GOETHE et la Weltliteratur
Évoquée pour la première fois dans son journal intime le 15 janvier 1827, la notion de “Weltliteratur” (“littérature universelle”) est développée par Johann Wolfgang von GOETHE dans un courrier adressé à son disciple et ami Johann ECKERMANN. Il illustre ce néologisme dans ces termes : “Je me rends de plus en plus compte que la poésie est un patrimoine commun à l’humanité, et que partout et de tout temps elle apparaît chez des centaines et des centaines d’individus. […] Aussi j’aime à me renseigner sur les nations étrangères, et je conseille à chacun d’en faire autant. Le mot de littérature nationale [Nationalliteratur] ne signifie pas grand-chose aujourd’hui ; nous allons vers une époque de littérature universelle et chacun doit s’employer à hâter l’avènement de cette époque.”
Le poète revendiquait ainsi la valeur universaliste de certaines œuvres littéraires qui, faisant fi des différences linguistiques et culturelles, pouvaient être pleinement comprises et appréciées par des lecteurs issus de civilisations et/ou d’époques bien différentes. Il existait à ses yeux un patrimoine artistique et intellectuel commun à l’ensemble de l’humanité. Cette idée “d’internationale des écrivains” était séduisante, mais GOETHE restait centré sur l’Occident, posant quand même quelques limites –“quand nous avons besoin d’un modèle, nous devons toujours recourir aux anciens Grecs, dans les œuvres desquels l’homme est représenté en ce qu’il a de plus beau” – tout en restant ambigu sur sa définition de l’universalisme de la littérature. Le poète insistait particulièrement sur l’importance des traductions, le patrimoine littéraire de portée universelle commun à l’humanité ne pouvant être accessible au plus grand nombre que passé cette étape ; condition première d’un dialogue au-delà des langues et des époques. Il mettait également en avant la nécessité de développer les revues d’information et de favoriser des contacts réguliers entre écrivains de différents pays. Le concept de Weltliteratur a donc logiquement engendré de nombreuses interprétations, parfois très divergentes. Un homme va essayer de donner corps à cette “utopie” en créant sa bibliothèque personnelle : Martin BODMER (ci-dessous).
Martin BODMER, « roi des bibliophiles »
Natif de Zurich, il témoigne très rapidement d’une grande passion pour la littérature, de toutes les époques et de toutes les langues, son admiration allant aussi bien à HOMÈRE, à la Bible et aux romantiques allemands, qu’à SHAKESPEARE, RABELAIS, les Mille et Une Nuits, les grands auteurs latins, CERVANTÈS, DEFOE, ou encore DANTE, ANDERSEN et les classiques du Moyen Âge. Son état d’esprit universaliste et ses goûts pour le moins éclectiques le pousseront à interrompre ses études de littérature allemande. Déjà collectionneur averti, il rachète, entre autres, une grande partie de la bibliothèque du grand collectionneur allemand Martin BRESLAUER, qui craignait de la voir confisquée ou pillée par les nazis et cherchait de l’argent pour émigrer.
BODMER reprend à son compte le concept de Weltliteratur pour le mettre au service d’un projet personnel qu’il présentera plus tard en ces termes : “L’idée directrice se cristallisa peu à peu dans la formule suivante : montrer le développement de l’esprit humain, grâce à un ensemble de documents, qui seraient ou bien des originaux, ou qui s’en approcheraient le plus possible. C’est dire que la pièce contemporaine, le manuscrit, l’autographe, l’édition princeps y jouent un rôle prépondérant. Néanmoins, le but n’était pas de former une collection de chefs-d’œuvre, mais une collection qui soit elle-même un chef-d’œuvre, si l’expression n’est pas trop hardie.” Commencée vers 1919, sa collection compte 60 000 volumes en 1939.
