HOKUSAI, le maître de l’estampe japonaise
Devenu universellement célèbre pour ses peintures et ses estampes – dont la plus célèbre est incontestablement la Grande Vague de Kanagawa -, Katsushika HOKUSAI symbolise désormais, avec son confrère Utagawa HIROSHIGE, l’art et l’esprit d’une époque particulière de l’histoire du Japon, celle dite d’Edo. Correspondant au shogunat du clan TOKUGAWA et ne s’achevant qu’en 1868 avec l’avènement de l’ère Meiji, cette période, qui coïncidera avec une fermeture rigoureuse du pays vis-à-vis de l’étranger, se distinguera également par un art de vivre connu sous le nom poétique de Ukiyo-e, soit “image du monde flottant“. Artiste très prolifique, HOKUSAI qui, au cours de sa vie, adoptera près de 120 pseudonymes, va laisser, au terme de sa longue carrière, plus de 30 000 œuvres qui lui vaudront le surnom de “Gakyōjin”, soit “le fou de dessin”. Incorporé dans cet impressionnant legs artistique, nous allons nous intéresser aujourd’hui à un projet encyclopédique intitulé La Manga.
Né en 1760, HOKUSAI se fait remarquer dès son enfance par un talent et une créativité qui lui feront intégrer, à dix-huit ans, le prestigieux atelier du maître Katsukawa SHUNSHO. Il s’y perfectionne dans l’art de l’estampe, technique qui, à partir de planches gravées, permet la reproduction de dessins à grande échelle. Aisément diffusées dans toutes les composantes de la société japonaise, ses estampes, qui abordent les sujets les plus divers, deviennent très populaires, portées par un commerce de l’édition très florissant. Dès 1795, volant désormais de ses propres ailes, HOKUSAI accède à la célébrité avec l’illustration d’un recueil de poésies publié sous le titre de Kyôka Edo no Murasaki. Ouvert aux influences chinoises et occidentales dont il adopte les règles de la perspective, il développe un style personnel original qui va faire de lui une des figures marquantes de l’histoire de l’art.
Devenu un artiste célèbre et encouragé par certains de ses pairs, il publie une quantité impressionnante des croquis contenus dans ses cahiers. Il souhaite que ses dessins puissent servir de guide d’apprentissage à ses disciples, le dispensant d’avoir à dessiner lui-même à chaque cours.
Le succès de La Manga
Cédant à la sollicitation d’apprentis et d’amateurs lors de son déplacement à Nagoya en 1812, il aurait pris à cette occasion la décision de mettre à leur disposition un manuel qui, tout en présentant ses œuvres comme des modèles à copier, démontrerait ses partis pris esthétiques, sa technique particulière et sa conception de la représentation picturale. Ce recueil de “dessins divers” va prendre le nom de Manga. Ce terme – apparemment forgé par HOKUSAI lui-même et repris bien plus tard pour désigner la bande dessinée nippone – sera créé à partir de “Man” signifiant à la fois « divertissant, sans but précis et dérisoire », et de “Ga“, qui peut se traduire par « image ».
Publié en 1814 (ci-dessous le colophon), l’ouvrage rencontre d’emblée le succès. Alors qu’au départ l’artiste avait envisagé de s’en tenir à un volume unique, neuf autres suivront au cours des cinq années suivantes. Sous l’impulsion d’ambitieux libraires, de nouvelles publications vont s’échelonner sur plusieurs décennies. Le volume ultime, le tome 15, sera plus hétérogène que les précédents, car il intégrera les estampes d’autres artistes et reprendra plusieurs dessins du maître déjà publiés ; il sera édité en 1878, soit 29 ans après sa mort.
S’il est acquis que HOKUSAI a sélectionné de son vivant le contenu des publications, l’incertitude demeure quant à la “mise en ordre” des images, probablement décidée par les éditeurs en dehors de l’artiste.
Plusieurs recueils bénéficient de préfaces, écrites par des écrivains et des illustrateurs renommés, comme Shikitei SANBA, Ōta NAMPO et Ryūtei TANEHIKO. Les quelque 4 000 dessins rassemblés dans les 970 pages de La Manga sont imprimés en noir et blanc, et parfois rehaussés de touches de gris clair et de vermillon pâle. Nous sommes donc loin des superbes couleurs présentes dans les autres créations de l’artiste. Dans La Manga, c’est le dessin qui prime, et sa mise en page, déroutante, ne semble obéir à aucune logique. En effet, les esquisses et les dessins sont de grandeurs très différentes, et des représentations de taille réduite peuvent voisiner avec des planches et des compositions reproduites en pleine page. Il arrive même que certains dessins soient scindés sur deux feuillets (deux exemples ci-dessous dont, à gauche, une illustration de la parabole de l’éléphant et les aveugles).
La grande caractéristique de l’œuvre réside dans la très grande variété des sujets traités, par un artiste qui donne le sentiment d’avoir voulu offrir une vision artistique embrassant l’univers dans toute sa diversité. Le souci de regrouper des thèmes voisins apparaît dès la parution du deuxième livre, même si, au fil des pages, c’est une impression de foisonnement éclectique qui domine.
Comme il est d’usage dans l’art traditionnel japonais imprégné de shintoïsme, dans l’ouvrage la nature occupe une place centrale avec, sur des feuilles entières, la représentation minutieuse de la flore et des animaux les plus divers : insectes, poissons et mammifères marins, batraciens, reptiles, félins, fauves, chevaux, oiseaux, chiens, chats, renards, mollusques, coquillages, sangliers, lapins, etc. Certaines compositions, particulièrement soignées, peuvent incontestablement être même assimilées à des planches encyclopédiques.
