Le “Maharaja” de Bhadariya
Le Rajasthan doit sa renommée à ses palais monumentaux, ses villes royales, ses temples et ses paysages désertiques ; mais cet immense territoire abrite également une curiosité ‘”bibliophilique” qu’ignorent la plupart des nombreux touristes qui traversent la partie occidentale de la région pour se rendre dans la majestueuse cité close de Jaisalmer. Il s’agit d’une immense bibliothèque particulièrement discrète, à l’abri des regards, enfouie à 20 pieds – soit environ 6 mètres – sous terre.
La première particularité de cet endroit méconnu, et insolite à bien des égards, tient à sa localisation. Le village de Bhadariya (parfois orthographié Bhadriya), peuplé de moins de 2 000 habitants et situé un peu à l’écart de la route venant de Bikaner, ne disposait a priori d’aucun atout particulier pour justifier l’implantation d’une telle bibliothèque. Mais cette petite localité se prévalait d’abriter le temple hindou Mandir Shri Bhadriya Mata Ji. Après avoir remporté une victoire contre le souverain de l’État voisin, le maharaja GAJ SINGH, honorant un vœu formulé avant la bataille, avait ordonné, en 1831, de bâtir un temple en souvenir de son fait d’armes victorieux. La gestion de l’endroit était confiée à la secte Shakta, dont le culte est centré sur Shakti, une déesse qui incarne la puissance divine suprême. Le lieu abrite de nos jours un des plus importants gaushalas du pays, soit un enclos réservé à plus de 40 000 bovins “retraités”, qui peuvent ainsi échapper à l’équarrissage. Le temple, qui n’est pas réservé aux seuls Shaktas, accueille les pèlerins hindouistes et même de simples curieux. Comme on peut déjà le deviner, c’est bien la présence de ce temple qui va être à l’origine de la création de la fameuse bibliothèque.
Né au Pendjab dans les années trente, Harbansh Singh NIRMAL (ci-dessous), après s’être fait sadhu, s’est installé en 1959 dans le temple de Bhadariya. Jouant rapidement un rôle important, il sera à l’initiative du refuge pour les vaches. Celui qui, par la suite, sera affectueusement surnommé le “maharaja de Bhadariya”, passait une grande partie de son temps retiré dans une pièce sommairement aménagée à lire encore et toujours. Véritable érudit, il s’était également assigné une mission : lutter contre l’ignorance et favoriser l’accès au savoir au plus grand nombre. Et quel meilleur moyen pour parvenir à cette fin que de proposer, dans une région culturellement sous-équipée, une grande bibliothèque ouverte à tous ? Son successeur à la tête de l’établissement, Jugal Kishore ASHERA, évoquera en ces termes la motivation qui guidait NIRMAL : “Il voulait que ce soit un centre de connaissances, une université. Maharaja Ji voulait que les gens recherchent cet endroit et veillent à ce que ceux qui recherchent la connaissance la trouvent.”
Le projet prend forme dès 1983, mais il faudra attendre une quinzaine d’années pour voir s’achever la construction du vaste ensemble souterrain. Pour financer, puis assurer la gestion et la pérennité de l’ensemble, un “trust” est créé, le Jagdamba Seva Committee, dirigé comme il se doit par NIRMAL. Ce dernier, qui a déjà rassemblé un nombre considérable de livres, fait appel aux dons et au mécénat, tout en refusant toute donation en argent pour une bibliothèque qui ne recourt à aucun achat de livres. Une section spéciale abrite des manuscrits anciens, dont certains écrits sur des feuilles de palmier parfois vieux de mille ans. En 2006, la bibliothèque sera enfin opérationnelle, même si, à ce jour, elle n’a toujours pas été officiellement inaugurée.
L’ambition du sadhu bibliophile consistait initialement à rassembler un véritable fonds encyclopédique pour faire de sa bibliothèque un temple dédié à la “déesse connaissance“. La religion dispose, bien sûr, d’une place prééminente dans les rayonnages, avec des titres portant sur les sept grandes religions – de l’hindouisme au christianisme, en passant par le bouddhisme, l’islam et le jainisme – ; mais de nombreux autres sujets y sont bien représentés, comme la littérature, les sciences, l’astronomie, l’astrologie, la mythologie, l’histoire, la géographie, ou encore la philosophie, le droit et la science politique ; sans oublier les atlas, les encyclopédies et les dictionnaires. L’hindi tient une place dominante dans le fonds mais, conformément au souhait du créateur du lieu, d’autres langues indiennes et étrangères sont largement représentées, telle que l’anglais, le sanskrit, l’ourdou ou le persan.
Une monumentale bibliothèque souterraine
Après deux décennies de collecte, le résultat dépasse les pronostics les plus optimistes, puisque le fonds est actuellement estimé à 900 000 (9 lakh pour utiliser l’unité de mesure en cours dans le pays) ouvrages divers classés autour de 515 sujets. La structure enterrée revendique une capacité d’accueil de 4 à 5 000 lecteurs, faisant d’elle la plus grande bibliothèque privée du Rajasthan, mais également une des mieux fournies du pays. Pour la décrire, les voyageurs, les journalistes et les internautes utilisent des superlatifs, mais n’oublions tout de même pas qu’elle est loin de pouvoir rivaliser avec la National Library of India, riche de 2,5 millions de documents.
