Les obsessions d’Heinrich HIMMLER
Il y a quelques années, l’annonce de la découverte supposée, dans une bibliothèque de Prague, d’un fonds “ésotérique” rassemblé par les nazis, a permis de mettre en lumière l’activité bien particulière d’une section spéciale de l’organisation SS ; c’est à l’histoire d’une campagne de recherche documentaire méconnue et quelque peu inattendue que nous allons aujourd’hui consacrer notre billet.
Les recherches nazies dans le domaine de l’occultisme et du surnaturel ont fourni la trame centrale de nombreux films, romans, bandes dessinées ou jeux vidéo. Même si ce sujet est objet de fantasmes et constitue un thème porteur pour les publications à sensation, il repose néanmoins sur une réalité historique. En effet, dès ses origines, le national-socialisme puise dans un fonds idéologique et spirituel préexistant associant des théories pseudo-scientifiques à un mysticisme d’inspiration néopaïenne voire ésotérique. Dès leurs débuts, soucieux d’exalter le pangermanisme, les nazis vont s’inspirer du mouvement völkisch qui entend exalter les origines mythiques des peuples germaniques et démontrer leur supériorité raciale comme descendants des purs Aryens. C’est pourquoi la croix gammée, considérée comme un symbole indo-européen et plus spécifiquement aryen, sera empruntée à la Thule-Gesellschaft, une société secrète pangermaniste fondée à Munich en 1918.
La propagande nazie ne va cesser de s’appuyer sur des considérations pseudo-historiques et pseudo-ethnographiques pour mettre en avant la “race germanique”, sa légitimité à dominer les autres peuples européens, et justifier ainsi un antisémitisme officiel. Dans le fatras idéologique et pseudo-philosophique récupéré par les nazis, se retrouvent également des conceptions ésotériques et initiatiques, dont l’un des grands promoteurs va être un des personnages les plus puissants et les plus craints du IIIe Reich : Heinrich HIMMLER (ci-dessous une vidéo retraçant rapidement sa biographie). Chef de la SS, véritable État dans l’État et fer de lance de la politique d’extermination des Juifs d’Europe, ce dernier est véritablement fasciné par les sciences occultes.
En 1935, le Reichsführer SS crée à Munich l’Ahnenerbe Forschungs und Lehrgemeinschaft, plus connue sous le nom d’Ahnenerbe. Cette “Société pour la recherche et l’enseignement sur l’héritage ancestral” vise à devenir un institut de recherche pluridisciplinaire destiné à valider, de manière “scientifique”, la supériorité raciale des Aryens et étudier l’histoire et la culture du peuple germanique originel. Des études sur la linguistique, l’anthropologie et la religion sont lancées, tandis que des expéditions ethnographiques et archéologiques parcourent le monde, du Tibet, considéré comme le lointain berceau de la race aryenne, à l’Islande, la Bulgarie, la France, en passant par la Roumanie, l’Italie, la Carélie, la Suède, la Grèce, le Proche-Orient et même l’Antarctique. Il est à noter qu’au cours de la Seconde Guerre mondiale l’Ahnenerbe poursuit ses recherches dans certains pays occupés, comme l’Ukraine et la Pologne.
Grand amateur de rituels initiatiques, de divination et d’astrologie, entouré de personnages fantasques comme le mage WILIGUT et Otto RAHN, HIMMLER semble avoir voulu instaurer, à l’instar de son “collègue” Alfred ROSENBERG, une véritable religion nazie. Ses sources d’inspiration extrêmement éclectiques l’amènent à s’intéresser, ainsi, aussi bien aux croyances païennes des anciens peuples qu’à la quête du Graal, à la réincarnation, à l’Atlantide ou au Shambala. Mais, si HITLER est sensible à tout ce qui peut exalter l’identité et la supériorité de la race germanique, il est, comme la plupart de ses affidés, beaucoup moins réceptif à ce qui, à son sens, relève du surnaturel et des sciences occultes. Sur ordre du Führer, beaucoup de sociétés secrètes sont d’ailleurs officiellement dissoutes en 1942, mais l’Ahnenerbe, épargnée, peut poursuivre ses activités. Dans son château de Wewelsburg, devenu une école SS en 1934, HIMMLER a les coudées franches pour entretenir ses lubies et poursuivre, plus discrètement depuis le déclenchement de la guerre, ses “recherches”, dont des expériences pseudo-médicales sur des déportés.
