Deux projets encyclopédiques simultanés
En octobre 1747, DIDEROT et D’ALEMBERT entament ce qui, au départ, n’est qu’un simple travail de traduction commandé par des éditeurs parisiens. Grâce à ce duo efficace et déterminé, le projet devient très rapidement une entreprise littéraire, intellectuelle et philosophique d’une tout autre envergure, pour devenir l’emblème de “l’esprit des Lumières” ; il s’agit de L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Mais alors qu’ils s’apprêtent à consacrer toute leur énergie à organiser une équipe éditoriale et à définir une méthode de travail, les deux compères, investis dans leur tâche titanesque, sont loin de se douter que, dans la même ville, à quelques encablures du café Procope, repaire préféré des encyclopédistes, un projet concurrent a été entrepris par des bénédictins de la congrégation de Saint-Maur qui, loin des regards, y travaillent retranchés derrière les hauts murs de leur monastère de Saint-Germain-des-Prés. Ces Mauristes, comme ils sont appelés, ont acquis une flatteuse réputation pour avoir compté dans leurs rangs de nombreux érudits, auteurs d’importants travaux sur l’histoire, la langue, la littérature et la diplomatique. Parmi ces personnalités, on peut citer en particulier les noms de Bernard de MONTFAUCON, Charles CLÉMENCET, dom LOBINEAU et dom MABILLON.
Le directoire de cette “encyclopédie bis” est composé d’un duo d’ecclésiastiques ; le premier, François de BRÉZILLAC, est connu pour avoir réalisé le deuxième volume de L’Histoire des Gaules et des conquêtes des Gaulois, un ouvrage entamé par son oncle Jacques MARTIN. Si sa renommée reste limitée à un petit cercle de lettrés, il en va autrement pour le second personnage. Celui-ci, en effet, Antoine-Joseph PERNETY, participera plus tard, comme aumônier et naturaliste, à l’expédition du comte de BOUGAINVILLE aux îles Malouines. De retour en France, il se défroquera pour se consacrer à l’occultisme, à l’hermétisme, à la magie et à l’alchimie, activités qui lui vaudront des ennuis avec les autorités pontificales d’Avignon et l’obligeront à s’exiler à Berlin, où il sera nommé par FRÉDÉRIC II conservateur de sa bibliothèque. Ce personnage fantasque et, à bien des égards, atypique, très introduit dans la haute société, a laissé derrière lui plusieurs ouvrages, dont un Dictionnaire mytho-hermétique qui, publié pour la première fois en 1758, fera date dans son domaine. Pour réaliser le projet encyclopédique des Mauristes, PERNETY, secondé par BRÉZILLAC, sera le rédacteur en chef à la tête d’une équipe d’une dizaine de collaborateurs dont la postérité n’a pas retenu les noms.
À l’image de l’Encyclopédie, le projet mauriste originel se limite à une simple traduction. Commandé par le libraire Charles-Antoine JOMBERT, ce travail d’écriture porte sur un lexique de mathématiques du philosophe allemand Christian WOLFF : le Vollständiges Mathematisches Lexicon. Autre point commun avec l’entreprise de DIDEROT et D’ALEMBERT, les auteurs vont très vite élargir leur champ de recherche pour évoluer vers l’élaboration d’un ouvrage totalement nouveau. Comme les encyclopédistes, PERNETY et BRÉZILLAC prennent également comme source d’inspiration principale le Dictionnaire de Trévoux, un ouvrage de synthèse universelle réalisé par les Jésuites et inspiré par une démarche de nature encyclopédique. Focalisés sur les sciences physiques, la nature, la médecine et les arts mécaniques, nos deux ecclésiastiques vont néanmoins se démarquer de leurs concurrents en évitant tous les sujets relatifs à la religion, la politique, la philosophie, les lois et l’éthique au sens large. C’est ainsi que, dans leur ouvrage, les Mauristes souhaiteront adopter un ton pondéré et neutre et se concentreront sur le savoir utile et pratique,
Un travail de bénédictins !
Très certainement aiguillonnés par la perspective de rivaliser avec L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des arts et métiers, au moment où celle-ci prend son envol, les Mauristes redoublent d’énergie et abattent, en un temps finalement assez court, un travail de recherche et de compilation considérable, rédigeant plusieurs milliers de fiches manuscrites et esquissant de nombreuses illustrations. Le projet semble bien lancé, mais à une date indéterminée – sans doute vers 1750 – le travail ralentit avant que l’ensemble ne soit mis en sommeil, puis clairement abandonné, alors même que la préface de l’ouvrage n’est pas encore rédigée. Aucun écrit ni témoignage indirect ne permet de connaître la raison de cet abandon. Nos religieux ont-ils préféré jeter l’éponge, ne se sentant pas de taille à rivaliser avec des encyclopédistes autrement plus nombreux et dotés de bien plus de moyens ? Se sont-ils refusés à alimenter les controverses naissantes sur “l’esprit encyclopédique“, suspecté par les autorités civiles et religieuses de chercher à “semer le trouble” dans le domaine des idées et de l’ordre social, le point d’orgue de ce combat étant la censure et la mise à l’index de l’Encyclopédie en 1759 ?
