous souhaitez aller plus loin dans ce sujet complexe, nous vous invitons à consulter le livre Les noms des peuples balkaniques et les noms des habitants des pays balkaniques en lexicographie (sur l’exemple du dictionnaire de la langue nationale et littéraire monténégrine), publié dans la revue Lexikos.