Les écrivains du futur
Dans le massif forestier de Nordmarka, au nord d’Oslo, une parcelle de terrain accueille un millier de jeunes épicéas d’un mètre de hauteur qui ont été plantés en mai 2014. Rien d’étonnant et de spectaculaire en tant que tel, si ce n’est que ces arbres sont réservés à un usage bien particulier. Un siècle après avoir été mis en terre, ils sont destinés à fournir le papier qui sera utilisé pour imprimer une centaine de textes inédits. Ceux-ci viendront enrichir une bibliothèque spécialement construite pour les accueillir, mais avec une particularité : les écrits ne pourront être dévoilés et lus qu’en l’an… 2114. Ce projet à très long terme, qui porte le nom évocateur de The Future Library – en français La Bibliothèque du futur et en norvégien Framtidsbiblioteket -, a été imaginé par une artiste originaire de Glasgow, Katie PATERSON, que l’on peut voir diriger la plantation de “sa” forêt dans la vidéo ci-dessous.
Passée par l’Edinburgh College of Arts et la Slade School of Fine Arts de Londres, et désormais installée à Berlin, cette plasticienne utilise, selon ses propres mots, le temps comme matériau de prédilection ; choix qui l’amène à lier quasi systématiquement ses créations à l’astronomie et la cosmologie. Ses œuvres, en jouant avec les notions d’échelle, de durée et de distance, comme les emblématiques Fossil Necklace, All the Dead Stars et History of Darkness, mettent en scène les phénomènes naturels répartis sur un très long laps de temps – à l’image des périodes géologiques et des cycles cosmiques. L’artiste recourt aussi bien à la photographie et à la prise de son qu’au bois, aux roches – dont des météorites -, au sable, aux minéraux et même à la glace et à la “poussière cosmique”.
Avec sa bibliothèque du futur, Katie PATERSON change de terrain et d’échelle temporelle. Elle se concentre sur notre planète pour se pencher sur l’humanité contemporaine et son devenir. C’est en ces termes qu’elle décrit le “déclic” qui a été à l’origine de cette belle idée : “Je dessinais les cercles de croissance d’un arbre et cela m’a fait penser aux chapitres d’un livre, se remémore l’artiste écossaise. J’ai fait le lien entre les feuilles des arbres et les feuilles des romans.” Une image représentant une coupe de tronc avec ses anneaux a d’ailleurs été choisie comme logo. Tout à la fois expérience littéraire, performance artistique et capsule temporelle, ce projet ambitionne de regrouper une anthologie d’ouvrages, qui ne seront accessibles au public que dans plusieurs générations. À l’image de certains architectes de l’Antiquité et du Moyen Âge, PATERSON et les personnes engagées actuellement dans la Future Library n’ont donc aucune chance d’assister à l’aboutissement de ce travail d’archive hors normes et à l’inauguration de ladite bibliothèque.
Afin d’accueillir les précieux manuscrits, la Bibliothèque du futur dispose d’un local spécialement aménagé. Une fondation nommée The Future Library Trust, animée par Anne Beate HOVIND, a été créée en 2014 pour pérenniser le projet. Elle bénéficie du soutien de la municipalité d’Oslo mais surtout de la société Bjørvika Utvikling qui, en charge du réaménagement de l’ancien quartier portuaire du même nom, était à la recherche d’un projet artistique d’envergure. Grâce à ces soutiens de poids, un espace dédié a pu lui être réservé au dernier étage de la future grande bibliothèque publique municipale, la Deichmann Bjørvika Hovedbiblioteket, un bâtiment à l’étonnante architecture qui commence à sortir de terre. Surnommée la Silent Room, cette salle, tapissée de16 000 planches de placage de bois issu des arbres abattus pour faire place au millier d’épicéas, évoque un mausolée de science-fiction, une grotte mystérieuse, mais aussi un temple futuriste (ci-dessous) ; d’autant que tout visiteur doit se déchausser avant d’y pénétrer. La bibliothèque a été inaugurée le 18 juin 2020, mais il aura fallu attendre le 12 juin 2022 pour que la section abritant la Future Library soit ouverte au public. À cette date, elle ne contenait que huit ouvrages qui, rangés dans des tiroirs de verre scellés, resteront non consultables avant bien longtemps.
Les écrivains du futur
Les textes conservés dans cette “Silent Room” sont tous des “exclusivités”, spécialement écrits pour faire partie du projet et donc lisibles dans un peu moins d’un siècle. Une des difficultés était de trouver des auteurs reconnus qui, au lieu de proposer leur ouvrage à leurs contemporains, consentiraient de bonne grâce à faire un sacrifice au bénéfice d’éventuels lecteurs du futur. PATERSON a entrepris de solliciter des écrivains disséminés dans le monde entier afin que cette collection reflète la diversité de l’humanité. N’étant tenu à aucun cahier des charges, chaque auteur est libre de choisir le thème, le genre littéraire et la longueur de son texte.