L’AHNENERBE et la sorcellerie
Mais c’est sur un autre champ d’investigation de l’Ahnenerbe que nous allons nous focaliser ; il s’agit de la sorcellerie… Contrairement à ce qu’on pourrait supposer, vu la personnalité et les centres d’intérêt du chef de la SS, ce ne sont ni la magie ni les “pouvoirs” qui figurent au centre de cette quête ; même si certains ont émis l’hypothèse “romanesque” qu’il cherchait à dénicher de nouvelles armes surnaturelles. L’objectif primordial de cette opération de collecte est le recensement et l’étude des différents procès, condamnations et exécutions de sorcières, en particulier lors de la grande chasse aux sorcières qui s’est déroulée en Europe du milieu du XVe siècle au début du XVIIIe. Le Saint Empire romain germanique, porté par une hystérie collective meurtrière, sera particulièrement touché par cet épisode tragique marqué par des arrestations et des bûchers, au cours duquel plus des trois-quarts des victimes seront des femmes.
Si HIMMLER, ainsi que ses compères nazis, croient déceler partout ou presque un complot “judéo-maçonnique” contre l’Allemagne, ses soupçons s’étendent également au christianisme. Pour lui, qui a pourtant reçu une stricte éducation catholique, l’Église a perverti l’ancienne race germanique dont elle aurait cherché à éradiquer l’antique et immémoriale religion. Il considère que le dogme et les principes chrétiens sont incompatibles avec la nature profonde de la “race des seigneurs”, destinée à dominer par la force. Dans cette optique, il voit la lutte de l’Église contre la sorcellerie comme une entreprise de destruction des derniers vestiges des croyances ancestrales. Si le pouvoir nazi a très tôt engagé une politique antichrétienne et multiplié les mesures coercitives et vexatoires envers les Églises pour en limiter l’influence, l’affaire semble prendre un tour plus personnel chez HIMMLER, sans doute parce qu’une légende familiale, révélée par un de ses cousins, entretient chez lui la croyance qu’un de ses ancêtres aurait fini sur le bûcher. Cette obsession à dénoncer une conjuration chrétienne – il exècre en particulier saint BONIFACE, évangélisateur des Germains – contre ce qu’il appelle la “vieille culture germanique” le pousse à monter un dossier à charge contre l’Église et l’Inquisition.
Dès lors, la mission de l’Ahnenerbe consiste à éplucher tous les livres et les documents d’archives traitant des procès et des persécutions qui ont touché des sorcières, et plus rarement des sorciers, du Moyen Âge à la fin de l’époque moderne. Il s’agit de démontrer l’ampleur du “crime” et le complot sous-jacent. Cette mission un peu particulière est confiée à une section spécialement créée en 1935 au sein du SD (le service de la sécurité du Reichsführer SS) : le Hexen-Sonderauftrag, soit le Commando spécial sorcières, plus communément désigné comme le “H-Sonderkommando“. Dirigé par Rudolf LEVIN, ce service, qui fonctionne jusqu’en janvier 1944, comptera jusqu’à 14 employés à temps plein. Avec le soutien total d’HIMMLER, il bénéficie de l’aide sans faille de toute l’organisation SS, qui va se révéler précieuse dans la phase suivante : le regroupement d’une vaste documentation. Cette collecte va d’abord concerner toutes les bibliothèques publiques ou privées allemandes, dont les archives du Reich.
Mais, bien vite, les nazis, dans ce domaine comme dans d’autres, vont pratiquer la spoliation pure et simple, dans les pays occupés comme chez les États alliés et satellites. Au total ce sont plus de 260 centres de documentation qui sont passés au peigne fin et dépouillés de tous les documents jugés intéressants. Une vaste collection, riche de plusieurs dizaines de milliers de documents divers, sans doute la plus importante à l’époque sur le sujet, est hébergée à Berlin et au Wewelsburg. Cette opération vise à constituer à terme un fichier intitulé Hexenkartothek, dans lequel chaque procès de sorcellerie répertorié fait l’objet d’une fiche biographique (ci-dessous, un exemple). À la fin de son activité, le H-Sonderkommando aura rempli 33 846 fiches et réalisé 3621 cartes de localisation.
