Le livre, victime collatérale des conflits
En période de crise extrême, la culture se retrouve le plus souvent reléguée loin derrière les urgences induites par un conflit armé ou par la politique répressive d’un régime totalitaire. Quand la question de la survie devient primordiale, au point que tout le reste peut sembler dérisoire et futile, un acte culturel “gratuit” dénué d’idéologie sous-jacente peut être assimilé à une résistance intellectuelle, qui contrecarre, à sa modeste mesure, la barbarie ambiante. Ainsi, en pleine guerre, certaines personnes ont jugé indispensable de maintenir, au péril de leur vie, des bibliothèques en activité. Il y quelques années, au cœur même de la ville assiégée de Daraya, proche de Damas, un groupe d’amis, bientôt rejoint par des dizaines de bénévoles, a entrepris de rassembler des livres sauvés des ruines des habitations, des bâtiments officiels, des écoles et des mosquées. C’est ainsi qu’ils sont parvenus à constituer un fonds dans un local calfeutré du sous-sol de la ville, devenu pour l’occasion une bibliothèque ouverte à tous (ci-dessous, une interview de Delphine MINOUI, qui a relaté cette histoire dans Les Passeurs de livres de Daraya).
C’est sur une autre histoire incroyable et édifiante que nous allons nous attarder dans ce billet. Il s’agit de l’existence, pendant plusieurs mois, d’une bibliothèque dans le dernier endroit où on se serait attendu à en trouver une : le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau.
Fredy HIRSCH
Ce véritable “miracle” est dû à un personnage très étonnant, Alfred “Fredy” HIRSCH (ci-dessous).
Originaire d’Aix-la-Chapelle, cet athlète accompli émigre en Tchécoslovaquie en 1935 après la promulgation des lois de Nuremberg. Dans sa nouvelle patrie, il se consacre à l’éducation physique et à l’organisation d’événements sportifs, tout en étant par ailleurs un militant sioniste très actif. En mars 1939, quand les nazis s’emparent du pays, ils engagent aussitôt la persécution des Juifs, qui se trouvent peu à peu exclus de tous les espaces publics. Dans des conditions difficiles, HIRSCH et ses amis réussissent à organiser, à Hagibor, un local clandestin où se déroulent des activités sportives et des spectacles.
En décembre 1941, il est déporté dans le ghetto de Terezin, qui va devenir un centre de regroupement et une zone de transit vers les camps de la mort. Malgré des conditions de vie extrêmes et une forte mortalité, une certaine vie culturelle réussit à s’y épanouir. Dynamique et charismatique, HIRSCH, soucieux de maintenir le moral des internés, fait campagne en faveur de l’hygiène pour combattre les épidémies. Il organise des séances d’exercice physique, tout en participant à la mise en place d’écoles pour les plus jeunes. Hélas, malgré cette “parenthèse”, la plupart des enfants du ghetto finiront dans les camps de la mort.
En septembre 1943, c’est au tour de HIRSCH d’être envoyé à Auschwitz. Avec d’autres déportés de Terezin issus de plusieurs convois, il intègre une section du camp spécialement conçue pour eux : le camp “familial” BIIb. Ce camp expérimental est fait pour accueillir les déportés, sans sélection à l’arrivée et sans affectation dans des kommandos de travail comme le voudrait la règle nazie. Les Juifs y bénéficient d’un régime moins sévère qu’ailleurs, sans pour autant que leur vie quotidienne soit exempte de brutalité. Autorisés à garder leurs habits civils et à circuler dans l’enceinte de leur camp, les hommes, les femmes et les enfants sont répartis dans des blocs distincts.
Comme nous pouvons nous en douter, ce n’est pas un quelconque souci d’humanité qui guide les nazis car, en vérité, les arrivants seront gazés six mois plus tard. Ce traitement “privilégié” est simplement destiné à donner le change pour que les arrivants envoient des courriers rassurants aux proches restés à Terezin, où il est prévu qu’une visite de la Croix-Rouge ait lieu quelques mois plus tard. En effet, comble du cynisme, le ghetto a été “maquillé” pour devenir un village idéal “offert aux Juifs par le Führer ” ; véritable leurre destiné à berner le monde extérieur quant à la réalité du sort des Juifs dans l’Europe nazie. Un film de pure propagande y sera d’ailleurs réalisé à cette fin.
HIRSCH parvient à convaincre le responsable du camp de regrouper les enfants de moins de 14 ans dans un seul bâtiment, le bloc 31, qui est placé sous sa surveillance et sa responsabilité. À force de persuasion, il réussit à obtenir des améliorations substantielles pour ses protégés et s’efforce de leur imposer une hygiène stricte pour limiter leur mortalité. Reproduisant le système de Terezin, au prétexte d’apprendre des rudiments d’allemand aux jeunes, il met en place un système d’éducation clandestin en recrutant des professeurs qui dispensent des cours par petits groupes. Bien que démunis de fournitures, HIRSCH et ses amis réussissent l’exploit de constituer une bibliothèque, alors que les livres sont strictement interdits aux prisonniers dans l’ensemble d’Auschwitz-Birkenau. Celle-ci est très modeste puisqu’elle ne compte que huit ouvrages : un atlas de géographie, un traité de géométrie, Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas, un dictionnaire de russe, Le Brave Soldat Chveïk de Karel CAPEK, un roman russe non identifié à la couverture manquante, Short History of the World de H.G. WELLS et Les nouveaux chemins de la thérapie psychanalytique de Sigmund FREUD. Ce trésor est confié à la garde de l’autre personnage central de cette histoire, une jeune Praguoise de 14 ans nommée Edita POLACHOVA, plus connue sous le nom qu’elle adoptera plus tard : Dita KRAUS (ci-dessous).