En attendant de pouvoir concrétiser son idée, notre bibliophile polyglotte se fait éditeur et crée une revue littéraire bimensuelle baptisée Corona, diffusée en Allemagne et en Suisse, qu’il souhaite inspirée par « une vive affinité avec l’esprit du temps de Goethe”, et dans laquelle sont accueillis des textes d’auteurs européens tels que Thomas MANN, Benedetto CROCE, Paul VALÉRY, Rudolf Alexander SCHRÖDER ou encore Selma LAGERLÖF. Ce périodique, qui permettra de publier des auteurs ostracisés par les nazis, sera publié jusqu’en 1943.
Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, BODMER, ne voulant pas rester en retrait du conflit, propose ses services à son ami Max HUBER, alors président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Se dévouant à sa tâche, il intègre le comité de direction à Genève et met en place le Secours intellectuel. Destiné aux prisonniers de guerre, ce service faisait parvenir des ouvrages dans les camps d’internement – plus d’un million et demi de livres seront distribués par cette institution -, ainsi que des ouvrages pédagogiques et des manuels permettant à des étudiants de poursuivre leur cursus universitaire interrompu par les hostilités et la captivité.
Si ses activités durant le conflit l’ont obligé à faire passer sa collection au second plan, il n’en a pas pour autant oublié son projet initial, noircissant d’innombrables carnets dans lesquels il affine et expose sa philosophie personnelle de la culture, de la littérature et de la transmission du savoir. En 1947, il publie le résultat de ses réflexions dans un livre intitulé Eine Bibliothek der Weltliteratur, titre lui-même emprunté à Hermann HESSE. Pour lui, le concept de littérature mondiale est clair : “Toutes les créations de l’esprit humain, pour autant qu’elles se soient manifestées par l’écrit et qu’elles aient joué un rôle crucial sur le lieu et l’époque de leur apparition”. Il confirme ainsi sa volonté de rassembler en un seul endroit les “fleurons de la pensée humaine”, notion qui ne se cantonne pas à la littérature stricto sensu. Il divise d’ailleurs lui-même le génie de l’humanité en quatre domaines : la foi (Glaube), soit les textes mystiques et religieux ; le pouvoir (Macht), pour ce qui se rapporte à la politique et au juridique ; l’art (Kunst) ; et enfin le savoir (Wissen), qui regroupe l’ensemble des sciences.
Le principal critère retenu est que l’œuvre parvienne à transcender son temps et le contexte particulier de son élaboration pour devenir un des biens communs de l’humanité, “sans cesse lus, transmis, traduits, commentés, illustrés, déclinés, adaptés”. Pacifiste et spiritualiste, il voit là un moyen de promouvoir un universalisme susceptible de transcender les nationalismes et les frontières et d’en faire un outil au service de la paix entre les peuples. Mais, bien que déterminé, BODMER restait malgré tout lucide sur les limites de son entreprise : “La collection restera toujours fragmentaire. La bibliothèque devrait contenir des millions de volumes. Mais le but n’est pas d’être exhaustif, c’est le choix qui compte : choix des auteurs, des textes, des langues, des éditions, pour saisir ce qui a une valeur universelle dans ce qui est typique.”
La Bibliotheca Bodmeriana
Pendant quatre années, il fait effectuer d’importants travaux, financés par la vente d’un dessin de Michel-Ange, pour aménager la villa Haccius, qui fait partie de la grande propriété acquise à Cologny près de Genève destinée à accueillir l’ensemble de sa considérable collection (ci-dessous, une présentation du bâtiment actuel). En 1951, celle qui est baptisée par son initiateur la Bibliotheca Bodmeriana peut être inaugurée le 6 octobre.
