Une énigme en forme de sculpture
Depuis 1961, la ville de Langley en Virginie est mondialement célèbre pour abriter le siège de la Central Intelligence Agency, plus connue sous l’acronyme CIA. Au premier abord, il semblerait que le seul intérêt de ce complexe, composé d’austères bâtiments en béton brut, ne peut résider que dans les secrets cachés derrière ses murs. Mais l’Agence nationale de renseignements américaine, rebaptisée George Bush Center for Intelligence en 1999, recèle également une fascinante énigme que nous vous proposons d’évoquer dans ce billet. Contrairement aux opérations secrètes de renseignement et d’espionnage qui se déroulent loin des regards indiscrets, le mystère se présente sous la forme d’une sculpture contemporaine exposée au grand jour dans une des cours du quartier général de l’agence, en face de la cafétéria. À ce monument, inauguré le 3 novembre 1990, a été attribué le nom très évocateur de Kryptos (“caché” en grec ancien).
En 1988, la Commission des beaux-arts de la CIA – institution dont, avouons-le, nous ne soupçonnions pas l’existence – confie la conception d’une « sculpture cryptographique » à un artiste originaire de la région du nom de Jim SANBORN. Le cahier des charges décrit “un projet d’aménagement paysager, conçu pour rappeler les affleurements de pierres naturelles qui existaient sur le site avant l’Agence, et qui perdurera comme les montagnes”. La sculpture doit s’inscrire “dans un contexte géologique qui renforce le caractère « caché » du texte, comme s’il s’agissait d’un fossile ou d’une image figée dans le temps”. L’œuvre est composée de trois éléments : pierre, métal et bois. Ces matériaux s’agencent de la manière suivante : un bloc de granit et de quartz, entouré d’un bassin à bulles circulaire, voisine avec un tronc pétrifié de plusieurs mètres de hauteur et un écran métallique en cuivre de six mètres de longueur recouvert de vert-de-gris qui, partant de l’arbre, vient s’enrouler autour du bassin en adoptant la forme d’un S (ci-dessous, la sculpture vue recto verso). SANBORN a parsemé les abords du monument de dalles de pierre et des plaques de cuivre, dont certaines portent des messages rédigés en alphabet Morse, ainsi que des bassins et une rose des vents.
Le bois pétrifié symbolise l’ancienne forêt qui, jadis, occupait les lieux ; les minéraux évoquent la nature du sous-sol ; tandis que les bulles symbolisent les informations qui surgissent en permanence dans l’univers, avant de se disperser dans le cosmos. Mais la partie mystérieuse de l’œuvre, celle qui donne à cette sculpture toute sa renommée, est constituée de messages cryptés inscrits en alphabet latin sur les plaques métalliques (ci-dessous).
Ces inscriptions, composées de 1 800 caractères découpés à la scie, se trouvent regroupées dans quatre sections, dont chacune est censée délivrer un message. Pour rédiger ces textes, SANBORN est assisté par Edward SCHEIDT, un cryptographe chevronné qui a initié notre artiste novice à sa spécialité. Les textes choisis sont ensuite codés par SANBORN lui-même.
Le décryptage du Kryptos, un défi mondial
Dès lors, le défi du décryptage attise immédiatement la curiosité du monde entier, d’autant que le plasticien a laissé entendre que Kryptos renfermait une énigme qui ne pouvait être résolue qu’après avoir préalablement déchiffré les quatre messages gravés dans le métal. Ci-dessous, nous vous présentons la retranscription des quatre panneaux en question (les deux parties à gauche sont dans le demi-cylindre qui fait face à la cour ; les deux parties de droite, derrière le bassin, font face au bâtiment).
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Des foules d’informaticiens et de cryptographes amateurs ou professionnels se penchent alors sur des suites de lettres qui, à première vue, ont toutes les apparences d’un vulgaire charabia. De véritables “clubs”, blogs et forums de passionnés se forment pour entreprendre collectivement le déchiffrement des messages. Très vite, les déchiffreurs identifient dans la partie droite un chiffre de Vigenère, c’est-à-dire un code fonctionnant par substitution polyalphabétique. Cette section sert de clé d’entrée dans la partie gauche composée de 869 caractères. Les chercheurs découvrent ensuite que le concepteur du code a eu recours à trois systèmes de codage distincts, et qu’il a émaillé son texte de nombreuses chausse-trappes, comme des initiales, des mots décalés ou des fautes d’orthographe intentionnelles.
