L’univers des glossaires
Au XVIIe siècle, l’Europe connaît un véritable âge d’or lexicographique, qui voit éclore des dictionnaires de nature très variée. Certains d’entre eux sont rédigés dans une langue unique quand d’autres sont bilingues ou plurilingues. Par ailleurs, ces livres peuvent être alphabétiques, thématiques, étymologiques, historiques, analogiques, et appartenir à plusieurs familles à la fois. Dans la tribu très bigarrée des dictionnaires, existe une autre catégorie qui, sans rechercher l’exhaustivité, s’intéresse avant tout à la “qualité” de son lexique : il s’agit du glossaire, appellation forgée à partir du latin Glossarium, lui-même dérivé de Glossa, qui signifie mot rare.
Composé de mots sélectionnés avec soin, le glossaire se concentre sur ceux considérés comme “difficiles”. Son objet consiste à recenser les termes qui, en phase d’intégration dans la langue commune, ne sont pas encore intelligibles pour tous les locuteurs. C’est dans cette catégorie que nous retrouvons des mots issus de langues étrangères, ceux d’un usage récent mais aussi ceux appartenant à des parlers spécifiques, comme l’argot ou le jargon des métiers. Le glossaire peut être très succinct, simplement fait pour accompagner la lecture d’un texte qui nécessite des éclaircissements mais, dans d’autres cas, il sert de base à un ouvrage beaucoup plus étoffé.
Aujourd’hui, nous allons nous intéresser au premier ouvrage de ce genre rédigé en langue anglaise : le Glossographia or a Dictionary, Interpreting all such Hard Words, Whether Hebrew, Greek, Latin, Italian, Spanish, French, Teutonick, Belgick, British or Saxon, as are now used in our refined English Tongue. Ce livre a été publié à Londres en 1656 (ci-dessous).
Dès 1582, Richard MULCASTER dotait la langue anglaise “moderne” de son premier glossaire, en insérant à la fin de son Elementarie un livre consacré à l’art d’enseigner l’anglais ; soit un lexique de près de 8 000 mots qu’il jugeait difficiles (“Hard Words”), avec des termes nouveaux comme Elephant et Gunpowder. Mais il faudra attendre 1604 et la Table Alphabeticall de Robert CAWDREY pour voir paraître le premier véritable dictionnaire monolingue anglais, riche de plus de 2 500 définitions. Signalons enfin un autre ouvrage important qui paraît en 1623 : The English Dictionarie de Henry COCKERAM.
L’ouvrage novateur de Thomas Blount
À sa sortie, le Glossographia propose 11 000 entrées, ce qui en fait le plus grand répertoire de la langue anglaise. Son auteur est un dénommé Thomas BLOUNT. Descendant d’une ancienne et illustre famille de la gentry anglaise, il se destine à la carrière juridique sans pouvoir exercer car connu pour être un catholique zélé dans un pays où des lois successives interdisent l’accès des emplois publics aux partisans de la papauté. Dès lors, il se retire sur ses terres dont, malgré des confiscations, il tire des revenus très confortables. Ses disponibilités lui permettent de se consacrer à l’étude et d’accumuler des connaissances sur les sujets les plus variés. Devenu un véritable érudit, il décide de se lancer dans l’écriture.
Au cours de ses lectures, innombrables et très éclectiques, BLOUNT a souvent été confronté à des mots ou des expressions d’origines diverses dont le sens ne lui était pas intelligible sans une recherche préalable. Au fur et à mesure de la découverte de ces mots « difficiles », il prend l’habitude de les noter, de rechercher leur étymologie et d’en rédiger une définition. Ce travail solitaire de longue haleine, qui selon son aveu s’étalera sur près de vingt années, finira par aboutir à l’élaboration d’un véritable glossaire, dont une page est présentée ci-dessous.
BLOUNT est conduit à recueillir un grand nombre de termes dérivés du grec, du latin, de l’hébreu, du français, de l’espagnol, de l’italien, du turc et du “saxon”, mot général dans lequel il englobe les langues germaniques. Il se penche également sur les termes spécifiques à certains arts et domaines scientifiques, comme l’anatomie, la musique, l’architecture, la médecine, la guerre et le droit, matière qui reste son domaine de prédilection.
Enfin, et c’est là une relative originalité, il s’intéresse au langage de la rue, une catégorie linguistique aux contours un peu flous qui rassemble le vocabulaire des métiers, l’argot et les expressions populaires. Attentif à ne pas forger de néologismes et imposer de nouvelles normes langagières, l’auteur entend rendre compte à la fois de la langue vernaculaire au sens large et des termes de la langue savante.
BLOUNT est un des premiers à reprendre certains termes, sinon totalement nouveaux mais jusqu’ici ignorés des dictionnaires anglais, comme Coffee, Balcony, Omelette, Drapery ou Chocolate. Notre traqueur de mots constate que les Britanniques sont particulièrement friands de nouveautés car, selon lui, ses compatriotes “forgent de nouvelles phrases et ce qui est le plus récent est le plus apprécié”. Grâce à l’imprimerie, qui permet désormais la diffusion à grande échelle de livres en langue vernaculaire, son glossaire est conçu pour permettre à un très large public d’aborder aussi bien les romans, le théâtre populaire que les périodiques, les écrits plus savants et les traductions étrangères.
