Le RAMAYANA, une œuvre monumentale
Nous avons constaté à plusieurs reprises, comme par exemple dans le cas de la Grande Encyclopédie russe, que l’encyclopédisme ne pouvait pas toujours s’affranchir de la politique et des arrière-pensées idéologiques. Dans cet ordre d’idées, nous allons aujourd’hui nous déplacer en Inde, pays où une vaste encyclopédie entièrement consacrée à un texte sacré est en train de voir le jour sur fond de manœuvres politiques.
Gigantesque épopée, mise par écrit pour la première fois il y a plus de deux millénaires, le Ramayana est incontestablement, au même titre que l’immense Mahabharata, un élément essentiel de la culture indienne, un des textes de référence de l’hindouisme, et même un des grands récits fondateurs de la littérature mondiale. Pour autant, l’influence de ce récit mythologique ne se limite pas au seul sous-continent indien, où il est universellement connu, y compris par les fidèles des autres religions. Il s’est popularisé dans une très grande partie de l’Asie, de l’Indonésie au Vietnam, de la Chine au Cambodge, du Japon aux Philippines, en passant par la Malaisie, le Népal, la Mongolie, la Birmanie, le Laos, le Sri Lanka et la Thaïlande. Cette diffusion mondiale a eu pour effet d’enrichir cette œuvre de plus de 300 versions différentes ainsi que d’innombrables traductions ; et elle n’a jamais cessé, jusqu’à nos jours, d’être traduite et adaptée.
Les sept chants du Ramayana comportent 24 000 couplets, soit l’équivalent de 40 000 vers. Cette épopée, dont la paternité est attribuée au poète VALMIKI, narre les aventures de RAMA, archétype du prince vertueux et exemplaire, qui se trouve être un des avatars du dieu VISHNOU. Fils du roi de la cité d’Ayodhya, située dans le nord de l’Inde, il en est banni pendant quatorze ans, suite aux manœuvres d’une belle-mère intrigante qui convoite le trône pour son propre fils. Accompagné de son épouse SITA et de son demi-frère LAKSHMANA, RAMA s’installe dans une forêt. Par ruse, le démon RAVANA enlève la jeune femme et la retient prisonnière dans son palais de Lanka, où il tente vainement de la persuader de devenir son épouse. Épaulé par l’armée du roi des singes et par son héros HANUMAN, RAMA finira par triompher de ses adversaires, libérer sa bien-aimée et récupérer le trône de son père.
Avec ses multiples rebondissements et ses personnages emblématiques incarnant le courage, la fidélité, la justice ou la dévotion, il est légitime que ce récit fasse partie du patrimoine culturel de l’humanité. Mais, de manière inattendue, cette épopée va se retrouver au cœur de revendications politico-religieuses particulièrement exacerbées. En Inde, les tensions communautaires, toujours extrêmes, sont régulièrement ponctuées d’explosions de violence meurtrière. Un courant ultranationaliste hindou va se regrouper autour d’une formation politique, le Bharatiya Janata Party (BJP), qui connaîtra une expansion électorale rapide à partir des années 1980. Associant identité indienne et hindouisme dans le concept d’hindutva, ce parti extrémiste rejette, comme fondamentalement étrangers à la nation indienne, le christianisme mais surtout l’islam, dont les 200 millions de pratiquants, très nombreux dans certains États du nord de l’Inde, sont particulièrement visés.
Le RAMAYANA, otage des intégristes
Rapidement, les nationalistes hindous vont s’approprier la saga du Ramayana pour servir leur cause et porter des revendications, qui se cristalliseront autour de la ville d’Ayodhya. La tradition populaire rapporte qu’une mosquée bâtie par les Moghols y aurait été construite à l’emplacement d’un précédent temple, consacré à RAMA, érigé sur le lieu même de la naissance de ce prince de nature divine. En décembre 1992, les événements se précipitent quand, après des années de tensions et de polémiques, le bâtiment en ruine est pris d’assaut et rasé en quelques heures au cours d’une émeute née en marge d’un rassemblement organisé par le BJP.
Dès lors, la cité devient un lieu emblématique pour les ultranationalistes, qui ne cessent de réclamer l’autorisation de bâtir un temple en dur sur cet emplacement tant convoité. Après plusieurs vaines tentatives pour tenter de partager le site entre les deux confessions, une autorisation de reconstruction est accordée en novembre 2019. Le 5 août 2020, le Premier ministre Narendra MODI, membre du BJP et en poste depuis 2014, vient lui-même poser la première pierre d’un futur complexe religieux hindou. Au cours de cette cérémonie très médiatisée, un autre personnage occupe également le centre de la scène ; il s’agit du YOGI ADITYANATH (ci-dessous).
