Au moment où nous écrivons ces lignes, nous ne pouvons pas encore prévoir toutes les conséquences économiques de la crise sanitaire de la Covid-19, mais les économistes s’accordent à penser qu’elles seront très pénalisantes. Le monde de l’édition et les libraires ne seront pas épargnés, et nombre d’entre eux sont d’ores et déjà menacés de faillite. Signe avant-coureur d’un sinistre annoncé, l’éditeur italien UTET, véritable institution lexicographique, vient d’annoncer la cessation d’activité de sa branche Grandi Opere.
Turin : la naissance d’un éditeur
C’est en 1791, dans la ville de Turin, que débute l’épopée de cette maison d’édition, qui jouit d’un grand prestige de l’autre côté des Alpes. Cette année-là, Giovanni POMBA et son frère reprennent la librairie de Gian Domenico RAMELLETI, située dans le quartier de Borgo Po. Suite au décès de son père Giovani en 1815, son fils Giuseppe poursuit l’entreprise familiale déjà équipée de plusieurs presses à imprimer. Ayant saisi l’opportunité de bénéficier de tarifs postaux favorables, le jeune éditeur lance une collection de classiques latins, dont les parutions s’étendront sur près de 17 années. Prenant de l’importance dans la capitale piémontaise, la firme comptera, au cours des années 1820, 16 presses et 49 employés. En 1830, la maison d’édition fait l’acquisition d’une Cowper’s Patent Machine, dont elle obtient l’exclusivité dans la région. En 1847, elle sera également la première à utiliser une presse ultramoderne fonctionnant à la vapeur. En 1838, abandonnant l’activité librairie, Giuseppe POMBA se recentre sur son métier d’éditeur et se lance dans des projets d’envergure, qui connaîtront le succès dans la péninsule, notamment la collection de classiques à prix modique Biblioteca popolar, ainsi que La Storia universale. Une autre production emblématique de l’atelier, la Nuova Enciclopedia universale (ci-dessous), en dix volumes, verra sa publication s’étaler sur une dizaine d’années.
En 1854, la société de POMBA, jusqu’ici exclusivement familiale, s’associe à deux entreprises typographiques pour fonder l’Unione Tipografico-Editrice Torinese, plus connue sous l’acronyme UTET. Dès lors, devenue une puissante maison d’édition, celle-ci va se lancer dans d’importantes entreprises lexicographiques et encyclopédiques. L’un des grands titres de gloire de POMBA et de ses associés sera d’avoir redonné vie au projet de grand dictionnaire de langue italienne sur lequel Niccolo TOMMASEO travaillait depuis plus de vingt ans, mais qui se trouvait interrompu par un éditeur défaillant. Grâce à UTET, la rédaction de l’ouvrage reprend pour être menée à son terme, avec l’aide de Bernardo BELLINI et Guiseppe MEINI. C’est ainsi que les huit volumes du Dizionario della lingua italiana (ci-dessous), également désigné sous l’appellation Tommaseo-Bellini, seront publiés entre 1861 et 1879.
UTET, éditeur d’ouvrages de prestige
Au siècle suivant, la maison d’édition connaît un nouvel essor, dû en particulier à l’implantation d’un réseau d’agences locales et à la création d’un système de vente à tempérament. UTET met en chantier un projet de grande encyclopédie générale, qui a l’ambition de rivaliser avec celle de Treccani, dont la publication est en cours depuis 1929. Dirigée par Pietro FEDELE, le Grande Dizionario Enciclopedico (ci-dessous, à gauche), publié entre 1933 et 1939, connaîtra quatre éditions ; la dernière totalisant 28 volumes. Jusqu’en 2015, des tomes de suppléments sont régulièrement publiés pour garantir une mise à jour des informations contenues dans l’ouvrage. Autre fleuron de la lexicographie italienne, le Grande dizionario della lingua italiana (ci-dessous, à droite), rédigé sous la direction de Salvatore BATTAGLIA, est publié par UTET à partir de 1961 et ne sera achevé qu’en 2002. Il sera complété par des suppléments, qui paraîtront en 2004 et 2009. Ce monumental dictionnaire historique de la langue italienne, riche de 21 volumes, est toujours considéré comme le plus complet de cette langue, avec 183 594 mots expliqués, 6 000 auteurs et 14 000 œuvres cités. À cet impressionnant “palmarès” il convient d’ajouter le Grande Dizionario Italiano dell’Uso de Tullio DE MAURO , Le Dizionario analogico et l’Enciclopedia dell’italiano.
