Les encyclopédies, victimes collatérales de la révolution numérique
Au début de la révolution numérique et du développement d’Internet, certains pouvaient penser que les nouvelles technologies et le web ne joueraient qu’un rôle auxiliaire dans le domaine des institutions lexicographiques et encyclopédiques. Au début des années 2000, il faut pourtant constater que, la donne ayant complètement changé, le milieu de l’édition doit à tout prix s’adapter, sous peine de disparaître purement et simplement du paysage lexicographique. Dès lors, les éditeurs des « monuments éditoriaux », coûteux et volumineux, renoncent progressivement à produire leurs versions papier pour se tourner, dans un premier temps, vers des supports comme les C.D.-ROM ou les clés U.S.B., avant de proposer, sous forme d’abonnement ou à l’unité, des accès en ligne. Nous avons déjà évoqué sur notre site les cas emblématiques de l’Encyclopædia Britannica et de l’Encyclopaedia Universalis, qui sont parvenues à survivre en optant pour le tout-numérique.
Si beaucoup d’éditeurs ont su, bon gré mal gré, négocier ce virage essentiel, certains ont sombré corps et biens, comme cela aura été le cas du célèbre Quid, “tué net”, pour reprendre l’expression d’un journaliste de Livres Hebdo, après plus de quarante années de bons et loyaux services et quatorze millions d’exemplaires vendus. Que s’est-il donc passé pour que cet ouvrage millésimé, plébiscité et connu pour ses tirages impressionnants, ait pu disparaître complètement du paysage éditorial en si peu de temps ?
Un retour en arrière s’impose, car l’aventure du Quid c’est avant tout l’œuvre d’une vie, celle d’un passionné devenu encyclopédiste autodidacte, Dominique FRÉMY (ci-dessous).
Le succès fulgurant du Quid
Après avoir suivi des études chaotiques à Sciences-po, FRÉMY entame une carrière de cadre chez Shell. Mais la bouillonnante curiosité et l’insatiable soif de connaissances qui l’animent le conduisent bien loin de l’univers des chiffres et des graphiques liés à son métier. L’homme, véritable “obsédé de la compilation”, ne cesse de lire, de noter, de résumer et de synthétiser. Véritable héritier spirituel des Encyclopédistes, toujours équipé d’un bloc-notes et d’un stylo, il aspire très tôt à créer sa propre encyclopédie, qu’il veut pratique et condensée. Son objectif n’est pas de remplir un grand nombre d’épais volumes, comme ceux qui composent le Grand Larousse encyclopédique ou l’Encyclopaedia Universalis, mais de rédiger un ouvrage pratique, d’un prix abordable et d’un accès aisé, comme seule peut l’être une encyclopédie de poche destinée à un usage rapide et quotidien.
Seul concepteur de la maquette de l’ouvrage, FRÉMY démarche plusieurs éditeurs avant de signer avec Plon. Il travaille d’arrache-pied pendant dix-huit mois pour finaliser le premier opus d’une encyclopédie alors baptisée Quid ? – le point d’interrogation ne disparaîtra qu’en 1976 -, pronom interrogatif latin signifiant Quoi ? Prévu dès le départ pour être actualisé et édité chaque année, l’ouvrage est finalement publié en mars 1963 (ci-dessous) sous la forme d’un épais volume broché de 632 pages en format poche dépourvu de toute illustration. Le livre est tiré à 60 000 exemplaires, mais seuls 40 000 sont écoulés, ce qui constitue un score déjà honorable. FRÉMY tente d’améliorer les ventes en faisant appel à des étudiants de Sciences-po pour placer l’ouvrage dans les entreprises et les administrations, démarche qui ne manque pas de lui attirer les foudres du syndicat de la librairie.
