Le règne du parchemin
L’obsolescence et le recyclage sont des thèmes aujourd’hui largement débattus dans une société dite “de consommation“. Ces préoccupations ne sont pas nouvelles, puisque nos ancêtres, eux aussi, veillaient à réutiliser des artefacts ayant perdu leur utilité première. Parmi ces objets devenus progressivement obsolètes, se trouve un matériau qui, jusqu’à la fin du Moyen Âge, aura été le support privilégié de l’écrit en Occident : le parchemin. Issu d’un lent et complexe processus d’élaboration, ce matériau né, selon la légende, pour pallier la pénurie de papyrus, a régné en maître en Europe entre les Ve et XVe siècles. Pourtant, l’usage du papier, inventé plusieurs siècles auparavant en Chine, s’y était progressivement répandu depuis le XIIIe siècle. Beaucoup moins onéreux et plus commode, il était de plus en plus fréquemment utilisé aussi bien dans la sphère publique que privée, mais il présentait l’inconvénient d’être beaucoup moins solide. Le parchemin restera le support privilégié des manuscrits importants et prestigieux, de surcroît illustrés d’enluminures, jusqu’à ce que l’imprimerie change la donne en permettant la multiplication des livres à une cadence et un coût inédits.
C’est ainsi qu’en quelques décennies le parchemin perdra son statut hégémonique, de sorte que nombre de manuscrits médiévaux, aux formats parfois peu commodes et rédigés en latin et/ou en écriture gothique, seront progressivement délaissés. Mais si ces ouvrages sont devenus obsolètes, leurs pages continueront, comme matériau, à intéresser imprimeurs et relieurs. Dans un billet précédent, nous avons pu voir que, durant toute la période médiévale, la pratique du palimpseste, technique consistant à effacer les écritures pour pouvoir réutiliser une feuille de parchemin, a été très répandue. À partir de la Renaissance, ce n’est plus en tant que support direct d’écriture que le parchemin est désormais recherché, mais plutôt pour servir de matière première pour la reliure.
Peau d’animal soigneusement travaillée puis découpée en feuilles, le parchemin présente le grand avantage d’être à la fois solide et souple. Ce matériau étant relativement abondant et bon marché, les relieurs, mais aussi dans une moindre mesure les tailleurs et les chapeliers, vont désormais y avoir largement recours. Plus tard, la Réforme va également favoriser dans certaines régions la dispersion d’archives et de bibliothèques monastiques, dont le contenu va être « recyclé ». Sans aucune déférence envers le contenu, les pages seront détachées, avant d’être ensuite déchirées en bandes plus ou moins larges pour servir de claies de renforcement du dos des livres, en particulier au niveau des entrenerfs et des coiffes. Dénonçant ce « dépeçage », un universitaire regrettera amèrement que « les relieurs semblent avoir particulièrement aimé couper les colonnes de texte en deux, comme s’ils savaient comment frustrer au mieux les futurs chercheurs ». Au fil du temps, quand la pièce de cuir qui relie les deux plats saute ou se craquèle, le bibliothécaire peut avoir la surprise de voir apparaître des fragments d’anciens manuscrits, ainsi que nous pouvons le découvrir ci-dessous avec un livre conservé à l’université de Leyde et un autre à la bibliothèque de Princeton.
Autre usage répandu, le réemploi de pages entières ou redécoupées pour recouvrir des plats de carton ou plus rarement de bois. Par souci d’économie, le matériau peut être réutilisé en l’état, ce qui donne une couverture un peu insolite sur laquelle il est possible, par exemple, de déchiffrer un ancien traité devenu caduc, un document juridique ou une pièce d’archives.
De nombreux livres de chants religieux et antiphonaires seront également “recyclés” de cette manière (voir les exemples ci-dessous), en particulier à l’époque de la Révolution, sur des recueils et des registres de nature administrative. Cette pratique nous permet aujourd’hui encore de découvrir des livres, au contenu peu fantaisiste mais couverts de partitions, qui font la joie des collectionneurs.
Les « passagers clandestins »
Des trouvailles exceptionnelles auront parfois lieu. Ci-dessous, nous vous montrons un livre du XVIe siècle qui, enfoui dans une collection privée, a été doté à une date indéterminée d’une reliure constituée d’un parchemin plié, qui s’avérera être une page du célèbre Canon de la médecine d’AVICENNE, copié vers le XIVe siècle. Cette découverte permettra de comprendre que ce “best-seller” du Moyen Âge avait fait l’objet d’une traduction en irlandais ancien.
Le réemploi ne se limite d’ailleurs pas à l’extérieur des livres, car des pages complètes ont parfois servi à recouvrir les contreplats. Nous vous en proposons une belle illustration avec le document ci-dessous. Il s’agit d’un exemplaire de l’Exposition de la foi orthodoxe, de saint Jean DAMASCÈNE, traduit en latin par Jacques LEFEBVRE d’ETAPLES. À droite, apparaît la page de titre du livre publié à Paris en 1507 et conservé à la Bibliothèque diocésaine de Nancy ; alors qu’à gauche, servant de contreplat, nous découvrons un feuillet de parchemin extrait d’un exemplaire médiéval du Décret de Gratien.
