Le combat féministe
Dans notre billet sur Louise DUPIN, nous avons déjà souligné le fait que, jusqu’au début du XXe siècle, les femmes étaient très sous-représentées parmi les auteurs de dictionnaires et d’encyclopédies. Dans ce domaine comme dans d’autres, des femmes de caractère vont s’efforcer de bousculer l’ordre établi entre les deux sexes, en produisant des œuvres lexicographiques conçues d’un point de vue exclusivement féminin. Aujourd’hui nous allons nous attarder sur l’une d’entre elles : Mary HAYS.
Il faut attendre le Siècle des lumières pour voir remis en question les fondements idéologiques et spirituels de la société de l’Ancien Régime, au nom de la raison et du progrès, et pour permettre l’éclosion et la structuration d’un véritable courant féministe. Même si, par le passé, des reines et des impératrices ont été en mesure d’exercer une pleine autorité, et si quelques femmes ont pu s’imposer dans les milieux artistique, littéraire et intellectuel, la société reste encore largement inspirée par une vision inégalitaire des sexes. Au nom de fondements religieux, philosophiques et pseudo-scientifiques, les femmes sont alors définies comme des êtres physiologiquement et intellectuellement plus faibles que les hommes. À ce titre, elles demeurent considérées comme d’éternelles mineures, soumises à la supériorité et l’autorité masculines. Le seul rôle social qui leur est alors reconnu se limite au mariage, à la procréation et à la gestion d’un foyer. Même dans les milieux “éclairés”, cette conception est très tenace et beaucoup de femmes doivent batailler ferme, parfois sous le couvert de l’anonymat, de pseudonymes masculins ou de prête-noms, pour démontrer leur valeur et parvenir à faire publier leurs œuvres.
Le principe d’égalité des sexes, qui commence à émerger dès le XVIIe siècle, finit par trouver une plus large audience avec la Révolution française qui porte cette idée sur la place publique. En réponse à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui met la femme en dehors des responsabilités politiques et économiques, Olympe de GOUGES s’illustre en publiant, en 1791, une Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Mais, à partir de 1793, les revendications féministes, terme qui ne sera forgé que bien plus tard, sont sévèrement réprimées, plusieurs personnalités acquises à la cause finissant même guillotinées ou internées. Si la situation devient alors très difficile en France, le combat pour l’émancipation féminine se poursuit plus librement en Angleterre, où une femme de lettres devient le porte-flambeau de la cause féministe : Mary WOLLSTONECRAFT (ci-dessous).
Mary WOLLSTONECRAFT, la pionnière
Dotée d’une forte personnalité, cette dernière, connue pour sa vie agitée et anticonformiste, publie en 1792 A Vindication of the Rights of Woman : with Strictures on Political and Moral Subjects (Défense des droits des femmes suivie de quelques considérations sur des sujets politiques et moraux), qui deviendra un des textes fondateurs du féminisme moderne. La même année, elle se rend en France alors en pleine Révolution, pour y faire la promotion de ses idées mais, en raison des tensions politiques, elle devient suspecte en tant qu’Anglaise et doit regagner Londres en avril 1795.
Dans le cercle d’écrivains et de penseurs qui gravitent autour d’elle, nous retrouvons une autre femme de tête du nom de Mary HAYS (hélas, nous ne disposons pas de portrait de cette dernière). Enthousiasmée par le Vindication of the Rights of Woman, celle-ci parvient à en rencontrer l’auteur. Une solide amitié se noue entre elles, qui durera jusqu’au décès prématuré de WOLLSTONECRAFT, morte en 1797 d’une septicémie consécutive à un accouchement.
Mary HAYS, encyclopédiste des femmes célèbres
Esprit libre et indépendant, peu soucieuse de se conformer aux normes sociales en vigueur, HAYS doit affronter une forte hostilité de la part de la “bonne société”, mais aussi du milieu littéraire. En 1796, son premier roman, en partie autobiographique car inspiré par l’un de ses échecs amoureux, Memoirs of Emma Courtney, choque une grande partie du public par son éloge de l’amour libre et sa description sans fard du désir féminin. Ses “collègues” critiques et écrivains l’accablent de leurs moqueries et de leurs calomnies, et la brocardent comme une dépravée ou une névrosée qui privilégie l’exaltation du sentiment à la raison et à la morale.
Sa seconde œuvre romanesque, publiée en 1799, prend un ton ouvertement plus féministe, comme l’indique son titre, The Victim of Préjudice (La Victime du préjugé). À travers le destin tragique d’une jeune orpheline, le livre dépeint une société verrouillée par les hommes, impitoyable envers les femmes sans ressources et sans appuis. Adoptant des positions de plus en plus radicales vis-à-vis des inégalités entre les sexes, Mary HAYS met alors en chantier un grand projet encyclopédique. En décembre 1798, un magazine annonce en effet qu’elle travaille à la rédaction ʺd’un travail biographique d’un grand et durable intérêt consacré au monde féminin, destiné à contenir la vie de femmes illustres, de tous âges et nations”. Dans cet ouvrage, elle entend mettre en valeur les nombreuses femmes qui, aussi bien dans le passé qu’à son époque, ont brillé dans les domaines intellectuel, culturel et politique. Le but de l’auteure vise à donner aux jeunes filles des modèles dont elles pourraient s’inspirer, démontrant, une bonne fois pour toutes, les capacités de celles que la société dans son ensemble traite encore comme des êtres inférieurs. Ainsi qu’elle le déclare elle-même, “ma plume a été prise pour la cause et pour le bien de mon propre sexe”.