Il faudra attendre 1999 pour qu’un informaticien californien, du nom de James GILLOGLY, annonce officiellement avoir “craqué” trois des quatre messages. L’un d’entre eux reprend une description faite par l’archéologue CARTER lors de l’ouverture de la tombe de TOUTANKHAMON en 1922. Un autre texte dispense des indications sur le siège de la CIA, mais il est inintelligible pour le commun des mortels ; jugez-en : “C’était totalement invisible. Comment est-ce possible ? Ils ont utilisé le champ magnétique terrestre. x L’information a été recueillie et transmise sous terre à un endroit inconnu. x Est-ce que Langley est au courant de cela ? Ils devraient : Il est enterré quelque part. x Qui connaît l’emplacement exact ? Seulement WW [initiales de William WEBSTER, ancien directeur de la CIA de mai 1987 à septembre 1991]. C’était son dernier message. x Trente-huit degrés cinquante-sept minutes six virgule cinq secondes nord, soixante-dix-sept degrés huit minutes quarante-quatre secondes ouest.”
A posteriori on découvre que les trois textes avaient déjà été décryptés, en 1998, par un analyste de la CIA nommé David STEIN. Durant sept années, celui-ci a passé près de 400 heures prises sur ses pauses déjeuner à travailler sur l’énigme avec un crayon et un papier. Le récit de sa découverte, inconnu du grand public, sera publié dans un bulletin interne mais restera classifié pendant plusieurs années. Nouveau coup de théâtre en 2013, lorsque la NSA (National Security Agency) révèle que certains de ses membres ont déjà déchiffré ces mêmes textes… dès 1993 ! En effet, en 1991 des stagiaires en cryptanalyse s’étaient rendus à Langley pour les copier en vue de les décrypter, mais ils y avaient renoncé au bout de quelques semaines. L’année suivante, la CIA mettait la NSA, son agence concurrente, au défi de déchiffrer les fameux textes. Celle-ci créait un groupe de travail informel mené par quatre analystes qui, partant des notes des stagiaires et déjouant rapidement les “pièges” et les fausses pistes, parvenaient en quelques mois à traduire les fameux textes. Si nous nous fions à des mémos internes, ce serait en juin 1993 que le résultat aurait été transmis à la direction de la NSA, qui se serait empressée de le communiquer à ses “chers amis” de la CIA. Le goût du secret prévalant dans les deux institutions, l’annonce de la découverte ne sera pas divulguée, laissant à STEIN, puis à GILLOGLY, l’illusion d’avoir été les premiers à approcher du but.
À ce jour le mystère reste entier…
Malgré ces avancées, le mystère de Kryptos reste entier, car une section de 97 caractères, correspondant à la partie terminale du panneau inférieur gauche (dans l’image ci-dessus, elle correspond à la partie surlignée en rose, dite K4), n’a toujours pas été décodée. Or, elle est nécessaire pour comprendre l’ensemble de l’énigme imaginée par SANBORN. Celui-ci est d’ailleurs le premier surpris du succès de son code qui, depuis trente ans, résiste obstinément à des analystes parmi les meilleurs au monde. Grand prince, il a délivré trois indices, qui se présentent sous la forme de mots accompagnés de leur emplacement dans la dernière section à décrypter : en 2010, Berlin|64-69 ; en 2014, Clock|70-74. SANBORN a d’ailleurs déclaré à cette occasion que “vous feriez mieux de vous plonger dans cette horloge particulière […] Il y a plusieurs horloges vraiment intéressantes à Berlin” ; et enfin en janvier 2020, Northeast|26-34. Notre homme, qui ne livrera désormais aucun autre indice, espère bien voir sa petite énigme résolue de son vivant mais, pour le cas contraire, il a pris la précaution de remettre des enveloppes scellées à WEBSTER, et d’enfermer la solution dans un coffre.
Si ce défi vous tente, il vous est conseillé de consulter le site d’Elonka DUNIN, une développeuse de jeux vidéo qui s’est passionnée pour Kryptos, au point de devenir une des références mondiales sur le sujet ; autres sources d’information, le site TheKryptosproject, ainsi que ce reportage de CNN.
De son côté SANBORN, toujours très intéressé par la science physique, a beaucoup apprécié la réalisation de Kryptos, qui lui a ouvert de nouvelles perspectives artistiques. Depuis, il a élaboré d’autres œuvres “lumineuses” centrées sur des textes, des langues et des alphabets, comme Lingua, Cyrillic Projector, et A.,A.
Ci-dessous, nous vous proposons une petite vidéo qui retrace l’histoire de Kryptos et présente les modalités techniques des décodages effectués.
Si la cryptographie vous intéresse, nous vous renvoyons également à nos billets consacrés à à ce passionnant sujet : Dictionnaires, code et cryptographie (1ère et 2ème parties), Manuscrit codé et chasse au trésor : le Code de Beale, Le code du Copiale, Le Manuscrit Voynich.