Les manuscrits mauristes dont, selon toute probabilité, l’équipe de l’Encyclopédie ne soupçonne pas l’existence, sont enterrés sans fleurs ni couronnes au fond des archives du monastère. PERNETY, qui entame alors son singulier parcours, ne reviendra jamais sur cet épisode de sa vie. Était-ce une fin de partie pour ce brouillon d’encyclopédie destiné à rejoindre le cimetière anonyme des projets encyclopédiques avortés ? Pour notre bonheur, le manuscrit sera exhumé et étudié deux siècles et demi plus tard, procurant une bien tardive consolation posthume à des érudits qui n’auront pas totalement œuvré en vain.
Ce sauvetage est le résultat de la quête patiente et minutieuse de Linn HOLMBERG, qui a raconté dans son ouvrage The Maurists’ unfinished encyclopedia (ci-dessous), publié en 2017 par la Voltaire Foundation basée à Oxford, des investigations qui, selon ses propres mots, ont “pris des allures de roman policier universitaire”.
La redécouverte des brouillons
Chercheuse postdoctorale au département de la culture et de l’esthétique de l’université de Stockholm, Linn HOLMBERG, un jour de 2007, voit son attention attirée, au détour d’une phrase, par une brève information issue d’un rapport de la congrégation daté de 1747. Le document évoque deux moines de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, qui ont travaillé sur un “dictionnaire universel des arts mécaniques et libéraux, des métiers et de toutes les sciences qui y ont quelque rapport”. À partir de cette bribe d’information, dont elle n’a trouvé mention nulle part ailleurs, elle remonte cette piste fragile qui la mène à la BNF où sont entreposés divers fonds d’archives d’anciens établissements religieux.
Ainsi que le relate l’universitaire suédoise : “J’ai donc d’abord soupçonné que le travail avait été abandonné à un stade précoce et qu’il avait donc été trop court pour produire un texte.” Grande est sa surprise quand, deux ans plus tard, elle se voit remettre dans la bibliothèque parisienne l’équivalent de six grands volumes. Elle découvrira que, si cette abondante documentation, longtemps oubliée au fond des réserves, n’avait jamais fait l’objet d’un véritable travail d’analyse, elle avait été malgré tout quelque peu reclassée par des conservateurs non identifiés. Ces derniers, n’ayant pas retrouvé de plan d’origine dans les papiers présents, avaient pris l’initiative d’ordonner les notes pour les disposer selon leur idée, en les collant sur des grands feuillets in-folio (ci-dessous, un exemple de ces collages) reliés en épais volumes.
Les 1400 feuillets ne comprennent pas moins de 7 000 articles et 200 projets d’illustrations, chiffres conséquents pour ce qui ne constituait qu’une ébauche. Le matériau exhumé par la chercheuse se présente dans l’état d’un ouvrage en chantier et non comme une œuvre structurée déjà prête pour une mise en page. Beaucoup de documents sont des brouillons, parfois difficiles à déchiffrer et à interpréter, tandis que d’autres feuilles contiennent des listes et des inventaires. En dépit des difficultés, Linn HOLMBERG s’obstine, persuadée que ce manuscrit représente “autant une question de surmonter les défis méthodologiques de l’étude de textes inachevés, qu’une histoire d’une entreprise scientifique non réalisée”. Après quatre années de dur labeur, donnant lieu à des analyses d’écriture et codicologiques, elle réussit à identifier le travail respectif de PERNETY et de BRÉZILLAC, puis elle recompose partiellement la chronologie du processus d’élaboration du livre. Certes, faute de sources, la composition de l’ouvrage projeté restera sans doute à jamais hypothétique, mais il faut reconnaître à la Scandinave le grand mérite, avec très peu d’éléments en dehors du manuscrit lui-même, de faire revivre un projet encyclopédique jusque-là totalement inconnu. Cette redécouverte constitue un nouveau témoignage de l’effervescence intellectuelle que connaissait la capitale française au milieu du XVIIIe siècle.
Linn HOLMBERG se risque à émettre un avis sur la raison qui aurait motivé l’abandon soudain et définitif d’un projet qui semblait pourtant bien engagé. Pour elle, il faut replacer l’ouvrage dans un contexte de polarisation croissante dans le monde intellectuel et savant du XVIIIe siècle. Particulièrement neutres d’un point de vue philosophique et métaphysique, les religieux en charge du projet auraient, selon toute vraisemblance, voulu faire preuve d’un christianisme raisonné plutôt que de choisir un camp idéologique. L’encyclopédie mauriste aurait ainsi pu représenter, selon l’expression choisie par notre universitaire, un juste milieu entre les encyclopédistes et leurs adversaires. Mais le conflit entre les deux camps s’étant considérablement envenimé après l’affaire de l’abbé de PRADES, le temps n’était désormais plus propice à une voie de compromis. Comme le résume un autre chercheur se basant sur les conclusions de sa consœur, le dictionnaire aurait sans doute été abandonné “car il n’y eut plus de terrain médian pour un ouvrage neutre et unique, qui refuse de choisir entre Lumières, contre-Lumières ou Lumières catholiques”. Mais laissons le mot de la fin à HOLMBERG, sans laquelle ce manuscrit sommeillerait encore sur des étagères : “En excluant la religion, la politique et l’éthique, les moines ont créé un ouvrage de référence profane et non conflictuel qui se concentrait entièrement sur les arts, l’artisanat et les sciences productifs et utiles. À cet égard, DIDEROT et D’ALEMBERT ne furent pas les seuls à innover encyclopédiquement et à s’efforcer de faire avancer les Lumières laïques, même s’ils furent certainement les plus réussis.”