Le fichier retrouvé
En mars 2016, un tabloïd norvégien reprend les informations d’un site Internet qui s’intéresse à l’historien Bjørn Helge HORRISLAND, chercheur et membre de la Société norvégienne des francs-maçons. Selon l’article publié, ce dernier, qui travaille à la recherche de bibliothèques spoliées pendant la guerre, aurait dévoilé, au cours d’un séminaire consacré aux livres volés, qu’une partie de la vaste documentation rassemblée par la section de recherches sur la sorcellerie serait abritée dans un dépôt de la bibliothèque nationale tchèque. Il aurait même précisé qu’il s’agissait de 13 000 livres, dont 6 000 auraient fait partie de la bibliothèque du siège de la franc-maçonnerie d’Oslo. Entreposée et oubliée dans ce lieu vers 1950, cette documentation n’aurait guère bougé depuis, le local ayant été longtemps interdit aux visiteurs extérieurs. La nouvelle est reprise par la presse internationale, qui trouve là l’occasion de rappeler les singulières recherches des SS et le “mysticisme nazi”.
Mais, contre toute attente, la bibliothèque nationale de Prague dément quelques jours plus tard qu’il s’agit de la “bibliothèque d’HIMMLER”. Les livres dont il est question sont majoritairement des ouvrages traitant de sujets “ordinaires”, bien loin de la sorcellerie et de l’occultisme. L’historienne Marcela STROUHALOVA, qui travaille avec la bibliothèque nationale pour identifier les livres spoliés et leurs propriétaires, déclare même que “tout l’article norvégien est de la science-fiction”. En vérité, la majorité des livres “trouvés” proviennent d’Allemagne à “trois exceptions près, dont l’un provient d’une loge norvégienne et comprend 7 volumes”. Elle ajoute que la grande majorité des ouvrages avaient 2 000 propriétaires différents identifiés, dont la plupart ont résidé en Tchécoslovaquie. En 1945, des milliers d’ouvrages confisqués par l’occupant avaient été retrouvés dans quatre châteaux de Bohême. La Bibliothèque nationale tchèque avait été chargée de la mission de trier l’ensemble et d’essayer d’en retrouver les propriétaires. Le reliquat – propriétaires non identifiés ou douteux, ou considérés à la libération comme des “personnes nationales non fiables”, c’est à dire les Allemands et Hongrois qui vivaient en Tchécoslovaquie avant guerre et avaient revendiqué une de ces nationalités après 1929 – avait ainsi été stocké.
Indubitablement, la collection de Prague n’a jamais été entre les mains ni d’HIMMLER, ni d’aucun autre membre du parti nazi. D’où vient alors ce cafouillage, doublé d’un bel emballement médiatique ? En fait la bibliothèque nationale tchèque fait partie du projet Books Discovered Once Again, auquel participe la Fondation Stiftelsen Arkivet de Kristiansand. Lors du séminaire de mars 2016, le rédacteur du site internet d’où est partie la rumeur a d’une part interprété de travers l’intervention de HORRISLAND et d’autre part il a assimilé bien hâtivement franc-maçonnerie et sciences occultes. L’historien norvégien traque en effet les bibliothèques confisquées aux loges par les nazis, mais les collections maçonniques étaient saisies par un autre service, le RSHA, service dépendant lui aussi de HIMMLER, mais consacré à d’autres missions. Lors de la débâcle de 1945, de nombreux services et archives ont été déménagés, dispersés ou détruits. Il n’est donc pas à exclure qu’un jour on retrouve, du moins en partie, la fameuse bibliothèque, pour l’heure encore introuvable.
Cette fausse piste aura eu en tout cas un grand mérite, celui de replacer la véritable Hexenkartothek sous les feux de l’actualité. On découvre finalement qu’à la fin de la guerre le fichier a été déplacé dans un château de Silésie et que, récupéré par les autorités polonaises, il a échappé de peu à la destruction. Puis il a été intégré aux archives de la voïvodie de Poznan où il est rapidement tombé dans l’oubli. Il ne sera véritablement “exhumé” qu’en 1980, par Gerhard SCHORMANN, un historien allemand qui travaille sur le thème des procès en sorcellerie en Allemagne.
C’est ainsi que, bien éloigné d’un objet initial qui consistait à alimenter la propagande nazie, le fichier de l’Ahnenerbe est désormais devenu, par une pirouette de l’histoire, une précieuse source documentaire sur la sorcellerie pour tous les historiens et les chercheurs.