Un best-seller médiéval
Dans l’Europe médiévale, le développement des universités et la montée en puissance d’une bourgeoisie lettrée ont favorisé le développement de l’activité de copie et de vente de manuscrits en dehors des monastères. Mais l’arrivée de l’imprimerie, en permettant la fabrication rapide des livres à coût très réduit, va favoriser l’émergence d’une nouvelle classe d’artisans-commerçants : les libraires. Ces derniers, loin de se limiter à la vente, sont souvent à la fois imprimeurs, relieurs et éditeurs. Face à une demande croissante du public, ils s’associent volontiers à des marchands pour financer des projets dont ils attendent une rentabilité confortable. Dans un premier temps, les libraires se cantonnent essentiellement aux classiques, mais ils n’hésitent pas, le cas échéant, à faire preuve de créativité en montant des “coups éditoriaux”. Certains, couronnés de succès, sont assurés d’une longue carrière en devenant des « best-sellers ». Parmi les livres emblématiques des premiers temps de l’imprimerie, figure un ouvrage de nature encyclopédique, connu sous le nom de Chronique de Nuremberg, dont nous vous proposons un aperçu ci-dessous. Précisons que ce livre, à l’instar des ouvrages imprimés antérieurs à l’an 1500, porte l’appellation d’incunable.
Ce sont deux marchands de Nuremberg, Sebald SCHREYER et son beau-frère Sebastian KAMMERMEISTER, qui passent commande de l’ouvrage à un certain Hartmann SCHEDEL. À l’époque, leur cité, une des plus importantes et des plus prospères du Saint Empire, abrite un véritable foyer humaniste. SCHEDEL, médecin de son état, cumule de solides connaissances en droit, en histoire, en astrologie, en physique et en grec. Véritable humaniste, ce personnage riche et influent de la ville est également un collectionneur de livres, détenteur d’une bibliothèque de renom ; un inventaire de 1490 y recensera 370 manuscrits et 670 livres imprimés. Avant d’être engagé par les deux financiers, le médecin s’était déjà essayé à l’écriture en composant des recueils de chansons et des traités médicaux, qui lui permettront de faire la démonstration de ses qualités de compilateur.
Le livre qui lui est commandé appartient à un genre très apprécié d’un public instruit avide de compilations “encyclopédiques” : une histoire générale qui, sous forme de chronique, part de la création du monde pour aboutir à l’époque de sa publication, soit la fin du XVe siècle. SCHEDEL mobilise parmi ses amis quelques esprits brillants pour l’assister sur certains sujets. Se basant sur le manuscrit original qui a été préservé, les experts estiment que les contributeurs ont été au nombre de sept, le médecin ayant réalisé plus de 60% du texte à lui seul. Au premier rang de ses assistants, SCHEDEL peut compter sur son ami Hieronymus MÜNZER, médecin mais également géographe et astronome reconnu. Parmi ses autres collaborateurs, nous pouvons également citer le célèbre poète Konrad CELTIS. Alors même que l’équipe éditoriale rédige le texte initial en latin, est mise en chantier une traduction allemande confiée à Georg ALT, un scribe employé à l’administration financière de la municipalité.
Les deux commanditaires ont une idée très précise du livre qu’ils veulent publier : un ouvrage de qualité à la réalisation soignée dotée d’une belle et riche illustration. Pour parvenir à leurs fins, ils s’attachent les services de deux peintres locaux : Wilhelm PLEYDENWURFF, lui-même fils d’un peintre renommé de Bamberg, et Michael WOLGEMUT, connu pour avoir eu Albrecht DÜRER comme élève. Outre la rédaction du livre, il revient à SCHEDEL de se charger d’une mise en page qui s’annonce complexe. Il s’agit en effet d’insérer dans le texte des dessins qui, par moments, envahissent les pages (ci-dessous deux exemples), au point de s’étaler parfois sur deux feuillets à la fois.
Deux versions du même livre sont mises en chantier : une non reliée en noir et blanc et une autre, plus luxueuse et onéreuse, reliée et coloriée à la main. Enfin, pour être assurés d’une impression de qualité, les deux entrepreneurs font appel à un imprimeur professionnel confirmé, Anton KOBERGER, fondateur en 1470 de la première imprimerie de la ville. Ce dernier, après avoir absorbé plusieurs concurrents, est désormais à la tête d’une véritable entreprise qui regroupe vingt-quatre presses et emploie une centaine d’ouvriers. L’édition en latin, imprimée à 1050 exemplaires, est mise en vente le 12 juillet 1493 ; elle sera suivie, le 23 décembre suivant, par la version en allemand dont le tirage est estimé entre 700 et 1000, chiffre conséquent pour l’époque.
Chronique de Nuremberg : un titre contesté
Comme dans la plupart des incunables, le livre ne comporte pas de page de titre, les informations sur l’auteur, l’impression et l’édition se trouvant reléguées en fin d’ouvrage dans un colophon. Pour identifier l’ouvrage, il convient donc de se fier aux premiers mots – l’incipit -, ou de forger un titre à partir du contenu. Cette difficulté explique que le livre aura connu plusieurs appellations : Liber Chronicarum, Register Des Buch der Croniken und geschichten, Chronica, etc. Plus tard, les germanophones prendront l’habitude de le nommer Die Schedelsche Weltchronik (L’Histoire mondiale de Schedel), tandis que les anglophones finiront par opter pour La Chronique de Nuremberg ; dénomination contestable dans la mesure où elle pourrait laisser penser que le livre traiterait exclusivement de cette ville, alors que, loin d’en être le sujet principal, elle n’en est que le lieu d’élaboration et de publication.
