La méfiance des sultans
Héritier de la très riche tradition encyclopédique arabo-musulmane, l’Empire ottoman connaît un coup d’arrêt au cours du XVIe siècle. Le clergé et les écoles coraniques commencent à voir d’un mauvais œil les ouvrages susceptibles de mettre à mal la pureté du dogme et de la foi. Les sultans, dont le pouvoir est à la fois temporel et religieux, craignent ce qui peut remettre leur pouvoir en question. Ils se méfient tout particulièrement de l’imprimerie, qui offre désormais la possibilité de propager les idées occidentales à grande échelle dans leur immense empire multiculturel. En 1483, BAJAZET II interdit l’impression des textes sacrés, suivi par SÉLIM Ier qui promulgue, en 1515, un décret encore plus sévère : toute personne convaincue d’utiliser une presse pour imprimer des livres en caractères arabes encourt la peine de mort. À la même époque, ce sont les Italiens qui éditent les premiers textes imprimés en caractères arabes. C’est ainsi que le premier Coran est imprimé en 1537 par un atelier vénitien. Les copies manuscrites ne sont pas touchées par ces interdictions, mais leur diffusion reste limitée voire confidentielle. Pour autant, ces contraintes, qui génèrent un retard technique certain, ne découragent pas des érudits de se lancer dans un projet encyclopédique au sein de l’Empire ottoman. L’un des plus célèbres, auteur de deux encyclopédies, se nomme Katip ÇELEBI.
Né à Constantinople en 1609, celui qui, à l’origine, s’appelle Mustafa Ibn ABDALLAH, est le fils d’un soldat devenu secrétaire dans l’administration financière de la Sublime-Porte et d’une mère issue d’une famille aisée de la ville. Dès son plus jeune âge, il apprend à lire le Coran ainsi que la grammaire et la calligraphie, un art dans lequel il fait preuve de réelles dispositions. À l’âge de quatorze ans, il est admis comme apprenti au bureau du commissariat de l’armée d’Anatolie, où il côtoie son père. Il apprend la comptabilité, les règles de la correspondance officielle, le turc, l’arabe, et maîtrise bientôt le persan et le latin, langues utiles dans l’administration impériale. Entre 1623 et 1635, son poste lui vaut de participer à plusieurs campagnes militaires, qui le mènent de l’Anatolie au Caucase et de la Mésopotamie à la Perse.
De retour dans sa ville natale, il occupe des postes administratifs plus sédentaires. Quelques années plus tard, un héritage substantiel le met à l’abri du besoin, lui permettant de se consacrer plus librement à ses grandes passions : l’érudition et l’écriture. Il a déjà profité de ses voyages et de ses casernements, en particulier à Alep, pour fréquenter assidûment les bibliothèques et se constituer une collection d’ouvrages. Il assiste aux conférences données à la grande mosquée Süleymaniye, se faisant rapidement une place dans les milieux savants et intellectuels de la capitale impériale. Il y gagne bientôt un surnom qui finira par supplanter son patronyme : Katip (scribe employé par le gouvernement) ÇELEBI (érudit). En effet, il s’intéresse à tout : mathématiques, astronomie, religion, linguistique, poésie, etc. Lecteur compulsif, il met à profit sa mémoire prodigieuse pour commencer à rédiger ses propres traités, dont deux compendiums historiques : le Fadhlakat al-Tawārīkh et le Taqwīm at-Tawārikh. À noter que, pour avoir effectué le pèlerinage à La Mecque, il est aussi, dans certaines sources, appelé HAJI KHALIFA.
Une imposante encyclopédie bibliographique
Depuis 1632 et son séjour à Alep, ÇELEBI travaille également à un projet plus ambitieux, inspiré de l’exemple donné par le grand historien-chroniqueur ottoman du siècle précédent, TASKÖPRÜZADE : le Kashf al-Zunun ‘an Asami al-Kutub wa al-Funun, c’est-à-dire “Levée du doute sur les noms des livres et des sciences”. Cette imposante encyclopédie bibliographique répertorie près de 15 000 livres, arabes, turcs et persans, ainsi que les noms de quelque 10 000 auteurs classés par ordre alphabétique. Cet ouvrage donne une définition de toutes les sciences, parmi lesquelles se retrouvent aussi bien la médecine, l’art vétérinaire, la minéralogie, la géologie, la géographie, l’exploitation minière, que la fauconnerie, la cuisine, la nature, l’élevage, l’agriculture, la pluie, le cadastre, les saisons, la botanique, les mers et les océans. Les différentes sections comprennent les titres, contenus, langues, dates de composition et traduction de plus de 25 000 œuvres, ainsi que les noms des auteurs et les dates de leur décès.
