Les écritures nationales
Après la chute de l’Empire romain d’Occident, le latin se maintient comme langue savante et administrative. En quelques siècles, son écriture connaît une évolution radicale. En effet, si les majuscules “à la romaine” demeurent quasiment identiques, l’écriture dite “cursive“, plus rapide et plus fonctionnelle, finit par être déclinée en plusieurs versions. C’est ainsi que l’écriture wisigothique – à laquelle nous sommes redevables de l’invention de la cédille – se distinguera clairement des écritures mérovingienne, lombarde ou encore anglo-saxonne. Des lexicologues ont pu voir, dans la grande diversité qui règne alors en Europe, un signe de l’existence d’écritures “nationales” correspondant au développement des royaumes dits “barbares“.
Tandis que les illustrations et l’ornementation prennent une place de plus en plus importante dans les manuscrits, le texte devient souvent difficile à déchiffrer. Les lettres, qui sont souvent des variantes de l’onciale latine, sont étirées, riches en boucles et en ligatures, tandis que les mots se retrouvent fréquemment attachés les uns aux autres. De plus, la graphie peut sensiblement varier au niveau régional voire local, tandis que des monastères ou des administrations adoptent leurs propres systèmes. Mais, malgré leurs imperfections, ces écritures nationales permettront à la culture et au savoir de se maintenir en dépit des aléas de l’époque, tout en annonçant une petite révolution technique qui va faire l’objet de ce billet : la minuscule caroline.
La minuscule caroline
Comme l’indique son nom, ce nouveau graphisme va se développer dans un Empire carolingien qui, désormais bien établi, vise à unifier un vaste territoire aux populations très variées. La centralisation administrative s’accompagnera d’une volonté d’uniformisation, dans le domaine religieux comme dans celui des arts et des lettres. Dès lors, le renouveau culturel, qu’on appellera par la suite la “Renaissance carolingienne“, va s’appuyer sur une réforme de l’écriture, qui va se développer à partir de l’entourage de CHARLEMAGNE.
La nécessité de simplifier la cursive pour recourir à un système pratique, agréable à l’œil et surtout aisément lisible, s’est depuis longtemps imposée aux monastères. C’est ainsi que l’abbaye de Corbie, qui abrite un des plus importants scriptoriums d’Occident, utilisera dans la seconde moitié du VIIIe siècle une élégante écriture qui deviendra le prototype de la caroline. Du temps de l’abbé MAURDRAMNE, elle sera utilisée pour copier de nombreux manuscrits, dont la fameuse Bible de Maurdramne qui, écrite entre 771 et 783, demeure à ce jour le plus ancien parchemin rédigé en minuscule caroline à nous être parvenu. Nous vous en proposons un aperçu ci-dessous :
L’origine de la minuscule caroline n’est pas encore totalement éclaircie. Pour la paléographe Charlotte DENOËL, elle résulte probablement “d’un long processus d’élaboration et d’évolution des écritures précédentes pour aboutir à une écriture plus lisible”. Certains historiens et paléographes pensent qu’à l’origine elle a été élaborée dans la chancellerie impériale avant d’être introduite dans l’abbaye de Corbie, où elle sera améliorée et massivement utilisée avant de faire son retour à la cour de CHARLEMAGNE par l’entremise de son nouvel abbé, ADALARD. Cet homme influent, qui était le propre cousin de l’Empereur, entretenait des relations étroites avec des dignitaires et les lettrés de la cour impériale, comme ÉGINHARD, ANGILBERT, abbé de Saint-Riquier, Paul DIACRE et surtout le fameux ALCUIN, qui sera pour beaucoup dans le renouveau culturel de l’époque. Dès lors, la caroline, qui se généralise dans l’administration où les clercs sont légion, devient de facto l’écriture impériale officielle. Dans le même temps, elle se diffuse massivement dans les monastères, en particulier celui de Saint-Martin de Tours, dont ALCUIN sera l’abbé à partir de 793. Dans ce scriptorium, une vaste entreprise de copie de manuscrits va permettre à la caroline d’atteindre une certaine perfection graphique pour devenir le modèle par excellence de l’écriture des beaux livres enluminés. Un exemple ci-dessous avec cette bible issue de l’abbaye de Tours.