Pour composer sa chronique, SCHEDEL va respecter la périodisation utilisée par SAINT-AUGUSTIN qui, dans sa Cité de Dieu, distingue six âges du monde. Les cinq premiers se succèdent, depuis la création d’ADAM jusqu’à la naissance de JÉSUS. Le sixième âge, qui va du commencement de la vie du Christ jusqu’à 1493, de loin le plus développé, compte plus de 160 pages sur un total de 336. À l’attention du lecteur, notre écrivain prend soin d’insérer trois pages vierges à la fin de cette partie pour que, les années passant, il puisse poursuivre la chronique par écrit. Il aborde ensuite le septième âge, qui est une anticipation de la fin du monde, avant de clôturer l’ouvrage par le huitième et dernier âge, qui culmine par le Jugement dernier.
En soi, le contenu du livre n’est pas d’une grande originalité. Comme d’autres ouvrages publiés à la même époque, il est composé d’un récit basé sur la Bible et de textes tirés de divers auteurs, tels le chroniqueur Giacomo Filippo FORESTI da BERGAMO ou VINCENT de BEAUVAIS. Les exégètes estiment que 90% de l’œuvre sont “empruntés” à d’autres livres. Au final, l’ouvrage est un recueil éclectique qui présente les grandes lignes de l’histoire sainte, les événements passés et présents, les légendes, des notions de philosophie et de théologie, de littérature, de science et de géographie. Nous y retrouvons les catastrophes naturelles, les passages de comètes, les techniques de chasse ou de fortifications, la science des échecs, les loups-garous, les créatures monstrueuses issues du bestiaire médiéval, les expériences médicales et, bien évidemment, l’histoire de l’invention de l’imprimerie, qualifiée “d’art divin”.
Un ouvrage d’une grande richesse iconographique
Le succès rencontré par la Chronique de Nuremberg doit beaucoup à ses riches illustrations, qui ont bénéficié d’une bonne exécution et d’une impression de qualité, fait exceptionnel pour l’époque. Les gravures y occupent une place centrale, pour ne pas dire prépondérante. Le livre deviendra célèbre pour ses nombreuses représentations de villes (ci-dessous Constantinople), dont un bon nombre s’étalent en doubles pages ; certaines d’entre elles étant tirées à part pour être vendues séparément.
Le livre compte 1809 gravures, chiffre considérable pour un incunable. Elles ont été réalisées à partir de 645 blocs de bois. Selon l’usage de l’époque, certaines images étaient réutilisées pour des sujets différents, seule la légende étant modifiée. C’est ainsi que des villes, comme Constantinople, Marseille (ci-dessous à gauche) et Nicée, sont représentées par la même gravure. De même, il est difficile de reconnaître Paris sur une illustration également utilisée pour Magdebourg et Tarvisio, tandis que la ville de Damas (ci-dessous à droite) prend des airs de ville rhénane.
Mais d’autres villes comme Nuremberg, Venise, Strasbourg, Gênes, Rome ou Cracovie (ci-dessous), bénéficient de représentations beaucoup plus fidèles.
Les rois, reines, saints, prophètes, philosophes, théologiens, papes et autres personnages bibliques (ci-dessous JUDITH), mythologiques ou historiques (ci-dessous CLÉOPATRE), ont également souvent des “jumeaux”.
Cette chronique est également célèbre pour ses descriptions géographiques, certainement dues à MÜNZER, pour ses belles cartes dont une de l’Europe centrale centrée sur l’Allemagne mais surtout pour un planisphère du monde (ci-dessous). Nous pouvons observer que l’Amérique abordée par Christophe COLOMB l’année précédente ne figure pas sur cette carte. Il est vrai que le navigateur croyait avoir atteint la côte asiatique et qu’Il faudra attendre 1507 pour voir la première vraie carte du continent américain, baptisée du prénom de l’italien Amerigo VESPUCCI.
Un livre vedette des enchères
La Chronique de Nuremberg va connaître un immense succès, ainsi que l’atteste son taux de conservation actuel très important. En effet, plus de 700 exemplaires sont recensés dans le monde, chiffre réellement exceptionnel. Pourtant, la rentabilité de l’affaire, très onéreuse pour ses investisseurs, va être mise à mal par la multiplication d’éditions “pirates”. Plus petites, moins chères, mais d’une qualité nettement inférieure, elles vont inonder le marché, au point de dissuader SCHREYER d’entreprendre une réédition, le tirage original n’ayant pas été épuisé. À l’origine de ce plagiat se trouve un imprimeur d’Augsbourg, Johann SCHÖNSPERER qui, coutumier de la pratique, a diffusé des éditions contrefaites publiées en 1496, 1497 et 1500 ; manœuvre qui ne lui portera pas bonheur puisqu’il fera faillite en 1507.
Ce bel ouvrage est très apprécié des collectionneurs, des musées et des bibliothèques. Il fait la une des ventes aux enchères dès qu’un exemplaire se retrouve sur le marché. C’est ainsi que, le 11 décembre 2021, un volume a été adjugé, chez Bonham’s à New York, au prix de 437 813 $, soit 357 319 euros.
Ci-dessous, nous vous proposons deux vidéos pour vous permettre d’admirer le contenu des deux exemplaires, le premier conservé dans le fonds patrimonial de la bibliothèque de Marseille, le deuxième dans la Bayerische Staatsbibliothek de Munich.