Une neuvième édition au bout de 32 ans !
Le 14 novembre 2024, le quatrième et dernier tome de la neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie française a été remis au président de la République (ci-dessous la vidéo). Cette cérémonie, qui met un point final à l’ouvrage, est publié au terme d’une longue attente car, en effet, l’édition précédente a vu le jour entre 1932 et 1935. La vente par fascicules de la neuvième édition a débuté en 1986, mais il aura fallu attendre 1992 pour la publication du premier volume, et 32 autres années pour voir la version intégrale enfin menée à son terme.
Dès la création de l’institution en 1636, la lenteur des travaux de l’Académie a fait l’objet de railleries et de plaisanteries sur son fonctionnement et sa finalité réelle. Des projets concurrents s’étaient multipliés, dont certains avaient fini par aboutir alors même que la première mouture de l’ouvrage académique restait toujours en gestation. La première édition sortira en 1694, puis les sept suivantes nécessiteront, elles aussi, de longues années de préparation ; le plus court intervalle entre deux versions étant de 22 ans. Secrétaire perpétuel de l’Académie française, Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE a d’ailleurs souligné cette particularité dans un discours de 2006 : “Il est d’usage – et ce n’est pas scandaleux – de railler la lenteur de ses travaux. Le premier à le faire fut Louis XIV, qu’exaspérait une rédaction interminable. Et il est vrai que, si l’on calcule le temps consacré par l’Académie depuis sa fondation, en 1635, à éditer un dictionnaire, on constate qu’il y faut quarante-six ans en moyenne, c’est-à-dire à peine deux éditions par siècle.”
Cette lenteur assumée peut être vue comme une forme de gage de qualité et donc un mal nécessaire pour rester fidèle à la mission première de l’institution : “Travailler, avec tout le soin et toute la diligence possibles, à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences”, et donc de fixer le “bon usage” de la langue française. À ce titre, l’institution rappelle opportunément que “l’usage demande du temps à s’établir, et du temps encore à se constater”. La non-précipitation peut être ainsi légitimement perçue comme un mal nécessaire pour parvenir à « ciseler » les définitions. La préface met d’ailleurs en avant cet impératif en s’appuyant sur une anecdote : “Les doléances et les plaisanteries que suscitent les lenteurs du Dictionnaire sont presque aussi anciennes que l’Académie elle-même. Le premier à s’y montrer sensible, comme tout ministre l’est aux dires de l’opinion, fut Colbert. Il appartenait à la Compagnie, sans que ses charges lui permissent d’y paraître souvent. Il y vint pourtant un jour dans l’intention de hâter ses confrères. Mais, quand il eut constaté le temps qu’il fallait pour définir correctement un mot, et la diversité des savoirs que cet exercice requérait, il s’en retourna en disant : « Je vous laisse à votre train. » Et comme il était bon ministre, il fit payer des copistes pour faciliter le labeur.” Mais cette indéniable lenteur peut aussi être mise en avant comme une précaution pour éviter les effets de mode et des emballements conjoncturels surmédiatisés. C’est ce que soulignera Emmanuel MACRON, quand il déclarera : ʺLe rythme d’élaboration de votre dictionnaire vous prémunit de cette tentation de céder aux tics et aux modes […] Cet ouvrage a l’équilibre subtil d’être de son temps sans céder à son époque. Ici, vous réussissez à produire cet oxymore qu’est l’immortel contemporain.ʺ
Sortants et entrants
Si nous nous penchons maintenant sur le contenu de cette nouvelle édition, nous pouvons constater qu’elle est riche de 53 000 entrées, dont 21 000 mots nouveaux (signalés au lecteur par un astérisque) par rapport à l’édition de 1935.
Ce chiffre peut paraître relativement modeste en comparaison du Robert ou du Larousse, mais ce serait oublier que l’objectif des dictionnaires “grand public” diffère de celui de l’Académie, pour laquelle il s’agit de “refléter l’adaptation de la langue à l’évolution de nos sociétés sans pour autant céder à l’encyclopédisme”.
Il est évidemment certain que, depuis 1935, la langue a beaucoup évolué, et qu’une réelle mise à jour s’imposait pour que le francophone contemporain se reconnaisse dans un livre censé faire autorité en la matière. Pendant que certains mots très datés et peu utilisés à l’oral comme à l’écrit – Larmoyeur, Mâtineau, Antanaclase, Guenuche, Monseigneuriser, Chapechute, Olinde, etc. – prennent la direction de la sortie, une foule d’autres font leur entrée. Parmi les nouveaux arrivants, nous retrouvons beaucoup de termes techniques et scientifiques vulgarisés avec le temps et l’évolution de la société, ainsi qu’un bon nombre de mots étrangers ou issus de la francophonie qui se sont fait une place durable dans le vocabulaire quotidien. Si on ne peut les citer tous, nous pouvons en présenter un échantillon : Texto, Ergonomie, Biodégradable, Zonard, Sourdingue, Populisme, Maquisard, Périnatal, Super-héros, Pixel, Micro-onde, Tripartisme, Physiopathologie, Baroud, Télétravail ; ou encore Zadiste, Taylorisme, accréditation, désescalade et Lipogramme. Autre caractéristique de la nouvelle édition : une attention particulière y est portée sur “la féminisation des noms de métiers et de fonctions”.