Son Glossographia propose des définitions (ci-dessous un exemple) de tailles très inégales, avec un souci constant de rappeler l’étymologie des mots, caractéristique qui, dans son pays, fait de lui un précurseur en lexicographie, même si aujourd’hui certaines de ses analyses sont jugées fantaisistes.
I
Notre lexicographe agrémente également nombre de ses articles par des citations dont il prend soin d’indiquer l’auteur et l’origine, ce qui constitue une nouveauté parmi les dictionnaires de langue anglaise. Notons aussi que, pour distinguer ses définitions “vedettes”, il utilise une calligraphie gothique, peu lisible pour un œil non exercé.
D’emblée, son livre connaît le succès. De nouvelles éditions se succèdent, augmentées au fur et à mesure par leur auteur, la cinquième étant éditée en 1681. Mais BLOUNT ne profite guère de cette notoriété, car un autre livre “concurrent” (ci-dessous) paraît un an plus tard, éclipsant durablement la renommée du Glossographia.
La guéguerre BLOUNT-PHILLIPS
Publié sous le titre The new world of english words, or A general dictionary, cet ouvrage est signé par Edward PHILLIPS, neveu du célèbre poète John MILTON. En rupture avec son éducation puritaine et après avoir renoncé à une formation universitaire, PHILLIPS décide de se consacrer à la littérature et à la poésie. Dès lors il se lance dans la rédaction de son dictionnaire, qui connaîtra plusieurs rééditions et revendiquera, après des ajouts successifs, plus de 17 000 entrées dans sa cinquième version publiée en 1696. En 1706, une version révisée parviendra même à réunir 38 000 entrées.
La parution de cet ouvrage concurrent est perçue par BLOUNT comme une déclaration de guerre, et pire, un outrage. Il dénonce ce qu’il considère être un véritable plagiat, en raison des très nombreuses similitudes dans les définitions des deux glossaires, ce que démentent avec force PHILLIPS et son clan familial. Cette querelle pousse chacun des deux lexicographes à surpasser son rival, et dès lors une compétition s’installe entre eux, qui a pour effet d’augmenter le nombre des entrées dans chaque nouvelle édition qui paraît.
Après des années d’escarmouches, en 1673 BLOUNT engage brusquement une offensive frontale, en publiant un ouvrage dédié au recensement des erreurs contenues dans la dernière version du dictionnaire de PHILLIPS. Ce livre en forme de pamphlet porte un titre très éloquent : A World of Errors Discovered in the New World of Words (ci-dessous).
L’ouvrage de BLOUNT vise à démontrer que PHILLIPS a copié quasi intégralement le contenu de son glossaire dont, selon ses dires, une partie de la préface, en prenant soin de le compléter ici et là par quelques modifications de son cru pour masquer son forfait. En outre, BLOUNT relève que le plagiaire aurait multiplié des définitions erronées, qui se seraient perpétuées voire amplifiées dans les éditions successives. Il pointe également de nombreux contresens révélateurs de l’ignorance manifeste de son adversaire sur certains sujets comme le droit. Enfin, il enfonce le clou en démontrant que, dans sa hâte de recopier le texte, PHILLIPS aurait parsemé ses définitions de coquilles, d’erreurs d’orthographe et de fautes de syntaxe.
S’il est manifeste que les livres des deux protagonistes présentent des emprunts et des similitudes, le plagiat reste toujours délicat à caractériser, d’autant qu’ils ont tous deux eu recours à des sources communes, dont The Interpreter de John COWELL. Nous retrouvons ici l’éternel débat : savoir qui est l’auteur “original” d’une définition quand celle-ci a été élaborée à partir d’un autre texte. Relevons quand même que BLOUNT n’a pas été le seul à accabler PHILLIPS, puisque, lors de la sortie de son édition augmentée de 1671, le docteur Stephen SKINNER avait affirmé que certains passages étaient tirés de son Etymologicon Linguae Anglicae.
Le fait que PHILLIPS ait beaucoup emprunté au Glossographia semble désormais établi mais, à son crédit, certains spécialistes font valoir que, par la suite, il a considérablement élargi son lexique pour l’enrichir de sens nouveaux. Sans se démonter, dans sa nouvelle édition de 1678 PHILLIPS corrige toutes les erreurs obligeamment signalées par son adversaire et, contrattaquant, en profite pour exhumer une liste de mots “barbares” et incorrects présents dans le dictionnaire de BLOUNT. Ce dernier n’aura pas le loisir de répliquer car, suite à la dégradation subite de son état de santé, il décède en décembre 1679, offrant ainsi à PHILLIPS une victoire par défaut.
Bien que supplanté par de nouvelles parutions, le livre de BLOUNT conservera longtemps un grand prestige. En 1707, un auteur anonyme en publiera une version remaniée et actualisée, sous le titre de Glossographia Anglicana Nova.
Si vous souhaitez connaître plus en détail le travail de Thomas BLOUNT, et si vous maîtrisez la langue de SHAKESPEARE, nous vous suggérons de vous plonger dans un texte en grande partie consacré à notre lexicographe : Ashagate Critical Essays on Early English Lexicographers : The Sevententh Century.