Un tombeau-bibliothèque
Les visiteurs qui, de nos jours, découvrent les ruines de l’antique cité d’Éphèse, ne manquent pas de s’arrêter pour admirer une belle façade ornée de dix-huit colonnes, d’une hauteur de seize mètres pour vingt et un mètres de longueur. À l’égal du gigantesque théâtre, ce bâtiment est devenu de nos jours le symbole emblématique de l’ancienne cité grecque. Rappelons que, dans l’Antiquité, la ville était renommée pour l’Artémision – un temple dédié à la déesse Artémis -, considérée comme une des fameuses Sept Merveilles du monde. Mais ce colossal sanctuaire, qui sera incendié et pillé au IVe siècle avant J.-C., a disparu, ne laissant de nos jours subsister comme relique qu’un seul pilier. Mais quelle était la fonction de cette autre construction à étages aux allures de palais ? Il s’agissait en réalité d’une bibliothèque unique en son genre, car faisant également office de tombeau pour son fondateur, le dénommé Tiberius Iulius CELSUS POLEMAEANUS, plus connu sous la seule appellation de CELSUS.
Depuis les temps les plus anciens, l’humanité a pris l’habitude, pour agrémenter le séjour des défunts dans l’au-delà, de placer dans les sépultures des artéfacts, en particulier des écrits. C’est ainsi qu’en Égypte, de nombreux exemplaires du Livre des morts ont été retrouvés à côté des momies. Au Guatemala, des vestiges de codex – hélas, la plupart du temps irrécupérables – ont été découverts dans des sépultures mayas. Plus près de nous, en Angleterre, c’est dans le cercueil de SAINT-CUTHBERT qu’avait été placé un évangéliaire mis au jour plus de quatre siècles plus tard. Bien que marginale, cette pratique perdure, à l’image de la décision de Mustafa KEMAL d’emporter avec lui son exemplaire annoté du Contrat social, ou de celle de Léonard BERNSTEIN tenant à garder post mortem auprès de lui Alice au pays des merveilles. Pourtant, à ce jour, CELSUS reste le seul, à notre connaissance, à avoir eu l’idée originale de transformer sa tombe en bibliothèque publique.
Quel est donc ce personnage dont la statue est aujourd’hui conservée au Musée archéologique d’Istanbul ? Nous savons que CELSUS est né vers l’an 45, dans une des cités grecques d’Asie Mineure établies sur la côte occidentale de l’actuelle Turquie. De nationalité romaine, sa famille, originaire de la cité de Sardes en Lydie, appartenait à l’ordre équestre, et plusieurs prêtres dédiés au culte de Rome en étaient issus. Grâce à une inscription retrouvée à Éphèse, qui retraçait son cursus honorum, il est possible de reconstituer sa biographie. Tribun dans une légion stationnée en Égypte, ralliée à VESPASIEN pendant la guerre civile lors de ʺl’Année des quatre empereurs“, il est nommé sénateur par décision impériale, puis il occupe à Rome la fonction de questeur. Il poursuit son ascension sociale en commandant une légion, puis en administrant des provinces d’Asie Mineure pour, enfin, accéder au consulat. À la fin de sa carrière, notre homme remplit des obligations sacerdotales au poste prestigieux de curator aedium sacrarum et operum locorumque publicorum, avant de sortir brièvement de sa retraite à la demande expresse de TRAJAN pour être nommé gouverneur de la province d’Asie à laquelle appartient Éphèse.
Revenu dans sa cité bien-aimée, comblé d’honneurs et fortune faite, CELSUS se préoccupe du souvenir qu’il va pouvoir laisser après sa mort. Comme pour beaucoup de Romains des classes sociales supérieures de son époque, il lui paraît en effet important de perpétuer son nom auprès des générations futures et de prolonger d’une autre manière sa présence sur cette terre. L’une des pratiques les plus répandues consiste à participer à l’édification d’un sanctuaire ou d’un bâtiment important dans la vie de la cité, pour bénéficier ainsi d’inscriptions dédicatoires ou même de statues. Une autre manière de perpétuer son souvenir revient à multiplier les épitaphes et surtout à construire un tombeau aux dimensions et à l’architecture remarquables, le fameux Mausolée d’Halicarnasse étant en quelque sorte le chef-d’œuvre du genre.
Une sépulture hors normes
CELSUS opte donc pour un tombeau qui ne manquera pas de faire parler de lui dans le futur, son véritable coup de génie étant d’y associer des réserves de documents et une vaste salle de lecture pour que les curieux et les lecteurs du lieu puissent admirer la magnificence du défunt et louer sa mémoire. Pour lancer son projet, notre notable affecte une dotation de 25 000 deniers à la construction du bâtiment mais aussi à l’achat d’ouvrages. Supervisé par son fils Tiberius Iulius AQUILA POLEMAEANUS, le chantier débute en 117, sans doute peu de temps après la mort de CELSUS. L’emplacement du tombeau-bibliothèque est choisi avec soin, soit au sud-est de l’agora, cœur commerçant de la ville, dans un lieu très fréquenté toute l’année au point d’aboutissement de la grande artère appelée la rue des Courètes. Achevée vers 125, la construction (voir plan ci-dessous) prend les dimensions d’un petit temple.