Les avantages de la caroline sont multiples. Elle est harmonieuse et régulière. Chaque lettre est dessinée selon un ductus qui, à la fois simple et bien défini, garantit un résultat précis et régulier. Les ligatures sont peu nombreuses, ce qui évite les confusions qui, auparavant, étaient fréquentes entre les lettres larges et de forme arrondie. Si, dans cette écriture, les hampes et les hastes sont bien marquées, l’espacement systématique entre les mots et les lignes favorisera également le succès de cette belle écriture cursive. Cette graphie permet une lecture relativement aisée tout en facilitant le travail du copiste grâce à une rédaction simplifiée. Ci-dessous, quelques exemples de textes datant de la fin du VIIIe siècle, rédigés en caroline.
La caroline est en usage au scriptorium du palais depuis 782, ainsi que l’atteste l’évangéliaire qu’à cette date le moine GODESCALC dédie à l’Empereur. En 789, CHARLEMAGNE la promulgue au rang d’écriture officielle. Par le réseau de monastères qui maille l’Occident, cette écriture va se diffuser dans une vaste partie de l’Empire carolingien, et même au-delà. Outre Corbie et Saint-Martin de Tours, de multiples scriptoriums vont produire un grand nombre de manuscrits, dont beaucoup sont superbement enluminés, rédigés avec ce type d’écriture. Ainsi, les ateliers de Reims, Saint-Gall, Saint-Denis, Bobbio, Fulda, Saint-Germain-des-Prés, Saint-Amand-les-Eaux et Metz – qui bénéficie du mécénat de l’évêque DROGON – contribueront à donner ses lettres de noblesse à la caroline. Précisons quand même que les autres types d’écriture ne vont pas disparaître du jour au lendemain, la wisigothique, l’insulaire et la lombarde se maintenant jusqu’au premier tiers du XIIIe siècle.
C’est aux IXe et Xe siècles que la calligraphie carolingienne connaîtra son apogée, avant de souffrir à son tour de déformations progressives, pour évoluer vers l’écriture dite gothique ; les lettres devenant progressivement filiformes et anguleuses. En outre, les ligatures et les abréviations, plus adaptées à une rédaction rapide, se multiplieront. Cette transformation, qui se fait sur plusieurs décennies, peut avoir été motivée par le développement de l’écriture, mais d’autres chercheurs avancent que la généralisation de la plume d’oie, dont l’extrémité est taillée en biseau, peut avoir influé sur la graphie elle-même. Dès lors, le texte devient resserré, la lecture plus complexe à déchiffrer pour un œil non exercé, de sorte que l’écriture gothique finira par s’imposer en Occident à la fin du XIIe siècle.
Le retour de la caroline
Pourtant, alors qu’elle semblait oubliée, faisant figure de relique d’une époque révolue, la caroline va faire un retour inattendu grâce à l’humanisme et à la Renaissance. La redécouverte des textes anciens, rédigés dans ce type d’écriture, et surtout le développement de l’imprimerie vont favoriser cette résurrection. Il est rapidement apparu que cette police, aux lettres nettement distinctes et épurées, plus adaptée à la typographie que l’écriture gothique, présentait l’avantage de simplifier le travail de la casse. Elle va donc servir de modèle aux imprimeurs, qui vont la décliner et la diffuser à grande échelle. C’est ainsi que la caroline va inspirer notre graphie moderne et de nombreuses polices d’écriture typographiques, dont la fameuse Times New Roman. Cette police, créée en 1932 pour un célèbre journal londonien et reprise par le logiciel Word, en découle directement.
Ci-dessous un “mini doc” de la BNF sur l’écriture caroline:
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PS : Ce billet est dédié à Antoine FANET, un enfant de Corbie, qui a suggéré à Dicopathe Senior de s’intéresser à la minuscule caroline !