Celui-ci, ancien étudiant en mathématiques, est un extrémiste hindou coutumier des sorties polémiques, au point d’avoir déclaré récemment que la laïcité “est la plus grande menace pour développer les traditions prospères de l’Inde et lui donner une place sur la scène mondiale“. Présent sur la scène politique dès les années 1990, il est devenu, avec l’appui du BJP en avril 2017, le Chief Minister de l’Uttar Pradesh, l’État le plus peuplé de l’Inde où se trouve située la ville d’Ayodhya. ADITYANATH va vouloir utiliser son pouvoir et mobiliser son réseau pour faire la promotion du RAMAYANA, dans lequel il voit, bien plus qu’une épopée mythologique et littéraire, un texte central de l’hindouisme et un guide spirituel indispensable pour réussir une “vie pure, morale et saine” !
C’est en mai 2018 que le yogi prend l’initiative de commander une enquête à grande échelle, visant à recenser de par le monde toutes les références et les vestiges en rapport avec ce texte. Ces recherches doivent porter aussi bien sur la littérature ou les traditions orales que sur l’architecture, la sculpture, la peinture, la danse ou le chant. Tout ce qui évoque, directement ou indirectement, le RAMAYANA, doit être collecté et transmis à un organisme, l’Ayodhya Research Institute, qui mobilise près de 70 universitaires du pays.
Le projet d’une encyclopédie « ramayanesque »
Le projet prévoit que la vaste documentation recueillie à l’issue de ce recensement planétaire donne naissance à une gigantesque encyclopédie, dont l’objectif est double : “Porter la saga de Lord Ram au-delà de la mythologie et établir sa présence en termes réels à l’échelle mondiale”. Avant toute autre considération, il s’agit donc de prouver la véracité historique de RAMA qui, rappelons-le, est décrit comme un personnage d’essence divine, pour avaliser définitivement la nécessité de rebâtir un temple à l’endroit de sa naissance. ADITYANATH entend clore le débat en s’appuyant sur des faits historiques irréfutables. C’est ainsi qu’il déclare sans ambages : “Il y a encore des gens qui soulèvent des questions sur l’existence de Rama à Ayodhya, mais les faits historiques ne peuvent être niés.” À cette fin, les différents services de la culture et le ministère des Affaires étrangères sont mobilisés pour collaborer au projet. Pour démontrer que l’influence du Ramayana et de ses héros est perceptible à travers le monde, dans des cultures souvent très éloignées du berceau originel du récit, 205 pays sont sollicités ou font l’objet de voyages d’études. Un grand nombre de nations, de la Russie à l’Afrique du Sud, de Trinidad à l’Espagne, du Guatemala à l’Australie, en passant par l’Iran, la Hongrie, le Brésil, les États-Unis, l’Allemagne et les îles Fidji, prêtent un concours actif au projet. Cette volonté d’internationalisation de l’œuvre expliquera le titre du futur ouvrage : Global Encyclopedia of Ramayana, soit l’Encyclopédie mondiale du Ramayana (ci-dessous, la couverture choisie pour le premier tome).
Le recensement exhaustif d’ouvrages, de traductions, d’œuvres d’art, de spectacles, permet de mettre en valeur la dimension universelle d’un récit, connu, lu et représenté dans le monde entier. Mais le comité éditorial va beaucoup plus loin, n’hésitant pas à avancer des thèses pour le moins hasardeuses dans le but de démontrer que RAMA serait un personnage universel depuis la plus haute Antiquité, y compris dans les contrées les plus reculées. C’est ainsi qu’une statue d’un dieu singe, retrouvée sur le site de Copan au Honduras, sera assimilée à la représentation du fameux HANUMAN. De même, des peintures et des sculptures étrusques – issues d’un peuple mystérieux dont les origines restent mal définies – seront identifiées comme des représentations de scènes du Ramayana. En Russie, une idole en pierre retrouvée sur les bords de la Volga sera supposée représenter VISHNOU, alors que la rivière Sita et le lac Ram seront pris à témoin, par homonymie, pour prouver la présence du mythe dans le même pays.
Le 6 mars 2021, YOGI ADITYANATH et plusieurs personnalités de l’équipe éditoriale réunies à Lucknow présentent fièrement le premier volume – il en est prévu plus de 200 au total – de la Global Encyclopedia of Ramayana.
Si c’est un livre papier qui a été présenté, c’est la version en livre numérique qui devrait être privilégiée Le tome présenté est en anglais, mais une version en hindi et en tamoul devrait rapidement suivre. Par la suite, il est prévu que cet ouvrage soit également publié en odia, en malayalam, en ourdou et en assamais. Reste à voir si ce projet, très lié à un mouvement politique et donc soumis aux aléas du pouvoir, sera mené à son terme.
Cette encyclopédie, dont vous pouvez consulter le premier volume en ligne, n’est pas le seul élément de l'”offensive” lancée par ADITYANATH. Un mois plus tard, il annonce la création future d’un musée du Ramayana à Ramasnehi Ghat destiné à attirer touristes, dévots et pélerins. Situé à une soixantaine de kilomètres d’Ayodhya, ce musée devrait se doubler d’un centre culturel, comprenant une bibliothèque, d’une galerie d’art, des salles de spectacles et d’exposition ainsi que bien sûr un temple.
Ci-dessous, une interview en anglais, d’Anita BOSE, l’une des responsables du projet de la Global Encyclopedia of Ramayana.