Si, d’emblée, le succès commercial de son livre n’est pas acquis, l’auteur-encyclopédiste, soutenu par un éditeur qui croit au projet, peaufine la deuxième version pour la rendre plus attrayante. Publiée au troisième trimestre de l’année 1964, l’édition millésimée 1965 sort dans un format un peu plus grand de 824 pages. La couverture, désormais rigide, arborant cette fois des photos dont celles de Brigitte BARDOT et d’André MALRAUX, affiche un slogan révélateur de la volonté de FRÉMY d’imposer son livre comme l’encyclopédie populaire par excellence : “Tout pour tous”. Peu à peu, le Quid se fait une place, aussi bien chez les étudiants que dans les centres de documentation et les bibliothèques privées. Fébrilement attendu dès sa parution au mois d’octobre, l’ouvrage devient un classique des cadeaux de Noël.
Des partenariats sont noués avec des stations de radio et des chaînes de télévision, en particulier RTL qui assurera de manière efficace la promotion du livre sur ses ondes entre 1970 et 2003. Les ventes décollent littéralement dans les années 1970, de sorte que FRÉMY se retrouve à la tête d’un véritable empire éditorial. S’écoulant en moyenne entre 200 000 et 400 000 exemplaires par millésime – le pic des ventes sera atteint en 2000 avec 500 000 Quid écoulés, détrônant le précédent record de 1986 qui était de 400 000 -, le titre se hisse invariablement dans les meilleures ventes de l’année, pour le plus grand bonheur de la maison Robert Laffont qui, depuis 1975, en a repris l’édition. Poussé par le vent du succès, FRÉMY peut alors se lancer dans des projets annexes. C’est dans ce contexte que sort, entre 1979 et 1982, le Grand Quid illustré, riche de 18 volumes et d’un index. Il est complété par des éditions thématiques, comme le Grand Quid illustré des animaux, le Quid de la tour Eiffel, le Quid des présidents de la République, ainsi que des ouvrages réalisés en collaboration avec la collection Bouquins.
Ci-dessous, la photo d’un particulier présentant une collection complète – hors-séries mis à part – des Quid “annuels”.
Cet incroyable succès tient aux mérites de l’ouvrage. D’abord un prix très compétitif, qui n’excédera pas 32 euros ; ensuite, une masse incroyable d’informations contenues dans un seul volume qui, même s’il prend de l’ampleur en adoptant progressivement un format in-quarto et en passant de 632 pages en 1963 à 2190 en 2007, reste accessible au plus grand nombre. Le Quid, actualisé édition après édition, présente l’avantage décisif d’être moins onéreux et encombrant que les grandes encyclopédies classiques.
Un ouvrage foisonnant
En des temps où Internet n’existe pas ou reste encore peu accessible au commun des mortels, c’est devenu un réflexe dans beaucoup de foyers d’aller consulter le Quid pour vérifier une information, trouver un chiffre, dénicher une anecdote ou un fait divers. En effet, où trouver dans un seul livre et en un temps record la liste complète des députés et des sénateurs, des primés du Festival de la Mostra de Venise depuis 1932, la législation en cours en France sur le travail à domicile, la production mondiale de titane ou de zinc, les champions du monde de cross-country, de squash ou de karaté, les spéléologues célèbres, les grandes dates de l’histoire du curling ou des confréries gastronomiques françaises, les règles du dépôt légal, les différentes organisations internationales, les statistiques économiques, démographiques et agricoles de la Mongolie, ou encore les listes des plus grands hôtels du monde, des clowns célèbres et des invertébrés ?
Reste à tenir la promesse qui s’attache aux ouvrages millésimés : mettre à jour et enrichir le contenu du livre d’une année sur l’autre. Chaque jour, le travailleur infatigable qu’est FRÉMY, épaulé par son épouse Michèle, se lève tôt pour éplucher des journaux et compiler différentes sources afin de dresser des listes d’informations à intégrer dans la prochaine version ou la corriger. Il tisse un réseau d’informateurs et de spécialistes composé de scientifiques, de diplomates, de journalistes, d’historiens et d’économistes, qui comptera jusqu’à 11 000 membres. La tâche assignée à chacun de ces bénévoles consiste à assurer, dans un ou plusieurs domaines, une veille vigilante sur l’actualité. Les informations sont ensuite recueillies et traitées par l’équipe éditoriale, qui travaille au siège parisien devenu au fil du temps un centre d’archives riche de 200 000 volumes et classeurs. L’enjeu est important car, dans les années 2000, ce sont près de deux millions et demi de données qu’il faut actualiser annuellement. Cette mise à jour se fait souvent dans l’urgence, comme c’est le cas lorsque l’attentat du 11 septembre 2001 contraint l’équipe à apporter in extremis des modifications importantes à quelques jours du bouclage de l’édition de 2002.