Grandi Opere, la fin d’une belle histoire
Dans les années 1980, la maison d’édition s’agrandit avec la naissance de nouvelles filiales, avant d’être rachetée en 2002 par le groupe De Agostini Editore. Le secteur des “Grandes œuvres”, qui regroupe les grandes encyclopédies, les dictionnaires en plusieurs volumes et les beaux livres, distribués via le canal de vente directe, est cédé l’année suivante au groupe Cose Belle d’Italia basé à Milan.
Malgré son excellente réputation, son catalogue prestigieux et la qualité incontestée de ses magnifiques livres d’art, c’est cette branche baptisée Grandi Opere qui vient d’être déclarée en faillite. Son dépôt de bilan a été enregistré le 15 octobre dernier, mais la nouvelle n’a été portée à l’attention du grand public que plusieurs semaines plus tard, le 10 novembre. C’est en effet à cette date que le linguiste Raffaele SIMONE diffuse la nouvelle sur Facebook, information qui sera reprise par les réseaux sociaux puis par la presse généraliste et enfin par la presse spécialisée. Les médias prennent soin de préciser que la maison UTET ne disparaît pas pour autant et que ses autres filiales, comme UTET Libri, subsistent. Néanmoins, pour l’éditeur c’est bien la fin de son activité éditoriale “historique” et patrimoniale, celle qui faisait toute son identité, son “ADN” comme diraient nos actuels communicants…
En guise de faire-part, le Corriere della Sera du 13 novembre affiche un titre ainsi libellé : “La maison d’édition de dictionnaires et d’encyclopédies anéantie par la Covid.” La principale raison invoquée pour expliquer cette issue funeste est la contraction soudaine du marché et un effondrement des ventes dû à la crise sanitaire, qui aurait empêché le démarchage à domicile des commerciaux. Certes, la pandémie et ses conséquences néfastes lui ont sans doute asséné le coup de grâce, mais il est indéniable que UTET Grandi Opere vivait depuis un certain temps des temps très difficiles, plombée par un chiffre d’affaires en chute constante et un compte d’exploitation dans le rouge avec près de 4 millions de perte pour la seule année 2019. Voyant venir les difficultés financières, le groupe Cose Belle d’Italia, lui-même dans la tourmente, avait déjà préparé un plan de sauvegarde et tenté, fin mars, de négocier un arrangement avec ses créanciers sous l’égide du tribunal de Turin. Hélas, face à l’impossibilité d’attirer de nouveaux investisseurs, la dissolution d’UTET Grandi Opere est décidée le 26 mars et sa faillite officiellement actée quelques mois plus tard.
Cette belle épopée éditoriale, qui s’achève de manière abrupte, constitue un signal inquiétant pour les autres maisons d’édition, en particulier pour celles spécialisées dans les publications coûteuses et prestigieuses. Autre sujet de préoccupation dans le domaine des dictionnaires et encyclopédies, l’offre numérique n’a cessé de s’étoffer au détriment du papier. En effet, dès 2004, le Tommaseo-Bellini est sorti en version C.D.-ROM, avant d’être mis en ligne en 2015 par l’Académie de la Crusca ; institution qui, en 2018, est également à l’origine de la version digitale du Grande Dizionario della lingua italiana.
L’événement que nous venons de vous relater a été peu relayé en France mais, si vous souhaitez des précisions complémentaires, il vous est possible de consulter l’article consacré au sujet par le site Actualitté.