L’imposante façade, outre ses piliers, corniches, architraves et frontons, est ornée au niveau inférieur de niches accueillant des sculptures représentant la sagesse, la science, la raison et la vertu ; tandis qu’au niveau supérieur, quatre piédestaux sont surplombés par trois bustes de CELSUS, qui devaient être ceints d’une couronne le jour de son anniversaire, et un quatrième représentant AQUILA, le fils dévoué qui, en réalisant le rêve de son père, se voit par la même occasion associé à sa renommée posthume.
Après avoir gravi neuf marches et être passé entre deux statues équestres de CELSUS érigées sur des socles disposés de chaque côté de l’escalier, le visiteur passait une colonnade et franchissait une des trois portes donnant accès à une cour péristyle de 178 m². Dans la paroi en face de l’entrée, une grande abside était aménagée pour permettre d’admirer les statues du fondateur et de son fils. Juste en dessous, une crypte accueillait la dépouille de CELSUS, privilège rare, car dans le monde antique les morts n’étaient pas autorisés à être inhumés au cœur de la cité. Le cercueil de plomb sera déposé dans un sarcophage en marbre – retrouvé intact bien des siècles plus tard – décoré de reliefs représentant Niké, Éros et une tête de Méduse.
Depuis 2023, une reconstitution virtuelle (ci-dessous), réalisée grâce à la technique innovante du scanner-laser, permet de se faire une idée de l’aspect du lieu au milieu du IIe siècle.
Sur les murs étaient adossées des niches et des étagères sur au moins deux niveaux accessibles par mezzanines, chaque rayonnage abritant des rouleaux de papyrus ou de parchemin. Derrière la salle de la bibliothèque était aménagé un étroit couloir destiné à assurer une bonne circulation de l’air afin d’éviter les moisissures. L’accès était libre mais seule la consultation sur place était autorisée, précaution qui impliquait la présence d’un personnel permanent dont les membres étaient sans doute les seuls à pouvoir accéder aux niveaux supérieurs. Aucun vestige d’une salle dédiée à la lecture n’a été retrouvé, ce qui laisse supposer que les lecteurs devaient rester debout ou s’asseoir comme ils pouvaient. Aucune liste des ouvrages ne nous est parvenue, de sorte que nous ne pouvons que spéculer sur le nombre de documents qu’a pu contenir le bâtiment. En 1937, un spécialiste, tablant sur une trentaine de “placards” comprenant chacun treize compartiments, a avancé l’estimation d’un minimum de 12 000 rouleaux, mais le total pourrait être bien supérieur s’il était établi que d’autres documents pouvaient être rangés dans des boîtes ou dans d’autres emplacements non identifiés. Quoi qu’il en soit, ce chiffre est considérable pour l’époque, d’autant qu’il s’agit là d’une collection rassemblée par un particulier et ses descendants.
Une des grandes bibliothèques de l’Antiquité
La bibliothèque de CELSUS se classe ainsi, de manière inattendue, comme la troisième plus importante de l’Antiquité gréco-romaine, derrière celles d’Alexandrie et de Pergame, qui en leur temps se livreront à une véritable compétition. Malgré son importance, le joyau bibliophilique d’Éphèse était loin de pouvoir rivaliser avec ses deux consœurs. En effet, à elle seule la bibliothèque d’Alexandrie rassemblait – avant sa disparition mystérieuse dont la date et la cause font encore débat aujourd’hui – entre 400 000 et 700 000 volumes, tandis que d’après PLUTARQUE sa concurrente de Pergame aurait abrité au moins 200 000 rouleaux. Il n’en reste pas moins que, bien que nettement plus modeste, la bibliothèque de CELSUS parviendra durablement à frapper les esprits, atteignant l’objectif premier de l’entreprise : assurer la notoriété de son fondateur et mécène.
Après moins d’un siècle et demi d’activité, ce lieu exceptionnel a failli sombrer dans le néant. Sans doute déjà endommagé par des tremblements de terre fréquents dans la région, il subira le coup de grâce en 263. Cette année-là, les Goths, ayant armé une flotte sur les bords de la mer Noire, parviendront à gagner la mer Égée, et Éphèse, dépourvue de remparts, sera facilement prise et pillée. Le temple d’Artémis sera de nouveau incendié, sort que subira également la belle bibliothèque de CELSUS. Restée debout, sa façade sera réutilisée à divers usages avant de s’effondrer pour de bon au cours d’un séisme au Xe siècle. Des fouilles archéologiques, réalisées par des archéologues autrichiens entre 1903 et 1904, vont permettre de retrouver son emplacement et de dégager les ruines. Depuis lors, la façade, remontée entre 1970 et 1978, représente un des symboles emblématiques, non seulement de la ville d’Éphèse mais de la Turquie et de son riche passé. Grâce à cette restauration, la bibliothèque de CELSUS aura connu une revanche tardive, damant le pion à celle d’Alexandrie, dont l’emplacement nous reste encore inconnu, et à celle de Pergame, dont les rares vestiges ne peuvent rivaliser en beauté et majesté avec ceux de la bibliothèque d’ÉPHÈSE.