Bien évidemment, au cours de sa longue histoire, le Quid n’échappera pas aux critiques, l’une des principales touchant à la forme même de l’ouvrage. Afin de le rendre le plus compact possible, les rédacteurs abusent des abréviations et adoptent un style télégraphique très austère malgré l’insertion progressive de quelques illustrations. Une page du Quid peut aller jusqu’à compter 1 000 chiffres, dates ou lieux ! La taille des caractères est très petite et la lecture de cette écriture “pattes de mouche” représente un véritable défi pour les presbytes et les astigmates (ci-dessous, quelques pages extraites du Quid 2002).
Enfin, compte tenu de la masse considérable d’informations brassées, certains critiques détectent des erreurs, des données obsolètes ou erronées, parfois répétées sur plusieurs éditions. Plus gênant, entre 2001 et 2004, des éléments négationnistes quant aux génocides arménien et juif se sont ponctuellement glissés dans le contenu, sans doute sous la plume d’un contributeur révisionniste “infiltré”. Même si la probité personnelle de FRÉMY n’est pas remise en cause, un certain discrédit vient entacher la réputation du Quid, au moment même où les difficultés financières commencent à fissurer le bel édifice patiemment construit.
Le déclin inexorable puis la chute
En effet, après un démarrage en fanfare couronné par la vente record de l’édition 2000, le déclin, déjà sensible à la fin de la décennie précédente, va brusquement s’accélérer. En l’espace de six ans, les ventes vont être divisées par trois, pour plafonner entre 100 et 150 000 exemplaires. Même si ce score reste enviable, la chute est brutale et la tendance à la baisse semble devoir se confirmer. La principale raison de la chute des ventes est l’évolution technologique qui touche désormais l’ensemble du monde de l’édition : le numérique et Internet. Comme aux autres éditeurs d’encyclopédies, la question de l’évolution vers le numérique s’est posée à FRÉMY dès les années 1990. Mais celui-ci, contrairement à ses concurrents, est peu enclin à se servir d’un ordinateur et reste dubitatif quant à l’avenir de l’informatique. Il n’envisage donc pas de passer au C.D.-ROM ni de créer un site web. Son fils Fabrice, diplômé de HEC et conscient d’une nécessaire évolution du modèle, réussit pourtant en 1997 à obtenir le lancement d’une version en ligne, accessible moyennant un forfait annuel de 15 euros.
Malgré un nombre de visites honorable dans un premier temps, le site atteint vite ses limites. Le style télégraphique, qui se justifie pour un livre “papier”, se révèle nettement plus indigeste sur un écran. Autre défaut majeur, le moteur de recherche, en ne hiérarchisant pas les demandes, ne permet pas d’accéder directement à l’article le plus pertinent. Enfin, l’absence de liens hypertextes se révèle rapidement être un gros handicap. L’arrivée et le succès foudroyant de Wikipédia, à partir de 2001, vont être pour beaucoup dans le désamour du grand public pour leur ancienne encyclopédie fétiche. Comme l’analyse Leonello BRANDOLINI, P.D.G. de Robert Laffont depuis 1998 : “Aujourd’hui, pour rechercher le nombre d’habitants en Angola ou les couleurs du drapeau des îles Tonga, plus personne ne feuillette un livre. Il suffit de quelques clics pour obtenir la réponse sur Internet.” Dès lors les relations se tendent fortement entre l’éditeur et la famille FRÉMY. En 1983, afin de garder le Quid dans son catalogue, la maison d’édition lui avait consenti un contrat très avantageux qui garantissait des droits d’auteur calculés sur une base minimale de 365 000 volumes vendus, soit 1,7 million d’euros, somme colossale dans le monde de l’édition. Mais cet engagement financier, tenable dans une période d’opulence, devient désormais pour l’éditeur une « dépense somptuaire ».