Chez HOKUSAI, la nature, très présente, constitue bien plus qu’un décor. Les paysages, toujours grandioses mais souvent menaçants, déserts ou animés, sont au centre de l’attention d’un artiste qui insiste sur la puissance des éléments naturels ainsi que sur leur déchaînement. À côté de la majesté des montagnes – dont l’incontournable mont Fuji (ci-dessous à gauche) -, des lacs, des rivières, la mer, des rochers, des cavernes et des forêts, il représente la houle, les tourbillons, les cascades (ci-dessous à droite), les bourrasques de vent et de pluie ; l’homme paraissant dérisoire et humble devant la beauté et la force des éléments.
Observateur avisé, HOKUSAI utilise son pinceau pour fixer ses contemporains sur le papier. Ce faisant, il propose un véritable catalogue de l’humanité de son temps, dessinant aussi bien la diversité des physionomies que les activités humaines, les coutumes et les croyances, qu’il restitue dans une ʺencyclopédie imagée du vivant et de la vie quotidienne du Japon Edo”. Effectivement, que ce soit sous forme de planches, de saynètes ou de tableaux, c’est toute une époque qui est fixée par notre dessinateur compulsif, à l’image des scènes ci-dessous qui donnent vraiment l’impression d’avoir été croquées sur le vif.
Rien de la vie japonaise ne semble avoir échappé au regard acéré d’HOKUSAI, des ustensiles de cuisine (ci-dessous) aux harnachements des chevaux et aux cerfs-volants, de la transformation de la canne à sucre aux travaux agricoles et aux techniques de pêche, ou encore du travail des charpentiers et des fabricants d’arcs aux masques de théâtre nô (ci-dessous), aux ornements de jardin et à la chasse au faisan, sans oublier les samouraïs, les métiers à tisser et les habitants des “contrées barbares”.
Certaines activités font l’objet de planches thématiques, réunissant, par exemple, différentes techniques de plongée (ci-dessous à gauche), des numéros d’acrobates et de saltimbanques, des bâtiments, des ponts, des torii, mais aussi des éléments d’architecture (autre sujet de prédilection du maître), qui occupent une place privilégiée dans La Manga.
Certaines planches sont décomposées en séquences, comme par exemple les postures de lutteurs de sumo (ci-dessous), une démonstration d’équitation, une séance de tir à l’arc, un entraînement de combat au bâton et à l’épée, ainsi que la performance d’un danseur (ci-dessous à droite).
HOKUSAI n’a pas omis de faire figurer dans son ouvrage les dessins consacrés à la religion, à la mythologie, aux légendes, et surtout au monde surnaturel très présent dans l’imaginaire japonais traditionnel. À côté de moines, de cérémonies religieuses, de pratiques magiques ou divinatoires, nous rencontrons à foison des divinités, comme RAIJIN et BAREKISONJI, mais surtout des créatures étranges, des démons, des yokai, ou encore des spectres. Nous vous présentons ci-dessous quelques-uns de ces êtres fantasmagoriques.
Le retentissement de l’œuvre d’HOKUSAI
Si La Manga d’HOKUSAI a connu un grand engouement dans son pays natal, la renommée de l’ouvrage et de son auteur va devenir internationale avec l’ouverture du pays à partir de 1853. La culture et l’esthétique de l’empire du Soleil-Levant deviennent à la mode. Le japonisme se développe rapidement et va influencer de nombreux artistes comme MONET, GAUGUIN, Van GOGH, les Impressionnistes et les Nabis. L’œuvre d’HOKUSAI sera alors diffusée en Occident où elle rencontrera un accueil enthousiaste. Grand admirateur de l’art japonais, Edmond de GONCOURT écrit avec enthousiasme dans la monographie qu’il consacre au peintre de l’Ukiyo-e : “La Manga, cette profusion d’images, cette avalanche de dessins, cette débauche de crayonnages, ces quinze cahiers où les croquis se pressent sur les feuillets comme les œufs de la ponte des vers à soie sur une feuille de papier, une œuvre qui n’a pas de pareille chez aucun peintre de l’Occident ! La Manga, ces milliers de reproductions fiévreuses de ce qui est sur la terre, dans le ciel, sous l’eau, ces magiques instantanés de l’action, du mouvement, de la vie remuante de l’humanité et de l’animalité, enfin, cette espèce de délire sur le papier du grand fou de dessin de là-bas !”
Une série de 103 illustrations, exécutées vers 1829 et acquises en 2019 par le British Museum, laisse à penser que notre “fou de dessin” a également caressé le projet d’une nouvelle encyclopédie visuelle qui aurait dû prendre le titre de Le Grand Livre d’images de toutes les choses mais restera inachevée et inédite. S’il a signé bien d’autres séries spectaculaires, comme les Trente-Six puis les Cent vues du mont Fuji, avec La Manga HOKUSAI aura laissé à la postérité un véritable répertoire iconographique du Japon de son époque.
Nous vous invitons à découvrir l’œuvre plus en détail dans la visite guidée proposée par ce billet de la série Les Essentiels de la BNF et dans les vidéos ci-dessous.
Rappelons enfin que la première véritable encyclopédie japonaise, le Wakan Sansai Zue, a précédé de près d’un siècle la Manga et nous invitons nos lecteurs à découvrir le billet que nous lui avons consacré.
Bravo et un grand merci pour cette présentation d’une œuvre japonaise dont en général on ne connait que quelques peintures.
Merci pour cette rétrospective de Hokusai, qui rend compte de la créativité de cet artiste, et de la grande diversité de son œuvre.
Pour ceux qui envisagent un séjour au Japon, une visite du petit musée qui lui est consacré à Tokyo, dans le quartier de la Sumida, sera un moment de bonheur garanti !