Dita KRAUS
Celle qui deviendra pour la postérité la “bibliothécaire d’Auschwitz” a grandi entourée de livres. Son père avocat perd son emploi à l’arrivée des Allemands et la famille se trouve bientôt expulsée de son appartement. En novembre 1942, Dita est déportée à Terezin, où elle croise HIRSCH déjà aperçu à Hagibor. En décembre 1943, la jeune fille arrive au camp BIIb. C’est à cette adolescente courageuse et déterminée, assistée à l’occasion par un garçon du bloc, que va être confiée la périlleuse mission de conserver et entretenir la seule bibliothèque des prisonniers d’Auschwitz. C’est à elle qu’il incombe de cacher les livres et de les transporter jusqu’au bloc 31. Cette tâche est d’autant plus dangereuse que les fouilles sont fréquentes et que la délation reste toujours à craindre. Au début, elle dissimule les ouvrages dans des vêtements amples dotés de poches spéciales. Mais bientôt elle se trouve dans le collimateur du sinistre “docteur” MENGELE, officiellement chargé de superviser le baraquement des enfants. Par précaution, elle va donc devoir renoncer à les porter sur elle dans la journée, contrainte qui l’oblige à aller les chercher au fur et à mesure dans la cachette du jour. Malgré la peur constante d’être découverts et grâce à une solidarité sans faille, beaucoup d’enfants pourront suivre des cours pendant plusieurs mois et ainsi s’évader de la triste réalité de leur condition.
Mais le terme des six mois approchant, HIRSCH et ceux qui sont arrivés avec les convois de septembre sont transférés dans un bloc de quarantaine, avant, leur fait-on croire, d’être transférés dans un autre camp. HIRSCH, prévenu par la résistance du sort qui les attend, est sollicité pour déclencher un soulèvement ; mais il est retrouvé plongé dans le coma à la suite d’une absorption de Luminal. S’est-il suicidé ? A-t-il été victime d’un surdosage accidentel ou même assassiné ? On ne le saura jamais… Le même jour et le lendemain matin, 3 800 prisonniers sont exécutés, dont la moitié des enfants du BIIb, la supercherie du faux transfert ayant été préservée jusqu’au dernier moment.
Les survivants savent désormais à quoi s’attendre. Des sélections sont effectuées afin de garder les personnes jugées suffisamment en bonne condition physique pour être encore utiles. Dita, qui a menti sur son âge, et sa mère réussissent l'”examen” et peuvent quitter Auschwitz avec un millier de femmes dès le mois de mai, pour un camp de travail près de Hambourg. L’éphémère bibliothèque d’Auschwitz a vécu…
Le 23 juin 1944, une délégation de la Croix-Rouge internationale est invitée à Terezin, transformée en véritable décor de théâtre pour abuser les inspecteurs étrangers. Après cette ignoble parodie, le camp familial, qui n’a plus de raison d’être, est liquidé entre les 10 et 12 juillet suivants. Transférée à Bergen-Belsen en mars 1945, Dita, survivante du typhus, peut assister à la libération du camp le mois suivant. Rentrée à Prague, elle y retrouve Otto KRAUS, un des anciens instructeurs du bloc des enfants, qui deviendra son époux. En 1949, ils émigreront ensemble en Israël où ils deviendront enseignants.
Dita KRAUS, toujours en vie à l’âge de 92 ans, continue inlassablement d’apporter son témoignage. Ci-dessous, une de ses interviews.
Dans son ouvrage Une bibliothèque, la nuit, publié en 2006, Alberto MANGUEL évoque l’histoire de cette bibliothèque. La lecture de ce passage suscitera la curiosité de son compatriote Antonio G. ITURBIDE qui, après avoir rencontré KRAUS à de multiples reprises, écrira son roman La bibliotecaria de Auschwitz,. Ce livre est traduit en plusieurs langues et une adapation cinématographque est actuellement envisagée. Quant à la survivante elle a publié en 2020 son autobiogaphie, A Delayed Life, traduit en français et publié sous le titre Moi Dita KRAUS, la bibliothécaire d’Auschwitz.
Joan TARRAGO
Nous ne pouvions conclure notre billet sans évoquer un autre personnage extraordinaire mais moins médiatisé : Joan TARRAGO. Il s’agit d’un combattant républicain espagnol, réfugié en France en février 1939 et interné comme beaucoup de ses camarades. Engagé dans l’armée française en 1940, il est fait prisonnier par les troupes allemandes. Conformément à un accord passé entre FRANCO et HITLER, qui déchoit de leur nationalité les combattants républicains exilés, considérés comme apatrides, il est expédié en janvier 1941 à Mauthausen, un camp “d’extermination par le travail”. À partir de 1943, cet homme rassemblera dans un placard une bibliothèque constituée d’ouvrages que les prisonniers parviendront à conserver tant bien que mal. Celle-ci, qui comptera près de 200 volumes, permettra de maintenir une certaine vie culturelle dans cet endroit terrible. TARRAGO survivra à la guerre, se mariera puis s’installera en France, où il décèdera en 1979. Son histoire est relatée dans le documentaire ci-dessous (en espagnol), diffusé en 2019.
super intéressant ! merci. je ne connaissais pas…
Emmanuel
Un billet magnifique et passionnant, merci !