Selon ses dires, BRANDOLINI tente alors d’envisager des solutions pour limiter le coût financier de l’entreprise. C’est ainsi qu’il propose de réviser le montant – il est vrai faramineux – des droits d’auteur, de limiter le nombre de pages ou de mettre à jour le contenu de l’ouvrage une année sur deux seulement. Il se heurte alors à un refus résolu des FRÉMY qui, de leur côté, reprochent à Robert Laffont d’avoir “coupé de moitié les investissements publicitaires qui dopaient les ventes à la rentrée scolaire et à Noël”. Autre grief, les projets de diversification, comme des atlas ou des mini-encyclopédies thématiques, ont été abandonnés faute de financement. Pour rattraper le retard sur le Net, le site payant, bien peu rentable, fait désormais place à un site gratuit qui donne accès à une version de l’ouvrage ancienne de quelques années. Malgré tout, le fils du fondateur ne manque pas de souligner le “professionnalisme” et le sérieux de la démarche face à “des sites d’infos qui font du recyclage de dépêches et à des sites d’actualités le plus souvent bavards et répétitifs”. Mais, rapidement, il devient difficile de lutter contre un Wikipédia dont les informations sont censées être actualisées en permanence, ne serait-ce que par des “amateurs”…
Le psychodrame connaît son dénouement en octobre 2007. L’éditeur, annonçant que “toute l’économie du support papier est à revoir”, ne reconduit pas le contrat arrivé à échéance et renonce à publier l’édition 2008 du Quid prévue pour sortir quelques semaines plus tard. Aucun autre éditeur ne s’étant proposé pour en prendre le relais, il devient rapidement évident que le Quid 2007 sera le dernier volume de la série ; ce qui, paradoxalement, dope une dernière fois les ventes d’une encyclopédie devenue ipso facto un ouvrage collector.
Accusant le coup mais ne voulant pas s’avouer vaincu, Fabrice FRÉMY, qui a repris les rênes de l’entreprise l’année précédente, veut désormais concentrer ses efforts sur le site www.quid.fr dont il souhaite faire “une agence d’actualités encyclopédiques” avec le soutien de nouveaux sponsors. Dès lors, il s’associe avec d’autres sites pour générer plus de trafic et attirer la publicité en ligne car l’accès au portail reste gratuit. Divisé en cinq sections – l’actualité, le monde, la France, l’encyclopédie, le Web -, le site, qui propose désormais l’ensemble des contenus en ligne, multiplie les « posts » en rapport avec les faits et les personnages marquants du moment. Malgré la pugnacité de Fabrice FRÉMY, l’affaire est entendue et, malgré le chiffre revendiqué d’un million de visites mensuelles en 2007, le site n’atteindra jamais une réelle rentabilité ; l’écart se creusant de plus en plus nettement avec le Wikipédia francophone, qui en 2012 enregistrera plus de vingt millions de visiteurs. Depuis 2010, le site du Quid n’est plus accessible, mais Dominique FRÉMY n’assistera pas à la fin de la belle aventure puisqu’il décèdera le 2 octobre 2008.
Ainsi prend fin une saga éditoriale assez unique en son genre, et révélatrice à la fois de la mutation accélérée du monde de l’édition mais aussi de la nécessaire adaptation du modèle encyclopédique aux nouvelles technologies et aux attentes du lectorat.
Dans la vidéo ci-dessous, Olivier BARROT présentait la version 1993 du Quid.
Félicitations à la famille FREMY,
Elle aura cependant ouvert l’esprit de connaissance et de curiosité à des millions de français….Je garde précieusement l’édition de 2003 dans ma bibliothèque. Je leur exprime de nouveau toute ma reconnaissance. Bravo encore !