Soulignons enfin le fait que ce neuvième dictionnaire, édité en version papier, est également disponible gratuitement, comme ses prédécesseurs, sur le site de l’Académie pour rester aisément accessible “aux 321 millions de locuteurs du français et aux 132 millions d’apprenants du français dans le monde”. Le linguiste et lexicographe Jean PRUVOST a tenu à saluer ce choix éditorial : “Que les neuf éditions soient disponibles gratuitement sur Internet relève aussi d’un service rendu unique au monde pour la population partageant le français.”
Dans la vidéo ci-dessous, l’académicien Antoine COMPAGNON présente cette neuvième édition comme “le dictionnaire de tous ceux qui ont le français en partage”.
Naissance d’une polémique
On aurait pu penser que la fin du feuilleton de la publication de la neuvième édition aurait permis à l’Académie de valoriser sa fonction et sa mission pour se consacrer à d’autres projets. Mais, si la nouvelle a été largement diffusée dans le monde et saluée comme un événement important par de nombreux médias, elle a également donné l’occasion de réactiver d’anciennes polémiques. Comme toujours, la contestation s’attarde sur le contenu “problématique“ de certaines définitions, et sur l’absence de beaucoup de mots “ordinaires“, mais elle va vite se focaliser sur la valeur et l’utilité de l’ouvrage et, par ricochet, sur celles de l’institution elle-même. À la tête de la fronde antiacadémique, le collectif Les Linguistes atterrés, particulièrement remonté, le fait savoir par médias interposés.
Composé d’universitaires et de chercheurs spécialisés en linguistique, ce groupe met directement en cause les compétences et la légitimité des académiciens, dans les rangs desquels dominent écrivains et essayistes. Pour sa part, Julie NEVEUX résume ainsi le fond du problème : “Comment peut-on penser qu’un dictionnaire qui met trente ans à s’écrire peut avoir une pertinence actuelle ?” Pour Médéric GASQUET-CYRUS, “le mode de fabrication du dictionnaire est complètement archaïque”, ajoutant qu‘”à peine terminé, il ne sert pas à grand-chose”. Ce linguiste pointe en outre de nombreuses incohérences : “C’est bizarre quand même. Il y a Zapping et Woke, mais il y a des mots comme Web et Mail qui n’y sont pas, c’est quand même hallucinant ! ” Il dénonce en outre une absence de méthodologie qui rendrait finalement le processus de création du thésaurus académique très opaque et surtout bien peu scientifique. Son jugement tombe, sans appel : “L’Académie freine la création lexicale en prétendant valider les mots comme on attribue des appellations d’origine contrôlée aux fromages.”
Pour Les Linguistes atterrés, l’Académie aurait carrément “perdu la main sur la lexicographie du français”. Pour le collectif, cet ouvrage n’est pas en mesure de rivaliser avec l’exhaustivité des grands dictionnaires existants qui, destinés à un usage quotidien, constituent de véritables outils en proposant un français moderne. De même, ils considèrent que les efforts bien tardifs de l’Académie, pour s’ouvrir à la francophonie et au monde ainsi qu’à la féminisation, se révèlent insuffisants et inaboutis dans cette neuvième édition.
“Désuet”, “obsolète“, “inutile”, “passéiste”, “caduc”, etc. Relayés par la presse, les adjectifs peu flatteurs pleuvent ainsi sur le dictionnaire de l’Académie, et les débats deviennent houleux, comme nous pouvons en juger dans l’émission de France Inter (ci-dessous) où la discussion entre NEVEUX et COMPAGNON finit par tourner à l’aigre ; ce dernier, très agacé, déclarant in fine : “Je ne suis pas venu pour répondre aux objections de ces petits spécialistes et de ces petits maîtres des Linguistes atterrés.”
Pour bien enfoncer le clou, Les Linguistes atterrés invitent de surcroît l’Académie à renoncer à poursuivre l’élaboration de son dictionnaire, ou du moins à la confier à un collège des francophones, plus qualifié pour se concentrer sur son autre objectif initial, celui de moderniser la grammaire et l’orthographe du français.
Cet “amical” conseil risque fort de rester lettre morte, l’Académie française bénéficiant du soutien d’un président de la République qui a clairement validé sa mission lexicographique : “Vous êtes les gardiens de notre langue. Et vous devez l’éclaircir pour ses centaines de millions de locuteurs partout dans le monde. Conservateurs, révolutionnaires, vous êtes, permettez-moi de le dire, en même temps l’un et l’autre. Cette autorité est salutaire, qui fixe les repères, les permanences et, en même temps, les conditions d’une inventivité.” De son côté, le secrétaire perpétuel Amin MAALOUF a réaffirmé que l’institution va poursuivre son travail sur le dictionnaire, qu’il présente comme une tâche nécessaire inscrite dans le temps long. Il résume la position des académiciens en ces termes : “Chacune des éditions qui ont été achevées a eu sa propre histoire, et cette neuvième ne déroge pas à la règle. Elle a commencé dans un monde révolu et s’achève dans un monde en perpétuelle évolution. Ce projet national ne peut pas avoir de point final. Aucun mot ne garde indéfiniment le même sens, tous doivent être constamment repensés et reformulés.ʺ
L’avenir nous dira si le projet d’une dixième édition sera mené à son terme et ce, en combien d’années, mais il y a fort à parier que les polémiques actuelles ne manqueront pas de ressurgir au fil des publications. À suivre…
S’il fallait suivre les injonctions de ces pauvres choux atterrés, qui n’ont jamais rien fait d’autre que de passer d’un banc d’élève à une chaise de prof pour vendre le journal Libération, l’Académie française se verra contrainte d’ajouter un fauteuil pour Aya Nakamura.