Le réemploi des parchemins par les relieurs offre l’opportunité de dénicher des manuscrits jusqu’alors inconnus. La Yale Law Library en a dénombré 150 dans son fonds, au terme d’une investigation commencée en 2013. Ces découvertes font désormais l’objet d’expositions spécifiques organisées par certaines bibliothèques.
La plupart du temps, le parchemin a été retravaillé et même gratté avant d’être réutilisé en guise de couverture. Si le réemploi en l’état présentait l’avantage d’être peu onéreux, il avait l’inconvénient de brouiller l’indentification d’un livre, dont il était impossible de connaître le titre et le contenu sans l’ouvrir. Les pages étaient donc souvent teintes ou traitées, afin d’effacer ou de dissimuler les traces d’écriture devenues invisibles à l’œil nu. Avec le temps, la production d’un parchemin uniquement destiné à la reliure ne cessera de se développer, limitant ainsi peu à peu le recours à des pages déjà usagées.
Si, à l’instar du procédé des palimpsestes, le recyclage des manuscrits sur parchemin peut de nos jours être vu comme du vandalisme, il est amusant de constater que c’est pourtant grâce à cette pratique que des textes, dont les copies avaient disparu, ont pu être exhumés et redécouverts. Désormais, les reliures constituent un véritable terrain d’investigation pour les historiens et les érudits, sans oublier les bibliophiles. La grande difficulté à laquelle se heurtent les chercheurs consiste à identifier avec précision de quels textes les extraits ont été tirés. Cette problématique donnera naissance à une nouvelle science auxiliaire : la fragmentologie.
Ces feuilles cachées, assimilables à des “passagers clandestins“, peuvent nous aider à retrouver des sources historiques précieuses et à reconstituer une littérature médiévale dont une grande partie a disparu à jamais. Une partie de ces “reliques” reste encore dissimulée à l’abri des regards. À l’occasion de la découverte d’une reliure qui se “défait”avec le temps, d’une restauration ou même par hasard, il arrive régulièrement que soient exhumés des “trésors cachés“.
En 2019, Michael RICHARDSON, de l’université de Bristol, est intrigué par d’étranges fragments collés sur la couverture d’un livre de la fin du XVe siècle relié vers 1520. Il déchiffre alors des noms qui prouvent que le texte, écrit en vieux français, est lié au cycle arthurien. Sept fragments seront ainsi exhumés dans les quatre volumes du livre, puis analysés. Datés entre 1250 et 1275, il s’agit de vestiges de la Suite Vulgate du Merlin, très anciens car rédigés quelques décennies à peine après la version originale.
En 2021, Tamara ATKIN, spécialiste de littérature anglaise et de l’histoire du livre, tombe fortuitement, dans un ouvrage publié en 1528, sur deux fragments de textes différents coincés dans la reliure : le Roman de Tristan de BÉROUL, dont on ne connaissait qu’une copie incomplète, et le Siège d’Orange, une chanson de geste du XIIe siècle. Grâce à la découverte de cette copie du XIIIe siècle, on connaît désormais 47 vers d’un poème dont auparavant nous ne savions que le titre et le sujet.
Le recours à la technique spectrale
Mais les chercheurs ne peuvent se contenter de compter sur la chance. Cette “manne” est potentiellement très importante mais, pour autant, il est impossible de défaire systématiquement toutes les reliures dans l’espoir de tomber sur des fragments anciens et exploitables. Comme pour les palimpsestes, le recours aux nouvelles technologies – très pointues, nécessitant du temps et de l’argent mais permettant de ne pas abîmer les livres – est devenu le meilleur moyen de faire avancer les investigations. C’est ainsi que des scanners très performants et l’imagerie multispectrale sont désormais utilisés pour dénicher et lire les textes dissimulés.
Un livre de poésie de 1537, propriété depuis 1870 de l’université de Northwestern, faisait depuis longtemps l’objet d’investigations, la présence d’un autre texte sur le parchemin de la reliure étant déjà quasi établie. Mais si le relieur s’était manifestement acharné à supprimer le texte manuscrit, il était possible de déceler des colonnes d'”inscriptions fantômes“, aucune n’étant clairement lisible. Après avoir expérimenté l’imagerie hyper spectrale à lumière visible et l’imagerie par fluorescence à rayons X, la solution viendra finalement en 2017 du très puissant appareil du Cornell High Energy Synchrotron Source, qui est enfin parvenu à “ressusciter” les fragments cachés d’un code de droit romain.
Enseignant à l’université de Leyde, Erik KWAKKEL s’est fait une spécialité de la traque de fragments médiévaux dissimulés dans les reliures modernes et dans le traitement de ces textes “miraculés”. Il s’appuie en particulier sur les possibilités offertes par la macro-spectrométrie de fluorescence des rayons X (MA-XRF). Cette technologie offre la possibilité de détecter, sous une couche de papier ou de parchemin, le fer, le cuivre et le zinc contenus dans les encres médiévales, en se basant sur la fluorescence des rayons X, permettant ainsi la reconstitution, avec un bon niveau de lisibilité, des textes invisibles. Ce mode d’investigation, certes très coûteux et pour l’instant d’un usage encore limité, nous ouvre désormais des perspectives très encourageantes.
Pour aller plus loin sur ce sujet, nous vous conseillons la lecture de ce texte du blog de KWAKKEL, l’article du site Atlas Obscura et le billet du HMML.