Curieusement, l’entrée de la bibliothèque est si discrète voire austère que le voyageur distrait ou pressé peut passer devant sans la voir. Après avoir descendu une volée de marches, le visiteur est invité à pénétrer dans une nouvelle dimension. Devant lui s’ouvrent des séries de longs couloirs, qui offrent des perspectives vertigineuses accentuées à dessein par des jeux de miroirs, dans lesquels se reflètent les 562 armoires vitrées qui abritent les ouvrages.
La question qui vient naturellement à l’esprit est de savoir pourquoi les concepteurs ont pris la peine de creuser le sol sur une si grande superficie – près de 4650 m2 – en profondeur, au lieu de construire plus simplement un bâtiment en surface. Ce choix tient aux conditions climatiques d’une région où la température peut parfois atteindre les 40°. Le fait d’être située en sous-sol garantit une relative fraîcheur, aussi bien aux lecteurs qu’aux livres. Afin d’éviter les moisissures, des bouquets de camphrier sont régulièrement brûlés pour assainir l’air d’un bâtiment par ailleurs équipé de ventilateurs d’extraction. Par roulements sur deux mois, les livres sont régulièrement ouverts, nettoyés et aérés par une équipe d’entretien. Mais, dans cette région semi-désertique, l’un des plus grands dangers qui menace la bibliothèque réside dans une poussière omniprésente qui, sous l’effet du vent et des tempêtes de sable, s’infiltre partout ; ce qui explique le choix d’armoires hermétiques pour conserver les livres à l’abri. Une autre source d’inquiétude tient à la proximité du champ de tir de Pokharan, même si, depuis 1998, l’armée indienne a renoncé à y effectuer des essais nucléaires souterrains. Mais le camp reste ponctuellement utilisé pour des entraînements d’artillerie conventionnels, qui engendrent des vibrations et font se lever des nuages de poussière.
Un lieu atypique
Décédé en 2010, NIRMAL est célébré comme un saint, et un petit musée lui est dédié à proximité du temple. Il convient aujourd’hui de saluer l’impressionnant résultat de son action. Cet homme a doté une région jusque-là culturellement délaissée d’une bibliothèque des plus conséquentes capable de rivaliser avec celles des plus grandes cités du pays. Mais, après plus d’une vingtaine d’années d’existence, la réussite de la Bhadariya Library reste malgré tout à nuancer. Le lieu a désormais acquis une certaine célébrité, comme l’attestent les reportages des nombreux vlogueurs, blogueurs et journalistes qui l’ont visité. Pour autant, sa renommée reste relative, puisque même dans sa région d’implantation une grande partie de la population en ignore toujours l’existence. Si le temple attire quelques fidèles lors des quatre festivals annuels, les visiteurs ne sont pas légion dans cette localité quelque peu isolée. Les tour-opérateurs n’ont toujours pas intégré cette visite dans leurs circuits, et la grande majorité des touristes ne font pas le détour par manque de temps ou simplement parce qu’ils ignorent l’existence de ce lieu atypique. Les étudiants, qui représentent un public potentiel pour ce genre de structure, rechignent à effectuer le déplacement jusqu’à Bhadariya. En effet, les villes universitaires de Bikaner et de Jodhpur sont à plus de trois heures de voiture, un éloignement qui complique grandement le projet d’une visite dans la journée, sans compter bien évidemment la concurrence du numérique et des ouvrages digitalisés qui permettent d’éviter le déplacement.
Depuis quelques années, les guides commencent à mentionner la bibliothèque dans la rubrique des excursions aux alentours de Jaisalmer, bien que la ville, située quand même à 70 km au sud-ouest, soit concurrencée par d’autres attractions plus proches, comme les dunes de sables du désert du Thar. Malgré ses handicaps, la Bhadariya Library, dont les portes ne sont pour l’instant ouvertes qu’à la demande, est de plus en plus visitée, mais il faut bien reconnaître que c’est le plus souvent la curiosité ou le désir de découvrir un lieu insolite qui motivent ceux qui en franchissent le seuil. Les véritables usagers, et surtout les lecteurs, venus compulser sur place des documents précis ou consulter le catalogue, sont encore assez rares. Comme l’a déclaré un visiteur à un journaliste : “Pour l’instant, la bibliothèque est un musée de livres. Les gens le visitent, le regardent et s’en vont.” Mais les successeurs de NIRMAL, qui restent optimistes, tablent sur le fait que la renommée de l’endroit et sa fréquentation doivent inévitablement s’accroître par le biais du bouche-à-oreille, des médias et des réseaux sociaux. En attendant, nous vous invitons à découvrir l’intérieur de la “bibliothèque enterrée” dans la vidéo ci-dessous (en hindi non sous-titré).
https://www.youtube.com/watch?v=kThba7zdZCw