Ne se bornant pas à réaliser une simple compilation, Mary HAYS s’astreint à un long et exigeant travail de recherche et d’écriture. Beaucoup de biographies ou de recueils biographiques sur des femmes célèbres avaient déjà été publiés, mais ils mettaient clairement l’accent sur des “vertus” supposées être l’apanage de la condition féminine, comme la modestie et l’accomplissement dans le renoncement de soi. Elle met près de cinq ans à achever son dictionnaire biographique, Female Biography ; or, Memoirs of Illustrious and Celebrated Women, of all Ages and Countries (ci-dessous), dont les six tomes sont édités à Londres au cours de l’année 1803.
Female Biography
Ayant opté pour le format du dictionnaire alphabétique afin de proposer un outil maniable et facile d’accès au plus grand nombre, Mary HAYS passe en revue la vie de près de 300 femmes, de l’Antiquité à son époque, d’ABASSA à ZÉNOBIE en passant par Émilie du CHÂTELET, Elena CORNARO, ANNE de BRETAGNE, BOUDICCA, SAPPHO, Anna Louisa KARSCH, DIDON, Lucrezia GONZAGA, AGRIPPINE ou encore madame de MAINTENON, HIPPARCHIA, madame ROLAND, Louise LABÉ et CHRISTINE de SUÈDE. La sociologie de ces vies exemplaires est très diverse, même si ces personnalités, très majoritairement issues des classes moyennes et supérieures, ont le plus souvent eu le privilège de bénéficier d’un bon niveau d’instruction. Se retrouvent ainsi dépeintes sous sa plume des artistes, des romancières, des femmes de pouvoir et d’influence, des intellectuelles et des philosophes, des reines et des régentes, des princesses et des impératrices, des poétesses, des saintes et des religieuses, des maîtresses et des courtisanes, des scientifiques, des guerrières, des actrices, des héroïnes et des bienfaitrices. Soulignons au passage que, selon les personnalités, la taille des notices varie, de quelques lignes à près d’une centaine de pages.
L’origine géographique des femmes retenues est essentiellement européenne, à l’exception de quelques-unes issues des Amériques et du monde antique. Les Françaises, les Italiennes, les Grecques et les Romaines de l’Antiquité sont bien représentées, mais ce sont les Britanniques qui fournissent le contingent le plus fourni, avec pas moins de 94 biographies dont, parmi elles, de longs essais sur ELIZABETH Ière et Marie STUART, deux rivales qui ont joué un rôle crucial en leur temps. À longueur de pages, Mary HAYS met en avant le rôle tenu depuis les temps les plus reculés par les femmes britanniques dans les domaines des arts, des lettres, des sciences, de la vie intellectuelle et spirituelle, mais également dans la vie politique de leur époque. C’est ainsi que les lectrices ont pu découvrir l’œuvre et le destin de femmes remarquables, peu connues de ce côté-ci de la Manche, comme Anne WHARTON, Rachel RUSSEL, Anne OLDFIELD, Mary BEALE, Aphra BEHN, Elizabeth HASTINGS, Catharine MACAULAY, Susanna CENTLIVRE et Sarah FIELDING.
Dans toute cette assemblée de femmes d’exception, il est étonnant de constater l’absence, a priori inattendue, de celle qui avait inspiré le combat de HAYS, soit Mary WOLLSTONECRAFT elle-même. Pourquoi a-t-elle renoncé à faire figurer ici son mentor, personnage incontournable du combat pour l’émancipation féminine, dont elle avait pourtant rédigé en 1797 une nécrologie particulièrement complète ? S’est-elle résignée, peut-être sous l’insistance de son éditeur, à ne pas inclure une personnalité encore jugée trop sulfureuse par la bonne société, afin de ne pas nuire à la promotion de son livre ? D’autres figures “proto-féministes”, comme Mary ASTELL et Anne FINCH, sont présentes dans l’ouvrage, tandis que d’autres, moins consensuelles, comme Jane ANGER, en sont absentes. Quoi qu’il en soit, elle reprend largement les idées de WOLLSTONECRAFT, en particulier la nécessité de doter toutes les jeunes filles d’une instruction complète et de qualité, seul moyen de les rendre à terme maîtresses de leur destin.
Après la publication de Female Biography, qui lui assurera une certaine célébrité, elle publiera en 1821 Memoirs of Queens, Illustrious and Celebrated. Son travail fera école, puisqu’il sera suivi dès 1804 du Biographical Dictionary of the Celebrated Women of Every Age and Country de Mary Matilda BETHAM puis, en 1827, de Memoirs of Eminent Female Writers, of All Ages and Countries, de l’Américaine Anna Maria LEE. Confrontée à des difficultés financières et peu à peu marginalisée par le monde littéraire, HAYS s’éteindra dans un anonymat relatif à Londres en 1843. De nos jours, les dictionnaires biographiques généraux ou thématiques consacrés aux femmes sont désormais légion mais, incontestablement, c’est à cette militante de la première heure, souvent omise dans les études historiques consacrées au sujet, que le féminisme doit un de ses premiers dictionnaires.
Pour en savoir plus sur l’œuvre de Mary HAYS, nous vous invitons à consulter le site http://www.maryhayslifewritingscorrespondence.com/ , ainsi que le texte de Begona LASA ALVAREZ :Mary Hays, an Eighteenth-Century Woman Lexicographer at the Service of “the Female Worldʺ.