La toute première encyclopédie imprimée?
Dès 1460, soit peu de temps après l’invention de l’imprimerie, GUTENBERG met sous presse le premier dictionnaire. Il s’agit du Catholicon de Giovanni BALBI ; ce livre est présenté dans la collection Dicopathe dans une version postérieure de 1495. Il faudra attendre le début du XVIe siècle pour voir à son tour imprimée la première encyclopédie digne de ce nom : la Margarita philosophica, qui rassemble la somme des connaissances universitaires de son temps. Cette encyclopédie deviendra durant la Renaissance un véritable classique, connaissant une quinzaine d’éditions entre 1503 et 1600, dont certaines en couleurs (ci-dessous).
Elle est imprimée pour la première fois à Fribourg par l’atelier du strasbourgeois Johann SCHOTT. Son titre, Margarita philosophica, soit en français la Perle philosophique, reste à ce jour énigmatique. Certains voient dans la perle une allégorie de l’abstraction intellectuelle, d’autres y décèlent un synonyme de “thésaurus”, qui désigne un recueil “inestimable”, dans le sens où il renferme un savoir essentiel. Son titre original est d’ailleurs encore plus détaillé et explicite : Aepitoma omnis phylosophiae, alias Margarita phylosophica, tractans de omni genre scibili, soit “Compendium de toute philosophie ou perle philosophique, sur toutes sortes de connaissances”.
Rédigé entre 1489 et 1496, ce livre est l’œuvre de Gregor REISCH, un professeur de l’université de Fribourg-en-Brisgau qui, au moment où il l’achève, s’apprête à rejoindre l’ordre des chartreux. Représentant de la scholastique tardive, dont la méthodologie est de plus en plus contestée, il reste lié aux grandes figures de l’humanisme rhénan, comme Beatus RHENANUS, Sebastian MÜNSTER, Konrad PELLIKAN, Johannes REUCHLIN et ÉRASME, avec lequel il entretient une correspondance. Devenu confesseur de l’empereur MAXIMILIEN, il s’oppose à l’avènement de la Réforme, rejoint en cela par son ancien élève Johannes ECK, futur contradicteur de LUTHER. Prieur de la chartreuse de Fribourg, REISCH doit la fuir lors de la guerre des Paysans, et il est alors victime d’un malaise cardiaque qui le laissera très diminué jusqu’à sa mort en 1525.
Conçu comme un dialogue pédagogique entre un élève et son maître, la Margarita philosophica se présente comme un exposé qui passe en revue de manière résumée tout ce qu’un étudiant est censé avoir lu au cours de son cursus. Cet ouvrage rencontrera un grand succès et deviendra le livre de chevet des étudiants, en particulier dans le monde germanique.
Un ouvrage foisonnant!
Dans son livre, REISCH reprend la traditionnelle division du savoir en sept arts libéraux, c’est-à-dire le trivium, composé de la grammaire latine, la dialectique et la rhétorique, et le quadrivium, regroupant l’arithmétique, la géométrie, la musique et l’astronomie. Ce corpus est complété par cinq autres parties consacrées à la “philosophie naturelle”, soit l’histoire naturelle, la physique, la physiologie (ce qu’on pourrait appeler la psychologie où est également traitée la nature et l’immortalité de l’âme) et la philosophie morale, c’est-à-dire l’éthique. Cet ouvrage de synthèse de la tradition médiévale est pourtant imprégné par l’esprit d’ouverture intellectuelle et scientifique qui caractérise l’humanisme et opère ainsi une transition entre la tradition et l’âge moderne qui s’annonce.
La Margarita philosophica est également renommée pour sa riche iconographie, même si elle se montre souvent de qualité inégale selon les dessinateurs. Des gravures allégoriques ou explicatives viennent illustrer et appuyer le propos. Dans l’illustration ci-dessous, nous voyons la grammaire ouvrir la porte de la tour de la connaissance à un enfant alphabétisé. Celui-ci commence par découvrir au rez-de-chaussée les grammaires latines de DONAT et PRISCIEN, puis il grimpe les étages pour monter à l’université où se trouvent les arts libéraux, représentés par des figures célèbres. Parmi elles, SÉNÈQUE pour la morale, ARISTOTE pour la logique, PTOLÉMÉE pour l’astronomie, ou encore EUCLIDE pour la géométrie. L’ensemble est couronné par la théologie et la métaphysique, personnifiées ici par Pierre LOMBARD.
Ci-dessous, de gauche à droite, la figure allégorique de l’arithmétique domine BOETHIUS (BOÈCE) qui écrit des chiffres arabes, et PYTHAGORE qui utilise un abaque ; la musique présente une partition aux interprètes de divers instruments, tandis qu’à droite de la scène TUBALCAÏN travaille dans sa forge pendant que PYTHAGORE pèse ses outils pour établir une règle mathématique de l’harmonie musicale ; armée du syllogisme et de la question, la logique, qui semble partir à la chasse, suit le chien Veritas lancé à la poursuite du lièvre Problema, tandis que le chien Falsitas (erreur) reste sans réaction.
Dans les parties consacrées à la physiologie et à l’anatomie (ci-dessous à gauche), les figures demeurent assez sommaires et encore empreintes de conceptions médiévales en passe de devenir obsolètes. C’est le cas de l’homme zodiacal (ci-dessous à droite), figure symbolique dans laquelle on associait chaque partie du corps à un signe du zodiaque.
Autre exemple (ci-dessous à gauche) avec la figuration du cerveau que l’on représente encore sous forme de trois ventricules : le premier collecte les images et les sensations, le deuxième renferme la capacité de raisonnement, le troisième sert à la mémoire et aux souvenirs. Malgré les avancées réalisées au cours du siècle, en particulier grâce à VÉSALE, les illustrations anatomiques ne seront jamais modifiées. Le dessin schématique de l’œil humain, un des plus anciens connus en Occident, est quant à lui représenté de manière plus novatrice (ci-dessous à droite).
Pour l’astronomie, REISCH reprend la conception géocentrique de l’univers héritée de PTOLÉMÉE. Ci-dessous à gauche, la figure de l’homme, représenté par ATLAS au centre du cosmos, est représentative de cette théorie. Très schématique et imprécise, la mappemonde (ci-dessous à droite) est également basée sur les travaux du savant grec, mais elle a été complétée grâce aux découvertes médiévales, et agrémentée de quelques contrées légendaires.
- Dans le même registre, nous retrouvons dans le livre des créatures mythiques censées habiter à l’autre bout du monde (ci-dessous).
Par bien des aspects imparfaite, incomplète et parfois obsolète, la Margarita philosophica a été néanmoins tout à la fois une des premières encyclopédies de poche et un support d’appoint pour l’enseignement universitaire. À ce titre, elle a constitué en son temps un outil de grande importance pour la transmission du savoir, tâche première de toute bonne encyclopédie.
Pour aller plus loin, il est possible de consulter cet article d’Isabelle PANTIN : La Margarita philosophica, quel type d’encyclopédie ? Ci-dessous un petit documentaire (en anglais) présentant trois éditions du livre.