Bibliothèque, centre de documentation mais aussi lieu d’exposition, ce nouvel écrin va permettre de faire connaître au monde l’incroyable richesse et la diversité de la collection patiemment rassemblée par BODMER. Le bâtiment abrite 150 000 documents dans près de 120 langues, ce qui en fait incontestablement l’une des plus belles collections privées au monde. La liste des trésors qui y sont conservés est très impressionnante, au point de donner le tournis à tout bibliophile. Ainsi, à côté des 270 incunables – quasiment tous des premières éditions dont beaucoup sont les seuls exemplaires survivants de certains titres – se retrouvent plus de 2 000 documents autographes de MOZART, NAPOLÉON, NEWTON, BEAUMARCHAIS ou encore BORGES. En ce qui concerne les imprimés datant du XVIe siècle au XXe siècle, on dénombre plus de 30 000 éditions originales ou précieuses. Parmi les pièces maîtresses, nous pouvons également citer un des 48 exemplaires existants de la première bible imprimée par GUTENBERG, le codex Saint-Jean, un des plus anciens manuscrits connus du Nouveau Testament, des milliers d’éditions originales – dont celles d’œuvres de DANTE, SHAKESPEARE, LOPE de VEGA, MOLIÈRE et bien sûr GOETHE -, des magnifiques manuscrits arabes et persans et une série de papyrus égyptiens, dont un bel exemplaire du Livre des morts. Enfin, BODMER, qui ne s’est pas cantonné à l’écrit, a également acquis des objets d’art appartenant à différentes époques et à des civilisations diverses, des pièces de monnaie et des fossiles. À cela s’ajoute encore une collection de dessins et d’esquisses, où figurent des artistes comme RAPHAËL, POUSSIN, GÉRICAULT, KLEE et RUBENS.
Quelques semaines seulement avant sa mort, BODMER met en place la Fondation Bodmer, chargée de valoriser la collection et de pérenniser la Bibliotheca Bodmeriana. Jusqu’à ce jour, cette mission a été menée à bien par ses successeurs. Avec le temps, il est apparu que l’espace muséographique était devenu inadapté et insuffisant, au point que la bibliothèque proprement dite n’était prioritairement accessible aux chercheurs que sur rendez-vous. La construction d’un nouveau bâtiment semi-souterrain a donc été confiée à l’architecte Mario BOTTA, qui l’achèvera en 2003. Nouvelle étape, la construction d’un atelier de restauration et d’une vraie salle de lecture est entreprise en 2017. Le chantier est prévu pour durer trois ans. Hélas, la nécessité de mettre aux normes les pavillons, de moderniser certains équipements et de réorganiser le parcours muséal, entraînera une nouvelle fermeture en juillet 2023 ; la réouverture n’étant programmée que pour 2025.
Reconnaissant la très grande valeur culturelle et patrimoniale de la Fondation Bodmer, l’UNESCO l’a inscrite en 2015 au programme “Mémoire du monde“. L’objectif principal de la fondation reste toujours de rendre accessibles au plus grand nombre les documents exceptionnels rassemblés dans ce lieu pourtant si discret de l’extérieur. La difficulté majeure demeure de concilier la communication de textes précieux avec les impératifs de sécurité et de bonne conservation des pièces, beaucoup d’entre elles nécessitant une onéreuse et délicate restauration. Pour pallier en partie ces contraintes, un ambitieux projet de numérisation, en partenariat avec l’université de Genève, est en cours au sein du Bodmer-Lab.
En attendant la réouverture de cet endroit unique, nous pouvons déjà saluer avec admiration l’œuvre accomplie, portée par un rêve humaniste. Martin BODMER n’a certainement pas usurpé le surnom de “roi des bibliophiles“, que lui avait attribué un de ses pairs.
Pour en savoir plus sur BODMER et sa collection, nous vous conseillons la lecture de l’essai de Jérôme DAVID, co-directeur du Bodmer-Lab., intitulé Martin Bodmer et les promesses de la littérature mondiale, ainsi que le texte de Nicolas DUCIMETIÈRE, vice-directeur de la fondation depuis 2012, Une Collection de monuments littéraires : la Fondation Martin Bodmer, bibliothèque et musée.