Véritable catalogue des œuvres les plus importantes produites par le monde arabo-musulman, cette encyclopédie demeure une source essentielle pour l’étude de la civilisation islamique des origines au XVIIe siècle. L’ouvrage, achevé en 1652, sera très utilisé par Barthélémy d’HERBELOT pour sa Bibliothèque orientale, publiée en 1697. Entre 1835 et 1858, traduit en latin, le livre est édité à Leipzig puis à Londres sous la forme d’un Lexicon Bibliographicum et Encyclopaedicum en sept volumes. La même année, il est imprimé pour la première fois en arabe au Caire (ci-dessous). Différents auteurs reprendront le manuscrit par la suite et le complèteront par des addenda.
La « Vision du monde » de ÇELEBI
Bien que très pieux, notre érudit défend le développement des sciences comme compatibles avec l’Islam, et s’oppose aux oulémas qui majoritairement les condamnent, position rétrograde qui expliquera plus tard le retard technique et le déclin géopolitique et militaire de l’Empire ottoman face à des nations plus offensives que jamais. Il est particulièrement sensible au fait que les études géographiques et la cartographie, autrefois domaines d’excellence dans la culture arabo-musulmane, restent quelque peu négligées depuis la mort de Piri REIS, alors même que depuis deux siècles les frontières du monde connu ont été considérablement repoussées. Il admet la supériorité acquise dans ce domaine par des Européens qui ont exploré, cartographié et conquis une grande partie du globe, pendant que la Sublime-Porte, dont les armées et l’administration sont pourtant présentes sur différents fronts et continents, est demeurée à l’écart des grandes découvertes. Afin de combler ce retard, il projette une encyclopédie destinée à actualiser les connaissances pour contribuer à l’édification de ses compatriotes.
Débutée vers 1648, cette encyclopédie de géographie moderne est intitulée Cihannümâ ; elle paraîtra également sous le titre de Jihannuma, soit “Vision du monde“. Pour la réaliser, ÇELEBI puise bien sûr dans d’anciens ouvrages arabes et persans, tout en s’appuyant sur les connaissances et l’assistance d’un ancien prêtre français converti sous le nom de Mehmed IKHLASI. Il va en grande partie baser son travail sur des traités occidentaux, en particulier sur le célèbre Atlas minor de Gerardus MERCATOR, dans sa version améliorée et augmentée en 1621 par Jodocus HONDIUS.
À partir de ces sources, il réalise une synthèse qui débute par la présentation de la Terre, des océans, des pôles et des continents, avant de présenter les différentes parties du monde, en allant de l’ouest vers l’est. Calligraphe et dessinateur de talent, il se distingue par des illustrations, à la fois élégantes et très soignées..
Ci-dessous, nous avons quelques exemples des cartes qu’il a réalisées. Nous reconnaissons ci-dessous la péninsule arabique, le nord du sous-continent indien, le Japon, la Malaisie, l’Insulinde, les Philippines et l’actuelle Indonésie.
ÇELEBI, mort d’une crise cardiaque en 1657, n’aura pas le temps d’achever un ouvrage qui s’interrompt au chapitre 41, consacré au Caucase et à l’Arménie. Certaines régions font l’objet de développements moins importants que d’autres, telles Venise, la France ou la Grande-Bretagne, sans que l’on sache si leur absence est due à un défaut de documentation, au manque de temps ou à un choix délibéré de sa part. Il sera également le premier à introduire sous ces latitudes la notion d’héliocentrisme.
À sa mort, sa bibliothèque sera vendue par sa veuve à un ouléma. Quelques années plus tard, Levinus WARNER, diplomate néerlandais et grand collectionneur de manuscrits, en achètera une grande partie qui est aujourd’hui conservée à Leyde.
La méfiance étatique envers l’imprimerie finira par s’estomper, les autorités prenant peu à peu conscience de la nécessité de moderniser l’Empire, sous condition que ne soit publié aucun ouvrage à contenu religieux. En 1726, İbrahim MÜTEFERRIKA, un écrivain, diplomate et traducteur d’origine hongroise, est autorisé à fonder la première imprimerie en caractères arabes de l’Empire ottoman. Entre 1729 et 1742, date à laquelle la corporation des copistes réussira à obtenir la fermeture de l’atelier, 17 titres seront publiés dont, en 1732, le Cihannümâ augmenté pour l’occasion de plusieurs cartes et chapitres, ainsi que d’un complément d’astronomie. Ce titre, qui deviendra le premier atlas imprimé de cette région du monde, exercera une influence décisive sur un autre grand encyclopédiste ottoman, Hezarfen HÜSEYIN. Après une nouvelle éclipse de plusieurs décennies, l’imprimerie en caractères arabes s’implantera, cette fois de façon définitive, au siècle suivant, pendant lequel la technique de la lithographie permettra de reproduire la calligraphie “à l’identique”. Dès lors, les ouvrages de ÇELEBI feront l’objet, et ce jusqu’à nos jours, de nombreuses rééditions.