Le premier écrivain à accepter de jouer le jeu a été la Canadienne Margaret ATWOOD, mondialement connue pour son roman La Servante écarlate (The Handmaid’s Tale). L’annonce de son accord sera officialisée en septembre 2014 et le manuscrit confié à la Future Library sera remis le 27 mai 2015. Les seules informations communiquées nous apprennent qu’il s’agit d’une nouvelle intitulée The Scribbler Moon. Enthousiaste, celle qui fut la lauréate du Booker Prize de 2000, a alors déclaré avec humour : “Il y a quelque chose de magique là-dedans ! C’est comme la Belle au bois dormant. Les textes vont s’endormir pendant 100 ans puis ils vont se réveiller, reprendre vie. C’est une durée de conte de fées. Elle aura dormi pendant 100 ans.”
Le pari de PATERSON, du moins en ce qui concerne la première phase de sa réalisation, semble d’ores et déjà gagné, puisqu’à la suite d’ATWOOD plusieurs écrivains renommés ont rejoint l’aventure. En effet, depuis 2015, un nouveau texte vient chaque année enrichir la Bibliothèque du futur. En 2016, c’est au tour du Britannique David MITCHELL, auteur du fameux Cloud Atlas, de confier à la Future Library un court roman de 90 pages intitulé From Me Flows What You Call Time. Se succéderont par la suite le poète islandais SJON – avec un titre à rallonge assez énigmatique : Comme mon front effleure les tuniques des anges, ou la tour de chute, les montagnes russes, les coupes tourbillonnantes et autres instruments de culte de l’ère post-industrielle -, la Turque Elif SHAFAK, avec Le Dernier Tabou, la Coréenne HAN KANG, le romancier norvégien Karl Ove KNAUSGAARD, le Vietnamo-Américain Ocean VUONG, la Zimbabwéenne Tsitsi DAGAREMBGA et, dernière en date, l’Allemande Judith SCHALANSKY qui, le 29 septembre dernier, a été le neuvième auteur à contribuer au catalogue de cette bibliothèque pour le moins atypique.
Ce projet, qui n’en est qu’à ses débuts, suscite beaucoup d’interrogations, au-delà même de son aboutissement : les livres sous leur forme actuelle existeront-ils encore en 2114 ? Pour PATERSON, “la technologie avance si vite que c’est l’inconnu : on parle aujourd’hui de livres numériques mais on ignore totalement quelle forme les livres prendront. Cela pourrait être quelque chose d’inimaginable. Peut-être les livres papier seront alors une antiquité ou peut-être seront-ils la norme. C’est au futur de décider”. Dans le même ordre d’idées, ces œuvres une fois “exhumées” seront-elles perçues comme de la littérature ou les vestiges d’un temps reculé et d’une civilisation révolue ? Y aura-t-il purement et simplement encore des lecteurs potentiels à cette date ? Ou même, plus prosaïquement, disposera-t-on encore de la technique et de la matière première pour les imprimer ?
Rendez-vous dans un siècle
PATERSON et les auteurs qui ont accepté de la suivre se veulent optimistes malgré une époque riche en inquiétudes et propice aux visions apocalyptiques. Si MITCHELL parle d’“un vote de confiance dans l’avenir de la culture”, ATWOOD évoque le jour, auquel elle n’assistera pas, où son manuscrit sortira de son sommeil artificiel : “Comme il est étrange de penser à ma propre voix – silencieuse depuis longtemps – se réveillant soudainement, après 100 ans. Quelle est la première chose que la voix dira lorsqu’une main non encore incarnée la tirera de son contenant et l’ouvrira à la première page ? J’imagine cette rencontre – entre mon texte et le lecteur jusqu’ici inexistant – comme étant un peu comme l’empreinte de main peinte en rouge que j’ai vue une fois sur le mur d’une grotte mexicaine scellée depuis plus de trois siècles. Qui peut maintenant déchiffrer sa signification exacte ? Mais son sens général était universel : n’importe quel être humain pouvait le lire. Il a dit : Salutations, j’étais ici.” Le plan initial de PATERSON vise à faire imprimer 3 000 exemplaires de tous les textes une fois la collection terminée. Des souscriptions ont déjà été lancées au prix de 600£ pour l’ensemble complet des titres. Nous espérons que cette initiative originale, à la fois artistique, poétique et philosophique, pourra aller jusqu’à sa conclusion. Mais seuls nos lointains descendants seront en mesure de répondre à cette question…
Pour conclure, rappelons qu’à une époque où les choses s’accélèrent, où délais et distances semblent se raccourcir, d’autres projets culturels et scientifiques visent le très long terme, tel celui des coffres-forts du Svalbard. Dans un autre registre, citons l’installation musicale Longplayer qui, depuis 1999, joue une partition prévue pour ne s’achever qu’en 2099, ou l’horloge mécanique “Long Now” conçue pour fonctionner sans interruption pendant 10 000 ans.
Pour en connaître d’avantage sur la Future Library, vous pouvez lire, outre la notice du site officiel, l’article paru en 2018 sur le site de Franceinfo, et cet article, daté de juillet 2022, de Richard FISCHER, rédigé pour la BBC.
Je suis très intrigué par vos contenus….
Je vais vous suivre, je vais approfondir.
Merci d’attiser ma curiosité.
Cordialement
Jacky Guittard